Il est de bon ton aujourd’hui de nier ou de grandement minimiser l’histoire de la domination des Québécois par les Britanniques et les Canadiens. Il ne se passe plus une journée sans qu’on nous rappelle que nous ne sommes pas vraiment des colonisés, que notre histoire n’a pas été aussi pénible que plusieurs autres, que nous sommes les champions du racisme au Canada.
Parmi les nombreux pans omis ou normalisés de notre histoire, il y a celui de l’exode des nôtres vers les États-Unis entre les années 1840 et 1930. Une vraie saignée démographique. La seconde en liste après celle de la Conquête qui nous a privés d’environ un septième de notre population.
Cette histoire, pour peu qu’on veuille la savoir, est facilement accessible. Parmi les ouvrages récents, on peut lire l’étude – au titre on ne peut plus clair sur le sort qui nous a été réservé – A distinct Alien Race (Baraka Books) de David Vermette et celle de Patrick Lacroix, Tout nous serait possible (PUL), qui vient justement d’être publiée.
Les demi-blancs
Près d’un million de Canadiens français ont immigré aux États-Unis durant ce siècle. Au point où, en 1901, un tiers d’entre eux vivaient en Nouvelle-Angleterre. Les Canadiens français étaient si nombreux dans les États de l’Est que plusieurs croyaient même à une conspiration du Canada visant à envahir le territoire, tout comme plusieurs le pensent aujourd’hui à propos des Mexicains dans le sud du pays, fait remarquer Vermette.
La répression a été à la hauteur de la menace perçue. Les Canadiens français ont été persécutés par le KKK et plusieurs mouvements eugénistes. Ils étaient même la cible privilégiée dans certains États.
Même s’ils ont fortement participé à la Grande Guerre dans l’armée américaine, la haine envers eux n’a fait qu’augmenter dans les années 1920. Circulait alors aux États-Unis le mythe de la défection des Franco-Américains, s’appuyant sur les écrits des Canadiens anglais qui fustigeaient notre refus de participer à la conscription. Or, rappelle Vermette, ce n’est pas de la guerre que nous ne voulions pas, mais de l’obligation de combattre pour notre colonisateur britannique.
Les Canadiens français ont cherché à maintenir leur identité tout en étant loyaux aux États-Unis. Vermette explique que les Franco-Américains étaient perçus comme une « race distincte » par les nativistes. Parmi les motifs de haine, il y avait bien sûr le catholicisme et le français, mais il y avait surtout le fait que les Américains voyaient les Canadiens français comme « demi-blancs », trop métissés avec les Autochtones. Ils les appelaient même les « Chinois de l’Est » parce qu’ils avaient la réputation d’être « infatigables et dociles ».
La voie du pouvoir
L’étude de Lacroix va plus loin puisqu’il explique que, contrairement à ici, où la Survivance de notre culture tenait lieu de projet national, tout en acceptant la domination politique et économique canadienne-anglaise, la diaspora se politisait à grande vitesse, ouvrant la voie du pouvoir à plusieurs francophones. Les Franco-Américains se méfiaient beaucoup de l’Église puisqu’ils considéraient les évêques comme des assimilateurs.
Si l’apolitisme était ici la norme, les Franco-Américains, vivant dans un pays normal où le politique n’était pas accaparé uniquement par la majorité, ont su relever le défi du pouvoir et entrer dans l’Histoire. Et comme ils étaient dans le politique et non dans la Survivance, ils n’ont pas voté toujours d’une seule voix, même quand le candidat était francophone.
Ils comprenaient que la politique nécessite des alliances, des calculs, et que la culture n’est pas l’unique fondement des relations sociales. Selon Lacroix, les Franco-Américains, malgré la haine qu’ils ont subie, ont su atteindre les postes de pouvoir dans plusieurs villes et plusieurs États. Il s’agit d’une histoire de résilience et de succès qui ne coïncide pas avec la vision que l’on a de nous.
Et contrairement à ici, où l’idéologie conservatrice était largement majoritaire, poursuit Lacroix, les Franco-Américains ont su développer plusieurs courants politiques et moderniser leur identité. Mais – et c’est là la leçon de cet ouvrage – en se modernisant, ils se sont divisés et se sont laissés avaler par le grand tout américain, au point où la minorité canadienne-française est l’une des seules à ne plus actuellement avoir une vie associative digne de ce nom aux États-Unis, contrairement, par exemple, à la minorité irlandaise qui continue de célébrer son histoire particulière.
Quoi qu’il en soit, Vermette affirme que les Canadiens français « ont souffert plus que tout autre groupe des sentiments d’infériorité » auxquels les réduisaient les nativistes. C’est seulement à compter des années 1960, quand les francophones ont fini par « parler blanc », notamment à cause de leur incorporation massive dans l’armée américaine lors des deux guerres, mais aussi de la haine envers les minorités qui n’étaient réellement pas « blanches », ajoute Lacroix, qu’ils ont pu s’intégrer pleinement à la majorité anglo-saxonne.
Le respect avec un Québec indépendant
Selon Vermette, si avancer aujourd’hui que les Franco-Américains forment une « race distincte » semble ridicule, c’était ainsi qu’on les présentait il y a un demi-siècle. Chose intéressante par ailleurs : même en s’assimilant et en s’acculturant, les Franco-Américains vivent encore à ce jour dans de moins bonnes conditions économiques et sont moins éduqués que les autres peuples « blancs » qui ont souffert de la haine nativiste. Cela ne ressemble-t-il pas au cas des Québécois qui auraient supposément vaincu tout sentiment d’infériorité et toutes traces de discrimination ?
Ne pas reconnaître notre diaspora revient à nier un pan de notre histoire, faite d’exclusion, d’errance, mais aussi de transferts culturels et de métissage américain, au sens continental du terme. C’est aussi exclure une partie de notre histoire politique : l’existence d’une diaspora indique assez bien le désespoir d’un peuple qui préfère quitter un pays qui n’est plus sien.
Comment expliquer que nous n’ayons conservé pratiquement aucune mémoire de ces événements et encore moins de liens réels avec cette diaspora ? Il ne s’agit pas de se réclamer d’un Canada français d’Amérique qui nierait les frontières. Le Québec est aujourd’hui notre pays. Mais il faut réfléchir à cette réalité historique pour comprendre qui nous sommes.
Les études de Vermette et de Lacroix montrent que le prix à payer pour être perçu de façon positive est très clair : il faut s’assimiler, cacher ses origines, se fondre dans le grand tout anglo-saxon. Et c’est encore le cas au Canada où le Québec-bashing a de beaux jours devant lui et, si les méthodes sont plus subtiles aujourd’hui, le procédé reste le même : nous ne serons pas respectés tant que nous tiendrons à notre identité.
Malgré une vie associative forte jusqu’au milieu du 20e siècle, les Franco-Américains sont aujourd’hui presque pleinement assimilés au sein du melting pot. C’est bien le même sort qui nous attend au sein du multiculturalisme canadien.
Ce n’est pas parce que Radio-Canada nous sert de jolis reportages pour nous convaincre que la vie est belle pour les francophones qu’il s’agit de la vérité. Et même si c’était le cas, il s’agirait là d’un détail qui ne changerait rien au fond du problème. Les minorités francophones acceptent qu’elles ne forment pas une nation, pas un peuple en soi, qu’elles sont une minorité dans le grand tout canadien. La question pour le Québec est pourtant simple, et elle est politique. Est-il possible, encore pour quelques générations, de vivoter en français à l’intérieur du Canada ? La réponse est oui. Mais est-il possible de pleinement s’épanouir en tant que peuple et enfin vivre une vie politique et sociale qui nous ressemble ? Poser la question, c’est y répondre.
Vermette cite un homme qui, dans les années 1980, se rappelant son enfance au cours de laquelle il avait été battu de façon répétée parce qu’il était franco-américain, déclara alors : « Quand le Québec sera indépendant, nous pourrons alors obtenir un peu de respect ».
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