Les crises algéro- françaises fonctionnent comme des aiguillons de la mémoire historique algérienne. À chacune d’elles la mémoire des crimes coloniaux français, revient, s’exacerbe, s’approfondit, se développe. Et c’est particulièrement visible pour cette toute dernière crise. Au fond, c’est ainsi que se fait l’Histoire, dans les conflits, dans les affrontements, dans les ruptures, non pas l’Histoire des livres, mais celle des peuples, un patrimoine, une conscience collective, une culture nationale.
La particularité de la crise actuelle c’est que nous refaisons tous ensemble la lecture aussi bien de la lutte de libération nationale que de la longue résistance de nos aïeux au colonialisme.
C’est le temps qui construit les épopées historiques. Au fur et à mesure qu’il passe, le récit de la lutte de libération nationale prend de plus en plus d’ampleur, de plus en plus de profondeur, de densité, d’héroïsme. Tous les jours nous parviennent désormais des témoignages du combat de libération, comme une source intarissable.
C’est aujourd’hui un nouveau moment du récit historique, celui où, au-delà des chefs prestigieux que nous n’avons cessé de célébrer, apparait la multitude des héros anonymes. Ils prennent désormais un visage, ils prennent vie, on les raconte, ils deviennent chacun une légende, ils étaient partout, sur chaque pouce du territoire, dans le profond de l’Algérie, dans ses montagnes, ses forêts, ses campagnes, dans les sables des dunes et les roches du Hoggar, dans les oasis, dans les douars, dans les villes et les villages, ils étaient partout car ils étaient le peuple-héros. Chaque lieu, chaque pierre du pays désormais parle et on comprend mieux la défaite française. Elle était inéluctable, n’en déplaise à ceux qui aujourd’hui encore, y compris cachés parmi nous, veulent l’amenuiser.
Les ancêtres
On découvre émerveillés cette richesse infinie du combat libérateur et à quel point, en fait, on a pu la sous-estimer. On découvre aussi en même temps l’horreur des crimes du colonialisme, non pas comme des incidents, non pas comme des accidents mais comme une continuité depuis ce jour funeste de 1830 où la bête immonde débarqua sur notre terre.
C’est ce qui est nouveau, différent aujourd’hui. Notre regard à tous embrasse la lutte anticoloniale dans son unité historique, comme une totalité. Nous revenons vers les ancêtres et leur résistance opiniâtre, inlassable, surhumaine.
Nous découvrons alors, nous prenons conscience tous ensemble, intensément, que nous avons fait l’objet d’une tentative de génocide. Nous découvrons que nous sommes tous des survivants. Nous sommes saisis d’ une indignation inextinguible et d’une colère sans limite, mais aussi d’une reconnaissance, d’une affection, d’une tendresse infinies pour nos aïeux qui nous ont permis de survivre.
Karim Younés a écrit au sujet de ce projet génocidaire un texte édifiant (*). En voici quelques extraits.
– Après la destruction d’Alger, « Les villes alentour sans défense sont pillées, vidées de leurs populations, des villages du monde rural disparaissent, les récoltes sont incendiées. Les chemins de l’exode sont jonchés de corps d’enfants, de femmes, de malades, de vieillards. »
– « En 1832, quand Savary, duc de Rovigo, fait massacrer, en représailles d’un vol, la totalité de la tribu des Ouffas, il ordonne : « Des têtes… Apportez des têtes, bouchez les conduites d’eau crevées avec la tête du premier bédouin que vous rencontrerez. »
Le général Bugeaud donne pour consigne à ses hommes liges – Cavaignac, Saint-Arnaud, Canrobert, Pélissier : « Enfumez-les comme des renards. » Et quand Pélissier revient, mission accomplie, de son enfumade de la grotte du Dahra où sont morts plus d’un millier d’hommes, de femmes et d’enfants, il a ce mot, pour répondre à quelques bonnes consciences inquiètes : « La peau d’un seul de mes tambours avait plus de prix que la vie de tous ces misérables. »
Alexis de Tocqueville : « Que signifie coloniser ? C’est un nombre plus ou moins considérable de personnes des deux sexes, envoyées dans un pays pour l’habiter, le peupler, en défricher les terres, les cultiver, au profit des nouveaux venus ; en un mot, une population nouvelle qui vient heurter de front tous les intérêts des indigènes. »
– Pour l’historien Olivier Le Cour Grandmaison, « la colonisation de l’Algérie se serait ainsi traduite par l’extermination du tiers de la population, dont les causes multiples (massacres, déportations, famines ou encore épidémies) seraient étroitement liées entre elles ».
Et Victor Hugo, dans un discours datant du 18 mai 1879, d’applaudir : « Cette Afrique farouche n’a que deux aspects : peuplée, c’est la barbarie, déserte, c’est la sauvagerie !
(…) Allez peuples, emparez-vous de cette terre, prenez-la ! À qui ? À personne ! Prenez cette terre à Dieu ; Dieu donne l’Afrique à l’Europe ! »
Et en 2021, des algériens se rendent à l’Assemblée nationale française…
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Dans la crise actuelle, au moment même où la France à son corps défendant, du Président Emmanuel Macron à Éric Zemmour, a poussé ainsi les Algériens à approfondir leur mémoire pour aller jusqu’au bout de l’horreur coloniale, à ce moment même d’autres Algériens ont choisi d’aller à l’Assemblée nationale française pour demander l’aide et l’intervention de la « France civilisatrice » dans la lutte pour la démocratie en Algérie ».
Vendredi 15 Octobre 2021, je suis sur Internet, et je découvre en direct, ces Algériens. Je les regarde, je les écoute, stupéfait.
Ils s’appliquent à décrire dans le détail » la répression et les atteintes aux libertés d’opinion en Algérie ». Ils rivalisent d’ardeur pour dresser un tableau noir de la situation en Algérie, comme s’ils faisaient rapport à la puissance tutélaire.
Leurs phrases sont laborieuses. Ils s’efforcent d’user du bon français qu’ils pensent être d’usage dans l’enceinte parlementaire. Dans des tournures de phrase compliquées, ils cherchent à ne pas laisser l’impression qu’ils demandent l’intervention française. Mais, malgré toutes ces précautions verbales, il n’est question que de cela. C’est ainsi qu’ils préconisent, je cite mot pour mot, une « méthode d’approche commune…avec le peuple français dans la lutte contre le système politique qui domine l’Algérie depuis l’indépendance ». « Depuis l’indépendance », notons le bien, c’est-à-dire depuis le départ de la France d’Algérie. Réédition des Algériens qui, avant 1954, allaient présenter leur doléances à l’Assemblée française. N’ont-ils donc rien appris de l’histoire de leur peuple ?
On nous dira que ce qu’ils disent, des atteintes aux libertés d’opinion, et même de la répression, est vrai. Oui, certes, et alors, et après, a-t-on envie de dire ? Un soldat va-t-il passer à l’ennemi parce que son commandement est incompétent ou parce qu’il prend des décisions condamnables. Dire des vérités est-il suffisant pour se légitimer ? Qui mieux qu’Israël par exemple ne décrit la réalité des régimes arabes. Faut-il donc la soutenir ? Les mêmes mots, dits par des opposants patriotes, en Algérie, auraient une toute autre signification.
Le toboggan de la trahison est glissant et insidieux. Il s’accompagne toujours d’un discours de justification dans lequel on veut entrainer les autres, car la trahison isolée est insupportable. La justification, ici, c’est la démocratie, qui est vécue comme une priorité absolue en dehors de toute autre considération nationale. On trahit « de bonne foi », par amour de la démocratie.
De la trahison sincère
Tout le problème, semble-t-il est là, le rapport entre la conscience nationale et la conscience démocratique. On glisse, et de bonne foi, vers la trahison, une « trahison sincère » lorsque l’attachement à la démocratie l’emporte sur celui à la nation. Quand on est prêt, par exemple, à demander une intervention étrangère, directement ou indirectement, au nom des valeurs démocratiques comme cela s’est passé ces deux dernières décennies, en Libye, en Syrie, en Irak, et comme le font certains de nos démocrates de l’étranger.
Historiquement c’est la conscience nationale qui a créé la conscience démocratique. La conscience démocratique seule, sans la conscience nationale, est une conscience démocratique abstraite, une coquille vide, sans surmoi, sans maison, sans pays, sans objet où s’appliquer, sans nation. Une conscience démocratique qui peut aller jusqu’à envisager une intervention étrangère pour atteindre ses buts, sombre inévitablement et se dévoie. En 1871, la Commune de Paris avait dirigé ses armes contre l’armée prussienne malgré l’imminence du danger versaillais.
Au fond qu’est-ce qu’un traitre ? C’est quelqu’un qui n’agit pas avec les siens, c’est quelqu’un qui agit avec un autre pays, contre son propre pays, qui est prêt, comme il dit, « à s’allier au diable » pour atteindre ses objectifs, et qui sépare les idéaux démocratiques dont il se réclame des moyens pour les réaliser. Ce qu’il dit peut être vrai, mais c’est ce qu’il fait qui n’est pas juste. Jean Paul Sartre disait : « l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il fait ».
Reste à savoir comment tout cela est possible. Comment conscience nationale et conscience démocratique peuvent s’éloigner l’une de l’autre, s’opposer, se contredire. On peut noter que ce n’est jamais le cas des nations occidentales, des nations qui n’ont jamais été colonisées. Verrait-on des Américains ou des Britanniques ou des Espagnols venir se plaindre à un autre pays de leur gouvernement ? Verrait-on des ressortissants étrangers manifester dans les rues françaises ? Non, là, dans ces nations, on sait toujours faire la différence entre l’État, la nation d’un côté et le pouvoir, le gouvernement, de l’autre. On tient à sauvegarder l’image du pays. On n’y confondra pas Trump ou Bush avec les États Unis, ou Emmanuel Macron avec la France. On ne viendra pas assiéger l’ambassade ou le consulat de son pays parce qu’on est contre le pouvoir. On saura faire la différence. On mettra le respect de son pays, la défense de son pays, celle de l’État national au-dessus de tout, on n’oubliera jamais que là est la priorité quelle que soit la situation. Ce conflit patent entre conscience nationale et conscience démocratique est donc bien la marque des pays dominés.
C’est donc finalement dans la persistance de liens coloniaux, matériels et immatériels, qu’il faut chercher, en profondeur, le secret de ce conflit entre conscience démocratique et conscience nationale, et de l’altération de celle-ci.
La deuxième décolonisation
Le 15 février 2017, le futur président Macron dit, à Alger, que « la colonisation est un crime contre l’Humanité ». Presque 10 ans avant, le 12 décembre 2012, le président Hollande avait dit que « le colonialisme était un système profondément brutal et injuste ». Dans les deux cas, l’addition de l’épithète « français » au mot colonialisme est soigneusement évitée. Il en reste une proposition générale, abstraite, théorique vidée de sa substance historique concrète : « le colonialisme ». Le colonialisme devient simplement un système, comme le serait par exemple le capitalisme, et le système colonial, donc, une fatalité historique, qui ne concerne pas spécialement la France, mais toute une époque. Ce qui peut permettre alors de parler du « colonialisme turc », et, pourquoi pas tant qu’on y est, du « colonialisme arabe en Algérie », comme le font d’ailleurs certains Algériens eux-mêmes.
Telle est finalement le fondement de l’idéologie coloniale française. Bien séparer le colonialisme et la France. Or le colonialisme en général n’existe pas. Ce qui existe ce sont des colonialismes avec leur existence concrète, avec leurs particularités historiques.
Et aujourd’hui, comme hier, ce dont il s’agit, c’est de la particularité du colonialisme français et non du colonialisme en général.. Les autres empires coloniaux, pourtant peu tendres en la matière, par exemple le britannique, disent que le colonialisme français a été d’une brutalité unique. On est d’ailleurs perpétuellement étonné qu’un colonialisme aussi cruel ait pu trouver des partisans aussi motivés chez ses victimes, et aujourd’hui encore, comme nous le montre cette sordide réunion à l’Assemblée nationale française. Pourtant, pas très loin, au « musée de l’Homme », au Trocadéro, ils auraient pu découvrir des étagères encore couvertes de centaines de crânes algériens.
Cette cruauté de la colonisation française, nous la découvrons toujours plus, au fur et à mesure qu’avance notre mémoire douloureuse, stupéfaits que nous sommes, sidérés devant tant d’horreurs et de crimes. Certes nous savions, mais pas comme ça, pas avec cette lucidité. Nous savions pour la guerre de libération nationale, quoique nous en découvrons sans cesse les nouveaux crimes. Mais pour la période de 1830 jusqu’à elle, la période désormais qui se dévoile peu à peu nous horrifie ainsi qu’elle horrifie le monde. 5 millions de morts dit-on, sans parler de la sauvagerie coloniale.
Il faut peut être ici se demander pourquoi cette ignorance. Il y a peut-être là un facteur culturel, la langue, la culture française. Comment être contre ceux dans la langue desquels on s’exprime, on parle, on écrit. Et de là est née, une autre particularité de l’idéologie coloniale française, une France à deux visages, avec l’un, celui du colonialisme, et l’autre, celui de la culture et des droits de l’homme, celui-ci servant à légitimer celui-là. Tout cela a fonctionné longtemps parfaitement, notamment chez ceux des algériens qu’on est parvenu à couper de leur culture, et qui étaient prêts d’autant plus à s’émerveiller de celle de l’autre qu’ils n’avaient plus la leur, qu’ils n’avaient plus de repère, plus de point de comparaison. Ils étaient mûrs pour adorer leur bourreau.
Victor Hugo, Lamartine, Jules Ferry, Tocqueville venaient cacher le spectacle des charniers et du génocide. Mais soudain, aujourd’hui, on s’aperçoit que ces « grands hommes » n’étaient pas l’exception à la règle, mais la règle elle-même, la justification du système, le fard, le maquillage de son visage hideux. Que d’Algériens sont tombés dans le piège et se sont attachés précisément à faire la différence entre la France et le système colonial. Cela a été à l’origine de bien des illusions politiques, de bien des trahisons, commises de surcroit de bonne foi, hier et jusqu’à aujourd’hui.
S’il y a bien une particularité de l’époque actuelle, c’est que nous entrons en Algérie, en Afrique, et partout dans le monde dans une deuxième décolonisation, une deuxième libération. Le mouvement s’amorce à peine mais il est certain. Dans le monde entier, ce mouvement où les peuples retrouvent la mémoire s’étend, déboulonnant les statues de l’esclavagisme et du colonialisme, qu’elles soient militaires, politiques ou intellectuelles, dénonçant tous les génocides d’Amérique, d’Asie, d’Oceanie et d’Afrique, nettoyant les écuries d’Augias de l’Histoire pour pouvoir enfin reprendre le fil de leur propre histoire.
(*) Karim Younés, , « Rafraichissons la mémoire des amnésiques », Journal Le Soir d’Algérie,4 octobre 2021
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir