La question de la gratuité de l’eau élémentaire pourrait fédérer divers courants des gauches sociales et écologiques. Oui, mais de quelle eau parle-t-on ? Comment la produire ? Quelles leçons tirer des expériences en cours ? Ce texte reprend en partie un chapitre du livre-manifeste Gratuité vs capitalisme (éditions Larousse).
L’eau n’est devenue payante qu’au XXe siècle sous prétexte de progrès, que résumait le fameux slogan « eau courante à tous les étages », et avec l’essor des entreprises privées spécialisées. Le droit à l’eau existait depuis longtemps, d’abord garanti par des travaux collectifs, puis par la mise en place de fontaines et de lavoirs publics. L’eau, devenue marchandise, ne garantit plus le droit à l’eau. Il ne suffit plus d’être un humain encore faut-il être solvable. Un golf est plus solvable que des enfants de bidonville, aussi a-t-il priorité. 2,6 milliards d’humains (soit 40 % de la population mondiale) n’ont ainsi pas accès à l’eau potable et à l’assainissement de base. 50 millions sont atteints chaque année de maladies véhiculées par l’eau et 4 millions en décèdent. La Banque mondiale reconnaît que « près de 1,6 milliard de personnes – presque un quart de l’humanité – vit dans des pays ayant une rareté physique en eau et annonce que d’ici à vingt ans, ce chiffre pourrait doubler ». La quantité d’eau potable par humain devrait encore baisser d’un tiers en vingt ans et de 50 % dans les 40 ans. L’OMS estime que cinq cent millions à un milliard d’humains se trouveront alors en état de pénurie et deux milliards et demi en situation critique. Lors d’un entretien, Danielle Mitterrand attirait mon attention sur le fait que « Ce n’est pas un problème de pénurie puisque la biosphère est constituée de 90 % d’eau, mais un problème lié à l’usage que l’homme en fait (…) Il est reconnu que si nous ne changeons pas la façon de penser l’eau dans le monde, l’humanité sera en danger de disparition ».
Le capitalisme, en faisant de l’eau une marchandise, a transformé cette ressource en imposant ses infrastructures et technologies. L’eau capitaliste n’est plus l’eau précapitaliste et il serait stupide de préconiser de rendre cette eau-marchandise… gratuite. Cette prétention serait vouée à l’échec tant la logique capitaliste est présente du début à la fin du processus de production et de gestion. C’est pourquoi l’eau-marchandise n’est pas seulement mauvaise socialement mais aussi écologiquement et même politiquement. L’eau-marchandise n’est pas plus soluble dans l’écologie ou le social que l’écologie et le social ne s’avèrent solubles dans le capitalisme.
Les nappes phréatiques sont largement polluées et leur niveau baisse. Le changement climatique entraînera des ruptures d’ici 2050. Le gaspillage est environ du tiers en raison des choix technologiques. Le débat n’est donc plus de savoir si on souhaite conserver le système de gestion de l’eau en l’état mais par quoi le remplacer : la fuite en avant vers toujours plus de capitalisme et d’extractivisme est possible, comme en témoignent les projets de désalinisation de l’eau de mer. Les choses sont simples à cet égard. Désaliniser l’eau de mer à petite échelle peut être une solution locale mais il serait impossible de généraliser ce procédé pour deux raisons. L’eau de mer désalinisé a un coût de revient bien supérieur aux capacités financières de l’immense majorité des humains. Cette fuite en avant technologique ferait donc davantage de victimes. La désalinisation à grande échelle poserait, en outre, un problème de gestion du sel qui viendrait directement polluer des terres arables (sauf à utiliser des semences OGM capables de résister au sel…). La marchandisation accrue de l’eau a un autre visage presque ordinaire avec l’explosion de la consommation d’eau en bouteille plastique. L’objectif est donc de passer du régime de l’eau-marchandise, admettant, certes, à sa marge des dispositifs d’assistance pour les pauvres, à un système reposant sur le droit à l’eau des personnes. L’eau marchande a échoué, alors pourquoi pas l’eau gratuite ?
La reconnaissance du droit à l’eau
Le mouvement altermondialiste mondial est né en 2000 à Cochabamba, quatrième ville de Bolivie, avec des manifestations géantes contre la privatisation du service public municipal de l’eau. Cette guerre de l’eau symbolise la résistance au capitalisme. Sous la pression, les Nations-Unies ont proclamé, le 28 juillet 2010, que « le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit fondamental, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme ». Ce combat contre l’eau-marchandise fut d’abord celui des courants de « l’écologisme des pauvres ». Les pays du Sud sont beaucoup plus en avance que ceux du Nord. Ainsi le droit à l’eau a été constitutionnalisé dans de nombreux pays, l’Afrique du Sud, la Colombie, l’Equateur, l’Ethiopie, la Gambie, l’Ouganda, Panama, l’Uruguay, le Venezuela, la Zambie, les Philippines, etc. Il a été reconnu, également, par la loi dans d’autres pays comme l’Algérie, l’Argentine, le Burkina Faso, l’Indonésie, la Mauritanie, etc.
La France a pris, dans ce domaine, de nombreux engagements en ratifiant le Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels ; en signant la Charte sociale européenne avec le Protocole « Eau et santé » dit de Londres ; en approuvant la Convention d’Helsinki, etc. Le droit à l’eau relève, également, du droit au logement, reconnu constitutionnellement, puisque le logement ne se limite pas aux murs mais s’étend aux éléments de confort minimaux, comme le chauffage, l’électricité, le téléphone et l’eau. Je précise que le droit à l’eau comprend l’obligation de mettre à disposition des équipements sans fuite, afin de favoriser des économies.
Les belles promesses ne manquent donc pas mais le droit à l’eau, considéré pourtant comme essentiel, n’est toujours pas respecté.
La Fondation France-Libertés Danielle Mitterrand a donc lancé une grande campagne « pour une eau libre, potable et gratuite ». Eau libre car 60 % des communes françaises, représentant 80 % des usagers, ont délégué la distribution de l’eau aux trois grands groupes privés Véolia Environnement, Suez et Saur. Lorsqu’une société privée gère l’eau potable d’une commune, les usagers payent une facture en moyenne 27 % supérieure à la facture d’une régie publique et jusqu’à 44 % dans le cadre d’une gestion intercommunale. Eau libre parce qu’elle ne l’est plus dès l’instant qu’on la capte pour la mettre en bouteille ou qu’on la puise dans des nappes phréatiques profondes. Eau potable parce nous passons notre temps à la polluer, les fleuves le sont à 80 %, les nappes à 60 % et bientôt n’auront de l’eau potable que ceux qui pourront la payer. Eau gratuite, car il faut 40 litres par jour et par personne pour vivre dignement. Ce devrait donc être un devoir que de mettre en œuvre cette gratuité. Un pour cent du budget mondial de l’armement financerait les infrastructures nécessaires à l’accès à l’eau de tous les humains. Mais tant que les gouvernants s’en tiendront à l’idée d’un « besoin » en eau au détriment d’un droit à l’eau on n’avancera pas ! Danielle Mitterrand ajoutait : « L’eau est instrumentalisée, manipulée, prise en otage par des communautés, des Etats, des entreprises… au détriment des peuples. L’eau est une ressource naturelle vitale au même titre que l’air. Elle ne peut être la propriété de quiconque ni être assimilée à une marchandise. L’eau doit être libre et considérée comme un bien commun, patrimoine de l’humanité, accessible à tous. »
J’anime, depuis quinze ans, de nombreux débats sur la question de l’eau, aux côtés de mon ami Gabriel Amard, l’un des premier élu à avoir adopté la gratuité de l’eau vitale en tant que Président de la communauté d’agglomération des Lacs de l’Essonne (Viry Chatillon et Grigny). Gabriel Amard rompt le 1er janvier 2011 le contrat qui le liait à Veolia et crée une régie publique de distribution d’eau. Il est obligé de continuer à acheter l’eau à la Lyonnaise des eaux, mais projette de se raccorder, dès 2013, à la compagnie publique Eau de Paris. Le géant tente alors de déstabiliser la communauté d’agglomération en passant un contrat avec Vae Solis, un cabinet de conseil en stratégie de communication et gestion de crise, pour « limiter, réduire, en la discréditant sur le fond » la communication de l’agglomération concernant sa régie. Suite aux révélations de l’hebdomadaire Marianne, Gabriel Amard, porte plainte pour « trafic d’influence » contre une filiale de la Lyonnaise des eaux et le cabinet de lobbying chargé de « discréditer » sa politique de remunicipalisation de la distribution de l’eau.
J’avais co-organisé, en 2010, avec Gabriel Amard le premier Forum international sur la gratuité du service public et des biens communs. La gratuité de l’eau faisait naturellement partie du menu. A cette occasion, Danielle Mitterrand donna un exemple concret des conséquences inéluctables de la marchandisation de l’eau : « L’exemple le plus percutant est celui d’une multinationale de l’eau titulaire d’une concession à Soweto. Cette société a demandé que soient fermées les fontaines existantes et gratuites au prétexte que celles-ci constituaient une concurrence déloyale. En lieu et place cette société a ouvert et installé des postes d’eau accessibles seulement grâce à des cartes prépayées. Quand la carte est épuisée, toute une famille est privée d’eau » . Danielle Mitterrand reprenait alors la proposition en faveur de la gratuité de l’eau vitale : « La marchandisation dans un système de privatisation signifie que lorsque nous mettons sur une table deux verres plein d’eau, l’un géré par une multinationale et l’autre par le service public, un tiers du verre de la multinationale sert à rétribuer des actionnaires, alors que le service public consacre les trois tiers au service de l’eau, sans profit (…) Nous proposons que ce service soit gratuit pour les 40 litres (chiffre conseillé par l’OMS) nécessaires à vivre sa vie avec un minimum de salubrité et de dignité ».
Quel volume d’eau gratuit ?
J’ai évoqué, jusqu’à présent, la gratuité de l’eau de façon générique. Mais personne n’envisage la gratuité pour n’importe quel usage ! J’avais eu un long débat avec Danielle Mitterrand et je maintiens qu’il ne s’agit surtout pas de revendiquer la gratuité de l’eau vitale. Nous aurions tout à perdre à inscrire notre combat dans l’horizon de la survie biologique, comme le suggère le terme de vital. Faut-il préférer parler de gratuité de l’eau élémentaire ou essentielle ? Les organismes internationaux ont adopté cette définition puisque le droit stipule que toute personne a le droit de disposer en permanence d’eau potable en quantité suffisante pour répondre à ses besoins élémentaires, ainsi que le droit de disposer d’équipement assurant son hygiène, son intimité et sa dignité et d’utiliser les services et réseaux d’assainissement dans des conditions compatibles avec ses ressources.
Commençons donc par la gratuité de 20 ou 40 litres par jour/personne, comme le pratiquent déjà de nombreuses villes, en caressant, cependant, l’espoir que les citoyens souhaiteront aller beaucoup plus loin dans le respect de la gratuité du bon usage. Pourquoi payer en effet son eau le même prix pour faire son ménage, laver sa voiture, arroser son jardin ou remplir sa piscine privée ? L’eau est le domaine où les gens perçoivent le plus facilement la nécessité d’aller vers un système de tarifs différenciés. A partir du moment où on distingue des usages (et non des quantités abstraites de consommation) comment refuser l’accès à ce qui est essentiel ? Faisons confiance aux usagers de l’eau redevenus maîtres de leurs usages pour faire les bons choix en tenant compte des connaissances. C’est aux experts d’informer, c’est ensuite aux citoyens de trancher ! Je livre donc au débat citoyen les chiffres de l’Académie de l’eau. La consommation élémentaire n’est pas de 20 ou 40 litres par jour mais de 100 litres par jour pour une personne, 150 litres pour deux personnes, 180 pour trois personnes et 200 pour quatre. Il va de soi que le principe de gratuité couvre aussi le coût des abonnements.
Concernant la France, une soixantaine de villes ont instauré la (quasi) gratuité de l’eau « vitale » comme Roquemaire ou Libourne. A Roquemaire (BDR), chaque usager a droit à 30 M3 d’eau potable par an (pour un euro) depuis une décision de 2011. La ville pratique trois niveaux de tarification, une tarification « solidaire » jusqu’à 30 m3, une tarification « responsable » jusqu’à 120 m3 et une tarification dite « de confort » au-delà. Fait notable : cette (quasi) gratuité n’a pas provoqué une augmentation de la consommation d’eau, bien au contraire, elle a même baissé malgré l’afflux de population. La ville de Libourne (qui pratique aussi la gratuité des transports en commun) a instauré la (quasi) gratuité des 15 premiers M3 d’eau facturés à 0,10 euro le M3 soit un budget total de 1,5 euros pour satisfaire les besoins « vitaux »…
La gratuité de l’eau, une réponse à l’urgence sociale
Le système marchand accepte toujours un secteur non marchand marginal pour combler les failles du marché dixit les économistes. Les politiques d’aides sociales sont fondées sur ce principe, chacun doit d’abord essayer de payer puis la collectivité aiderait les défaillants. Les aides sociales sauvent donc le principe même du marché pour les insolvables en les considérant simplement comme des assistés… La gratuité ne cherche pas à intégrer chacun au marché. Elle efface, au contraire, toute considération initiale entre pauvres et riches pour en établir une entre bons et mauvais consommateurs. Celui qu’on montre du doigt n’est plus celui qui ne peut pas payer, mais celui qui gaspille au détriment des autres et de la ressource ! Chacun a droit à une certaine quantité d’eau gratuite et on demande pour cela ni de montrer ses papiers ni de justifier de son usage. Cette dotation est, bien sûr, individuelle et donc proportionnelle au nombre d’occupants par logement même si on peut admettre une dégressivité (on ne lave pas le sol deux fois si nous sommes deux résidents). La gratuité permet donc d’agir efficacement car elle est une mesure préventive et non curative comme les aides sociales. Les villes qui instaurent la gratuité de l’eau « vitale » sont des laboratoires, mais l’objectif est que la loi généralise ce principe.
La classe politique joue au grand cœur mais un quart des départements n’ont pas prévu de volet « Eau » dans le cadre des « Fonds de solidarité pour le logement » (FSL) et dans ceux qui en possèdent un, il n’y a pas toujours de « versement eau » possible faute de provisions financière, et lorsque ces provisions existent, elles sont insuffisantes, bien que plus de la moitié des personnes qui pourraient y prétendre légalement n’en font pas le demande… Ainsi sur plus de 500 000 ménages bénéficiant d’un échéancier de paiement en raison de leurs difficultés, 70000 seulement sont aidés ! Le député Jean Glavany ajoutait qu’une grande majorité des personnes parmi les plus démunies vivent en habitat collectif et que dans une grande majorité des cas, il n’existe pas de facturation individuelle de l’eau potable, donc, faute de facture, il leur est impossible de saisir le FSL et en conséquence de recevoir des aides. Les coûts de la procédure sont d’ailleurs estimés à 2 millions d’euros pour un montant total d’abandon de créances de 2,5 millions…. Les dépenses, supportées par le FSL, au titre de l’eau, ne représentent finalement que 10 millions d’euros (contre 60 pour l’énergie).
Les mésaventures de la proposition de loi déposée entre 2013 et 2017 (N° 1375) visant à « la mise en œuvre effective du droit humain à l’eau potable et l’assainissement » sont symptomatiques des blocages de la classe politique française. Le candidat Hollande avait promis, dans ses engagements de campagne (N° 42), une tarification progressive « afin de garantir l’accès de tous à ces biens essentiels ». La loi du 15 avril 2013, dite « loi Brottes », a apporté les instruments juridiques aux municipalités qui souhaitent mener des actions de tarification sociale (pouvant aller jusqu’à la quasi-gratuité) mais ces mesures sont soumises au bon vouloir des élus locaux, or en période d’austérité l’imagination et le courage ne triomphent pas ! Cette proposition de loi visait donc à contraindre les élus, mais de façon tout de même assez prudente en distinguant trois situations : pour toutes les communes, l’obligation d’installer et d’entretenir des points d’eau potable d’accès public gratuit et non discriminatoire ; pour les seules communes de plus de 3500 habitants, l’obligation d’installer des toilettes publiques gratuites et pour celles de plus de 15000 habitants des douches publiques gratuites…
Cette proposition, qui n’avait rien de révolutionnaire, fut, cependant, repoussée par le Sénat en février 2017, sans que l’Assemblée ne l’impose comme elle en avait juridiquement la possibilité. Elle prévoyait aussi d’instaurer le principe d’un encadrement du taux d’effort maximal en fixant un seuil du revenu des ménages que la facture d’eau et d’assainissement ne devait pas dépasser, un seuil maximal de 3 % est retenu, depuis 2006, par le PNUD et repris par de nombreuses associations humanitaires.
Le ministère de l’écologie estimait, en 2012, que 3 % des ménages dépassaient ce seuil de 3 % ce qui permettait d’estimer l’effort nécessaire à 50 millions d’euros annuels. Cette aide préventive devait être financée par la majoration de la taxe sur les eaux embouteillée (dont le taux actuel est de 5,4 euro par M3 et qui rapporte déjà 52 millions d’euros). Augmenter la taxe à 0,5 centime d’euro par litre d’eau vendu en France aurait rapporté les 50 millions d’euros nécessaires. Cette suggestion était intéressante car les producteurs d’eau en bouteille ne paient qu’une redevance infime pour le prélèvement aux Agences de l’eau (de l’ordre de 0,01 centime par litre), bénéficiant ainsi d’un accès quasi-gratuit à l’eau, pourtant défini, par le Code de l’environnement, comme faisant partie du « patrimoine commun de la nation ». Faire financer la gratuité de l’eau (quel que soit le mode de calcul) par ceux-là même qui bénéficient, presque gratuitement, de ce bien commun était un juste retour des choses, d’autant plus qu’ils en font un mésusage certain, en vendant l’eau en bouteille 120 fois plus chère que l’eau du robinet et en commettant des dommages écologiques conséquents (bouteilles à base de pétrole, pollution liée aux transports, publicité). La gratuité faisait du tort aux marchands d’eau en bouteille. Tant mieux ! Des politiques incitatives doivent aller dans ce sens, en généralisant par exemple ce que des villes expérimentent déjà. Faisons des châteaux d’eau des œuvres d’art (le musée des nuages) ! Distribuons aux enfants des écoles des verres (en verre) incitant à boire la meilleure eau qui soit, celle du robinet !
La gratuité de l’eau ou le langage de la vérité
Les coupures d’eau sont la conséquence de l’échec des politiques sociales et non pas de l’imprévoyance des usagers/consommateurs. C’est pourquoi il est normal qu’elles soient strictement interdites ! Un pays qui accepte qu’on coupe l’eau à une famille ne respecte pas ses propres engagements (inter)nationaux en matière de droit à l’eau. Ce thème est si sensible que Marguerite Duras avait publié en 1987 “ Le coupeur d’eau ” dans le recueil La vie matérielle (POL). La France, comme beaucoup d’autres pays, a adopté le 16 avril 2013 une loi interdisant formellement toute coupure d’eau (résidence principale). Cette loi a été efficace puisque nous sommes passés de 150000 coupures par an à 7500 pour 13,5 millions d’abonnés. Je précise que cette illégalité court pour l’eau toute l’année mais seulement du 1er novembre au 15 mars pour l’électricité et le gaz. Les marchands d’eau ont tout tenté pour faire capoter cette loi en distinguant, par exemple, la coupure d’eau de la réduction du débit. Véolia et la SAUR (autre géant de l’eau) ont même déposé une QPC, Question Prioritaire de Constitutionnalité, car ils soutenaient que l’interdiction de toute réduction de débit était « une atteinte excessive à la liberté contractuelle et à la liberté d’entreprendre ». Cette QPC est rejetée en 2015 mais des distributeurs d’eau continuent pourtant à violer allègrement la loi et coupent l’eau, parfois sans préavis. Véolia a ainsi été condamné pour avoir coupé ou réduit l’eau, une des victimes, porteuse d’un important handicap, a été obligé de (sur)vivre sans eau pendant deux années. J’avais eu l’occasion de défendre, lors d’un forum national de la désobéissance que je co-organisais avec la ville de Grigny (Rhône) un employé licencié parce qu’il avait refusé de couper l’eau à des familles dans le besoin (et celui d’électriciens dans le même cas). Les coupures illégales restent une affaire rentable puisque les amendes ne représentent rien par rapport aux frais imputés aux clients. La seule solution serait donc de délictualiser ces violations à un droit humain considéré (inter)nationalement comme essentiel.
La gratuité de l’eau élémentaire est donc le seul langage de la vérité. Le système capitaliste préfère sauver les apparences en envoyant des factures, puis en engageant des actions contentieuses, alors qu’il est interdit de couper l’eau et même d’en réduire le débit. Ce système est donc un cache-sexe sur une vérité qu’on refoule.
Comment financer la gratuité de l’eau ?
Ce modèle de l’eau-marchandise, déjà socialement et écologiquement désastreux est également économiquement pervers. Si la majorité de l’eau potable (80 % en France est distribuée et vendue par des sociétés privées qui dégagent de substantiels profits, les peuples ne s’y retrouvent pas et les collectivités non plus. Les maladies, liées à la pénurie d’eau potable, représentent un milliard de journée de travail perdues et les décès se comptent par millions. le prix de l’eau augmente plus vite que l’inflation notamment dans les grandes villes car l’eau est produite avec des technologies trop coûteuses mais qui rapportent davantage aux actionnaires. Le système marchand se trouve dans une situation impossible car il devrait faire baisser les consommations au regard des enjeux écologiques, en réalisant, pour cela, des investissements considérables mais ses recettes sont fondées sur les consommations. Le capitaliste a enfin inventé au 20e siècle les guerres de l’eau aux conséquences humaines, écologiques et économiques monstrueuses.
La gratuité contre le gaspillage
L’eau a été gratuite durant des millénaires sans susciter de gaspillages puisque sa gestion était assurée politiquement. Il ne s’agissait pas de faire n’importe quoi et la collectivité veillait. Le capitalisme a fait perdre une partie de la décence ordinaire mais toutes les expériences, tant dans les pays du Sud que du Nord, prouvent que la gratuité (ou quasi-gratuité) de l’eau ne suscite pas le gaspillage, bien au contraire ! Les bénéficiaires ont même tendance à l’économiser davantage, non pas pour de hautes considérations écologiques, sociales ou politiques, mais, tout simplement, pour ne pas atteindre le seuil payant… L’idée reçue selon laquelle la gratuité de l’eau générerait des gaspillages repose sur le soupçon que les pauvres gaspilleraient dès qu’ils le peuvent. Le gaspillage croît avec le pouvoir d’achat. Les personnes à revenu modeste utilisent en moyenne 90 litres d’eau par jour, les personnes aisées jusqu’à 200 litres. Cette moindre consommation ne s’explique pas par le manque de ressources mais par un rapport différent aux ressources, donc aussi à l’eau, selon les milieux. Il convient d’ailleurs de rappeler que la consommation domestique d’eau potable baisse depuis dix ans, puisque nous sommes en moyenne à 148 litres contre 165 en 2004. La qualité des installations et certains réflexes se développent. Les WC consomment 12 à 6 litres d’eau selon le choix de l’usager, une douche représente 30 à 100 litres contre 75 à 200 pour un bain. L’arrosage du jardin avec de l’eau de pluie est mille fois préférable à l’utilisation de l’eau du robinet, de 1000 à 2000 litres par heure.
La gratuité (ou quasi-gratuité) de l’eau existe, d’ailleurs, dans le cadre de l’eau-marchandise mais pas pour les activités qu’il faudrait. Ainsi, les riches paient l’eau beaucoup moins chère que les pauvres, à travers un système de subventions dont bénéficient les complexes touristiques, l’agriculture productiviste, les activités extractivistes. Un rapport du PNUD donne quelques chiffres éloquents : les habitants des bidonvilles de Djakarta, Manille, Accra paient leur eau cinq à dix fois plus chère que ceux de Londres ou de New York, car ils recourent à des moyens non conventionnels, comme des « camions citernes » et doivent systématiquement passer par des intermédiaires… En France, la profession agricole ne paie pas les coûts d’acheminement et de dépollution supportés par les usagers domestiques, alors que l’agriculture, responsable de 33 % de la pollution organique et de 75 % de la pollution azotée, ne contribue qu’à hauteur de 1% à la dépollution. Les industriels paient mais reçoivent des aides.
L’eau doit être produite qu’elle soit une marchandise ou gratuite. L’eau-marchandise est produite à la façon d’une marchandise c’est-à-dire que le premier objectif reste la valeur apportée aux actionnaires. Le lecteur peut dormir tranquille, les profits des grands industriels de l’eau se portent bien, mieux que le droit à l’eau ou que l’eau elle-même. Tout le reste est subordonné à cet objectif, y compris la taille des réseaux, le choix des technologies, le taux de perte acceptable… Le « courtermisme » règne dans la gestion de l’eau comme ailleurs. Je ne referai pas le procès des marchands préférant exposer quelques principes que la démarchandisation permettrait de garantir.
La gratuité de l’eau, expression d’un droit humain imprescriptible, vise, également, à la réduction massive des consommations. La population mondiale a été multipliée par trois en un siècle mais la consommation d’eau l’a été par sept. Elle devrait encore doubler d’ici vingt ans. Il n’existe pas de seuil maximum et, si rien n’est fait, la France atteindra demain la consommation obscène des Etats-Unis. Un Nord-Américain consomme presque deux fois plus d’eau potable qu’un Français. La responsabilité en incombe à des modes de vie trop gourmands, aux gaspillages, notamment dans le secteur agricole, aux fuites dans les grands réseaux de distribution, ainsi qu’à une surconsommation irresponsable des individus les plus riches.
La gratuité permet de mettre en œuvre les politiques écologiques que le capitalisme ne veut pas ou ne sait pas faire comme l’attestent des dizaines d’années d’incurie. Ainsi la ville de Libourne accompagne l’adoption de la tarification progressive de tout un dispositif d’économie en se donnant un objectif de réduction de 10 à 30 %. Le kit d’économie, proposé par la ville, se compose de matériels simples comme des régulateurs de débits et des joints d’étanchéité afin que les usagers puissent les installer eux-mêmes. Les fuites peuvent représenter 15 à 20 % de la consommation : un goutte-à-goutte c’est quatre litres d’eau par heure soit 35 m3 par an, une chasse d’eau qui fuit c’est vingt-cinq litres par heure soit 220 m3 par an.
La production locale d’eau
La gratuité est d’abord un pari sur la production locale de l’eau. L’humanité consommera demain de l’eau produite localement comme elle se nourrira de produits locaux et utilisera de l’énergie locale ! Cette eau, issue de circuits-courts, prendra au maximum appui sur des technologies douces, souvent liées à des pratiques ancestrales oubliées, plutôt que de miser sur des solutions high-tech, comme la désalinisation de l’eau (déjà évoquée) ou les « arbres » photovoltaïques (panneaux photovoltaïques fixés autour d’un tronc) fournissant de l’eau potable (et de l’électricité), un « arbre » produisant 25 litres d’eau potable par jour et jusqu’à 45 litres en plein désert. Parmi les technologies locales et conviviales, la production d’eau issue du brouillard ou de la rosée, la collecte des eaux de pluie et aussi la réutilisation systématique des eaux usées . Ce livre ne suffirait pas pour exposer toutes ces technologies qui apportent une eau locale abondante et bon marché.
Le recyclage des eaux grises
Paul D. Reiter, directeur de l’international Water association, appelle à en finir avec le principe du système marchand qui veut que « l’eau ne serve (en la polluant) qu’une seule fois » ! La gratuité fait le pari du recyclage des eaux grises issues des usages domestiques (douches, lavabos, évier, lavage du linge, de la vaisselle, des sols, eaux de cuisson). Leur recyclage reste interdit en France (pour des motifs sanitaires) mais se développe dans d’autres pays, pas plus malades que nous, comme les Etats-Unis, le Japon, l’Australie. Des scientifiques ont mis au point des techniques efficaces permettant d’utiliser l’eau de façon réitérée (grâce notamment à la séparation des eaux usées des toilettes des autres eaux grises), réduisant ainsi de 40 à 60 % les besoins d’adductions en eau. Ces techniques réalisent une production nette d’électricité par la codigestion des eaux usées et des déchets ménagers et permettent la récupération de la chaleur produite directement par les eaux grises. Qu’attendons-nous pour nous inspirer de ce qui se fait depuis des années à Singapour ou dans certaines villes nord-américaines ? Israël utilise 70 % de ses eaux usées et vise un taux de 90 %. Ce recyclage locale des eaux grises doit se faire en privilégiant les technologies peu nocives pour l’environnement comme les procédés membranaires utilisés pour les eaux souterraines, de surface ou même usées (la membrane agit directement comme un filtre laissant passer l’eau et retenant les solides et autres substances, sans aucun ajout chimique et pour une dépense énergétique faible).
Des réseaux beaucoup plus petits
La gratuité, en privilégiant la production locale et le recyclage, permet de construire des réseaux de distribution beaucoup plus petits afin de réduire les pertes estimées à plus du tiers de l’eau. Les experts de l’université de Darmstadt ont calculé que la taille optimale d’un réseau se situe entre 20 000 et 70 000 personnes. Paul D. Reiter ajoute que le choix de réseaux de taille réduite permet aussi de réaliser des stations de traitement très intégrées dans les quartiers et éventuellement recouvertes de parc paysager, certains imaginent même des espaces ou des murs écologiques qui recycleraient les eaux usées tout en offrant un habitat urbain pour la faune et la flore. Les experts avancent qu’une bonne gestion de l’eau de pluie passe par la création de toitures végétalisées, voire de chaussées à « structure réservoir », dans le but de combattre l’effet « ilot de chaleur » qui caractérise de plus en plus les villes en période de canicule.
La collecte des urines
Le système marchand a besoin de vendre toujours plus d’eau, aussi fait-il, dès qu’il le peut, l’impasse sur les alternatives économes. La collecte sélective des urines en donne un bon exemple. La gratuité aidera à sortir de la dégradation de la qualité des eaux, du fait des niveaux de pollution et de la baisse des débits des cours d’eau durant la période d’étiage liée au changement climatique. Les gros débits facilitaient la dilution des polluants rejetés par les stations d’épuration. Une des solutions passe par la collecte sélective des urines, ce qui suppose des logements disposant de cuve de stockage et un système de collecte organisé auprès des usagers. En déséquilibrant le ratio optimum entre l’azote, le carbone et le phosphore, l’urine empêche les bactéries de se développer et de réaliser l’épuration des eaux usées. La collecte sélective des urines constitue une alternative à l’assainissement classique, d’autant plus que les aspects techniques sont largement maîtrisées (stockage, collecte, transport, traitement) grâce aux expériences. C’est pourquoi le Service public de l’assainissement francilien (SPAF) vient de lancer une étude pour anticiper cette mutation nécessaire. La collecte des urines est même qualifiée de nouvel « or vert ». L’humanité produit chaque jour sept millions de tonnes d’urine, substance riche en azote et en phosphore donc excellent fertilisant qui pourrait être utilisé comme engrais en agriculture.
Quelle réforme juridique ?
L’eau a naturellement un coût car il faut la prélever, la traiter, la stocker, la distribuer, l’évacuer, l’assainir, bref la produire. Son financement actuel repose, en France, sur deux grands principes : « L’eau paye l’eau », c’est-à-dire que les usagers doivent supporter l’essentiel des dépenses liées à sa gestion ; le budget des communes pour le service de l’eau et de l’assainissement doit être, en outre, autonome, les recettes doivent équilibrer les dépenses et le « consommateur pollueur » paie, via les redevances pollution.
La gratuité impose de mettre en cause le cadre juridique de l’eau-marchandise. Il faudra dépasser le principe « l’eau paie l’eau », instauré par l’Etat (pour contrer ses propres malversations). Ce principe, qui a pour lui l’apparence du bon sens, prive la société des moyens financiers permettant de faire de l’eau un bien commun. La faiblesse des ressources se retourne contre la qualité du service. Le minimum n’est même plus assuré en terme de renouvellement des réseaux (qui atteignent souvent 100 ans alors que la durée moyenne devrait être de 50 à 75 ans) sous peine de multiplier les fuites. Commençons donc par retirer l’assainissement et la « défense incendie » de la facture et mettons, parallèlement, en œuvre des péréquations et des mutualisations de moyens !
Le passage de l’eau-marchandise à l’eau gratuite suppose d’arbitrer entre des conflits d’usages (domestique, industriel, agricole) et entre différents types d’eau en fonction des types d’usages concernés. L’humanité ne pourra plus longtemps continuer à mélanger l’eau qui sert à l’alimentation, aux toilettes ou à l’entretien des locaux. L’eau ne doit plus rester une marchandise qu’achètent (et que gaspillent) des consommateurs mais devenir des eaux toujours différenciées, selon les usages, et dont la gestion appelle le renforcement de la démocratie des usagers maîtres de leurs usages.
Pour aller plus loin : Gratuité vs capitalisme (Larousse)
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir