SOTT FOCUS: L’illusion d’une « liberté illimitée » ou les tentations de la tyrannie

SOTT FOCUS: L’illusion d’une « liberté illimitée » ou les tentations de la tyrannie

Lorsque Chigaliov, l’un des révolutionnaires des Démons de Fiodor Dostoïevski [ouvrage plus connu en français sous le titre Les Possédés – NdT], expose son « système d’organisation du monde », il admet s’être « empêtré dans mes propres données ». Confronté à la logique brutale de son idéalisme, il est obligé de concéder que sa conclusion « contredit directement l’idée originale sur laquelle je m’appuie ». Son postulat de départ, familier à des générations de révolutionnaires, est le concept de « liberté illimitée ». Au lieu de conduire Shigalyov vers l’utopie qu’il imagine, elle le conduit sur un chemin qui aboutit au « despotisme illimité ». Loin d’être perturbé par cette découverte désagréable, Shigalyov solutionne sa dissonance cognitive par un sentiment plus profond de la justesse de sa vision : « En dehors de ma solution de la formule sociale, aucune autre ne peut exister. » L’agitateur révolutionnaire voit ses idéaux s’effondrer en leur contraire, mais cela n’entame en rien la certitude avec laquelle il s’y accroche.

Destruction de statues, 1967

© Getty Images
Destruction des statues pendant la Révolution culturelle de 1967

Cent ans après la publication des Possédés, un autre groupe de révolutionnaires a pris d’assaut les portes de la maison ancestrale de Confucius à Qufu, en Chine. En juillet 1966, les gardes rouges ont profané les tombes des ancêtres de Confucius. Ils ont brisé les cercueils, les ont pillés pour en extraire des bijoux et des reliques, et ont suspendu les restes humains aux arbres. Un témoin se souvient de la « puanteur des cadavres. Cela vous donnait envie de vomir. » Les gardes rouges décapitaient les statues des amis et de la famille de Confucius, avant de renverser la statue de Confucius lui-même, de lui placer un bonnet de cancre sur la tête et de le traîner dans les rues tout en humiliant et en frappant ses disciples. Cette procession macabre s’est terminée lorsque les révolutionnaires ont jeté la statue dans un feu. La Révolution culturelle de Mao — avec sa promesse d’éradiquer les vieilles habitudes, les vieilles coutumes, la vieille culture et les vieilles idées — avait commencé.

Note du traducteur : Il est difficile de ne pas comparer ce qui précède à certaines des déclarations d’Emmanuel Macron — et d’autres ailleurs, tous adeptes du partenariat public-privé mondial et de ses mécanismes de gouvernance multipartite. Surtout si l’on se souvient que l’homme placé par ses gourous à la présidence de la République française a publié en 2016 un essai intitulé Révolution. L’a-t-il vraiment écrit ? ou son contenu émanait-il tout droit de l’académie pour apprentis despotes de Klaus Schwab ?. Comme le disait Franklin Delano Roosevelt, le hasard n’existe pas en politique.

Deux événements. L’un fictif. L’autre historique. La même descente idéaliste vers la tyrannie. Ce que Shigalyov décrit dans Les Possédés est la transformation platonicienne de la liberté en servitude. Dans La République, Platon décrit comment, dans les sociétés démocratiques, le « désir insatiable de liberté […] prépare le terrain pour la tyrannie ». Plus les gens sont libres, plus ils en veulent aux limitations de cette liberté et condamnent comme oppression les progrès déjà réalisés, mais qui leur semblent toujours insuffisants. Lorsque les hiérarchies s’effondrent et que l’ordre se désagrège, les gens perdent leur structure et leur sens. Le parent craint l’enfant, le vieux craint le jeune. Une tyrannie du silence étouffe la liberté d’expression, et les citoyens s’autocensurent de peur que leurs opinions soient considérées comme « déplaisantes ou despotiques ». C’est dans ce climat que le tyran émerge avec la promesse qu’il est le seul à pouvoir offrir la « liberté illimitée » de Shigalyov, et le peuple tombe volontairement dans l’étreinte du « despotisme illimité ».

Dans Spider Eaters [non traduit en français – NdT] — une remarquable autobiographie sur son rôle dans la révolution culturelle maoïste — Rae Yang décrit comment les élèves des écoles, collèges et universités les plus huppés ont attaqué et tué leurs professeurs. En 1966, alors que la statue de Confucius était profanée et détruite, Yang était une élève de 15 ans dans une école d’élite de Pékin. En tant que membre de l’élite chinoise, elle était consciente de son statut et méprisait ceux qui ne partageaient pas son privilège. Elle se félicitait du fait que seuls deux élèves de son école étaient issus de familles d’ouvriers et se moquait des élèves qui ne parvenaient pas à entrer dans les meilleures écoles, les décrivant comme « définitivement inférieurs ». Cependant, les enseignants de Yang refusaient souvent de valider l’image qu’elle avait d’elle-même. Elle a vécu cela comme une humiliation, et lorsque la Révolution culturelle a éclaté, elle a juré de « prendre sa revanche ». Cette vengeance a pris la forme de Séances de lutte, de passages à tabac et de soutien au meurtre des ennemis de classe, y compris ses professeurs.

L’explication de cette descente dans la tyrannie se trouve au sein même de notre nature. Aujourd’hui, alors que les corps humains semblent n’être guère plus que des abstractions, il est impoli de discuter de la nature de notre espèce. Cependant, comme l’ont découvert Shigalyov et Rae Yang, le désir qu’un idéal soit vrai ne le rend pas tel. Dans son remarquable ouvrage intitulé Hierarchy in the Forest [non traduit en français – NdT], l’anthropologue Christopher Boehm réfléchit à l’échec inévitable de l’idéal communiste. Dans son exploration des hiérarchies de domination chez les chimpanzés, les cueilleurs humains et les sociétés tribales, Boehm conclut que le marxisme a conduit à la terreur parce que son « ingénierie sociale était inepte : le plan n’a pas été élaboré en tenant compte de la nature politique humaine ». Les êtres humains, poursuit-il, ont toujours vécu avec « une certaine forme de hiérarchie », et le désir de les effacer interprète mal notre nature. Lorsque cette ignorance est liée à une idéologie qui essentialise l’identité du groupe et collectivise la culpabilité, le résultat se traduit par un exercice tyrannique du pouvoir sous couvert de liberté et de justice. De telles idéologies sont toujours accompagnées d’une eschatologie de la libération — lorsque les ennemis de classe, la bourgeoisie, les suprémacistes blancs ou les patriarches seront vaincus, une paix perpétuelle régnera sur la Terre.

Comme le note Boehm, en dépit de son impraticabilité désastreuse et de sa naïveté scientifique, cet idéal collectiviste capte « le cœur de tous les opprimés rancuniers », qui s’imaginent qu’en se débarrassant de leurs oppresseurs, ils peuvent mettre fin à l’oppression elle-même. Un coup d’œil à n’importe quel moment de l’Histoire devrait suffire à réfuter cette hypothèse. Pour ne prendre qu’un exemple parmi tant d’autres, un texte védique vieux de 2 000 ans, connu sous le nom de Manusmriti, divise les gens en quatre castes — prêtres, guerriers, marchands et serviteurs — et plus de 30 000 sous-castes. Sous ces castes se cachent les Dalit (littéralement, les « écrasés » ou les « brisés »). Ils sont la base misérable sur laquelle l’édifice entier de la caste est construit. Pourtant, lorsque l’occasion se présentera, même les castes les plus inférieures exigeront que la vengeance s’exercent sur les plus faibles. En 2002, les violences intercommunautaires au Gujarat ont conduit à un massacre de musulmans par des hindous. Des Dalits et des membres de tribus indigènes ont été acheminés par bus pour participer au massacre. Réfléchissant à ces événements dans Field Notes on Democracy [non traduit en français – NdT], Arundhati Roy a observé que ceux qui ont été

« méprisés, opprimés et traités pire que des déchets par les castes supérieures pendant des milliers d’années, ont joint leurs mains à celles de leurs oppresseurs, pour se retourner contre ceux qui ne sont que marginalement moins malheureux. »

Lorsque j’étais dans ma vingtaine — je gérais des refuges pour sans-abri — ma première expérience de travail avec la grande pauvreté et le dénuement. J’ai exercé mon premier emploi dans un « wet shelter », ce qui signifie que les résidents étaient autorisés à entrer s’ils étaient sous l’influence de l’alcool ou de la drogue. Ils ne pouvaient pas « consommer » sur place, ils sortaient donc pour prendre la drogue de leur choix et revenaient ensuite à l’intérieur. Dans la rue, les sans-abri m’apparaissaient comme une masse indifférenciée de misère. Chacun d’entre eux avait une histoire d’abus, de privation, d’autodestruction ou de malchance à raconter. La nuit, ils dormaient dans un dortoir et leur sommeil était ponctué de gémissements, de cris et de cauchemars. Pourtant, la vie dans le refuge était définie par ses propres hiérarchies de domination : qui s’asseyait sur la meilleure chaise, qui se faisait prendre l’argent de la sécurité sociale, qui était battu et humilié.

Note du traducteur : Ce qui est décrit ci-dessus a été développé de façon magistrale par Soljénitsyne dans son ouvrage majeur, L’Archipel du Goulag. Voir notre article L’âme et les barbelés — Une « liberté « muselée ».

Lorsque j’ai commencé à travailler avec des groupes plus jeunes, la domination était marquée par une agressivité et une violence encore plus grandes. L’ordre dans le refuge était maintenu par une alliance entre ceux qui se trouvaient au plus bas de la hiérarchie de la domination (la majorité) et les travailleurs comme moi qui agissaient en tant qu’agents de la loi. La stabilité du foyer dépendait de cette fragile coalition, qui devait être suffisamment forte pour protéger les plus faibles et les plus vulnérables, tout en offrant la possibilité d’un emploi et d’un logement à ceux qui étaient capables de s’en sortir. Cette situation constitue un microcosme de la tâche à laquelle nous sommes confrontés dans les démocraties libérales.

Cette soif de domination est universelle, ce qui explique pourquoi ces sociétés vivent en perpétuel état de siège. Pour Christopher Boehm, le moyen d’empêcher cette soif de devenir tyrannique est de se tourner vers ce que Steven Pinker appelle « les meilleurs anges de notre nature ». En pratique, cela signifie créer ce que Boehm appelle des « hiérarchies de dominance inversées », dans lesquelles des groupes subordonnés forment des coalitions pour limiter le pouvoir d’individus despotiques. Cependant, Shigalyov, Rae Yang et des générations de révolutionnaires idéalistes concentrent leur rage contre les individus uniquement dans la mesure où ils représentent des groupes définis comme « oppressifs ». Lorsque la lutte pour la liberté est formulée de cette manière, elle sombre inévitablement dans la vengeance, la violence collective et — si elle n’est pas maîtrisée — le génocide. Comme l’a montré le propre statut d’élite de Yang dans la Chine maoïste, les membres de l’élite culturelle s’identifient volontiers à des outsiders afin de se venger d’ennemis réels ou imaginaires. Et lorsqu’ils mettent la main sur les manettes du pouvoir, il est inévitable qu’ils répètent — et parfois intensifient — les formes mêmes d’oppression qu’ils combattaient autrefois.

Si Shigalyov mettait l’accent sur le chemin qui va de la « liberté illimitée » au « despotisme illimité », le Grand Inquisiteur dans Les Frères Karamazov, le dernier grand roman de Fiodor Dostoïevski, met en lumière la faiblesse de l’âme humaine qui rend un tel voyage possible. Ivan Karamazov raconte l’histoire d’un Grand Inquisiteur qui rend visite à Jésus en prison. Se moquant de la conviction de Jésus selon laquelle « l’homme ne peut pas vivre seulement de pain » et que les gens désirent avant tout être libres, l’inquisiteur déclare :

« Je vous dis que l’homme n’a pas de souci qui le tourmente plus que celui de trouver quelqu’un à qui il puisse remettre le plus rapidement possible ce don de la liberté avec lequel la misérable créature est née. »

Si un tyran nous soulage du fardeau de la quête de libération, et si nous abandonnons notre individualité à la volonté du groupe, les récompenses de cette soumission et la vengeance que nous pouvons exercer sur des ennemis réels ou imaginaires justifieront le prix de la liberté. Actuellement, des groupes historiquement marginalisés tentent de restreindre la liberté d’expression, celle là-même qui a contribué à les élever à une position de domination culturelle. La liberté est facilement abandonnée par l’attrait du pouvoir.

L’antidote aux tentations de la tyrannie ne peut, prévient Boehm, être construit sur un idéal identitaire. Il ne peut être atteint que par « la glorification et l’autonomisation de l’individu ordinaire ». Cette démarche n’exige pas un statu quo perpétuellement statique ni de tolérer des hiérarchies de domination inflexibles. Elle signifie plutôt l’évolution continue de ces hiérarchies qui, au fil du temps, deviennent plus ouvertes, plus tolérantes et moins despotiques. C’est ce changement progressif qui définit le succès improbable et fragile des démocraties libérales.

Cependant, plus nous devenons tolérants, plus les tentations de recourir à la tyrannie sont grandes. Ces tentations ont conduit James Madison, le quatrième président des États-Unis, à demander dans The Federalist, n° 51,

« Qu’est-ce que le gouvernement lui-même, sinon la plus grande de toutes les réflexions sur la nature humaine ? Si les hommes étaient des anges, aucun gouvernement ne serait nécessaire. Si les anges gouvernaient les hommes, aucun contrôle externe ou interne du gouvernement ne serait nécessaire. »

Après avoir émigré aux États-Unis, Rae Yang a appris à « chérir la liberté et à valoriser la dignité humaine ». Imaginez donc à quel point il doit être décourageant pour de nombreux Étatsuniens d’origine chinoise — qui ont suivi le chemin de Yang en fuyant la Révolution culturelle — de voir ses impulsions reproduites dans une société [supposée ou dite -NdT] libre. En février 2021, la Chinese American Citizens Alliance Greater New York a critiqué la dérive autoritaire de l’éducation aux États-Unis. Dans une lettre ouverte, ils dénoncent les demandes faites aux élèves de troisième année de « se cocher sur une liste de catégories de victimisation », une exigence qui rappelle à un parent chinois « la sanglante Révolution culturelle de Mao ».

Alors que l’illibéralisme balaie le monde occidental, nous ferions bien de garder à l’esprit la facilité avec laquelle nous pouvons succomber au « despotisme illimité » de Shigalyov. L’eschatologie implicite dans le renversement révolutionnaire d’un ordre social entier nous tente avec sa promesse de liberté illimitée. Mais il suffit d’une fouille superficielle pour découvrir ce que Nietzsche appelait « le sang et l’horreur au fond de toutes les « bonnes choses » ».

Citation supplémentaire issue des Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski :

« Le monde a proclamé la liberté, ces dernières années surtout ; mais que représente cette liberté ! Rien que l’esclavage et le suicide ! Car le monde dit : Tu as des besoins, assouvis-les, tu possèdes les mêmes droits que les grands, et les riches. Ne crains donc pas de les assouvir, accrois-les même ; voilà ce qu’on enseigne maintenant. Telle est leur conception de la liberté. Et que résulte-t-il de ce droit à accroître les besoins ? Chez les riches, la solitude et le suicide spirituel ; chez les pauvres, l’envie et le meurtre, car on a conféré des droits, mais on n’a pas encore indiqué les moyens d’assouvir les besoins. »

À propos de l’auteur

Peter Hughes est un philosophe, psychologue, écrivain et entrepreneur vivant au Royaume-Uni. Son nouveau livre s’intitule A History of Love and Hate in 21 Statues.

Source de l’article initialement publié en anglais le 13 novembre 2021 : Quillette

Traduction : Sott.net

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Source: Lire l'article complet de Signes des Temps (SOTT)

About the Author: Signes des Temps (SOTT)

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