L’économiste Michael Hudson, considéré comme l’un des plus grands économistes de l’époque, discute de la mise à jour de son livre « Super Imperialism: The Economic Strategy of American Empire » et des motivations financières derrière la nouvelle guerre froide américaine contre la Chine et la Russie.
L’économiste Michael Hudson a publié une troisième édition de son livre Super Imperialism qui met à jour son analyse pour le 21e siècle, discutant de la nouvelle guerre froide contre la Chine et la Russie et de la transition en cours d’un système financiarisé dominé par le dollar américain à une « économie multipolaire dé-dollarisée ».
Max Blumenthal et Ben Norton de The Grayzone ont parlé avec Hudson du livre et de la façon dont la stratégie de l’hégémonie économique américaine a évolué depuis la Première Guerre mondiale.
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Transcription
BEN NORTON: Bonjour à tous, c’est Rebelles modérés en live. Je m’appelle Ben Norton. Comme toujours, je suis rejoint par mon co-animateur, Max Blumenthal. Et aujourd’hui, nous avons une fois de plus l’un de nos invités les plus populaires, l’un de nos invités préférés, le professeur Michael Hudson.
Vous savez tous probablement de qui il s’agit. C’est un économiste éminent, un penseur exceptionnel. Il a écrit plusieurs livres non seulement sur l’économie, mais aussi sur l’histoire et la société humaine. C’est un expert de la balance des paiements, de la dette et de nombreux sujets. Et aujourd’hui, nous allons parler d’une nouvelle édition de son livre qui vient juste d’être publiée.
En fait, nous avons eu le professeur Hudson il y a plus d’un an pour parler de son livre légendaire Super Imperialism. Mais l’actualité veut qu’il vient d’en publier une nouvelle édition que voici, Super impérialisme: la stratégie économique de l’empire américain.
C’est la troisième édition. Elle vient de sortir. Nous voulions donc l’avoir pour parler de la raison pour laquelle le professeur Hudson a mis à jour ce livre qu’il a publié dans les années 1970. Et pourquoi maintenant cette troisième édition actualisée.
Et je pense qu’il serait assez pertinent professeur Hudson, de partir du fait également que votre première édition de Super Imperialism ait été publiée après que Richard Nixon ait retiré le dollar de l’or au début des années 1970.
Et puis la deuxième édition a été publiée après le 11/9 et le début de la guerre contre le terrorisme, qui représente une sorte de nouvelle phase de l’impérialisme. Et puis finalement, votre troisième édition en ce moment où on assiste à la nouvelle guerre froide.
Le dernier chapitre parle de la concurrence économique croissante entre les États-Unis d’un côté et la Chine et la Russie de l’autre. Et vous parlez de l’évolution vers une « économie multipolaire dé-dollarisée ». Alors, pouvez-vous parler des différences dans les éditions et de la façon dont elles reflètent les changements dans le super impérialisme américain, le système que vous avez décrit dans les années 1970 ?
MICHAEL HUDSON: La première édition a été publiée en septembre 1972, 13 mois après que le président Nixon ait retiré le dollar de l’or. Et tout le monde s’inquiétait : oh, sans or, comment allons-nous contrôler le monde ? Comment allons-nous contrôler l’Europe ?
Parce que tout le déficit de la balance des paiements dans les années 50, 60 et au début des années 70 provenait des dépenses militaires. Et certains ont pensé que si vous perdiez votre stock d’or, qui était la source du pouvoir mondial, à cause des dépenses militaires, de quelle manière serait-il possible de contrôler le monde ?
Eh bien, ce que j’ai écrit, c’est qu’il y avait un nouveau moyen de contrôler le monde et que l’or était en fait verrouillé sous le contrôle de l’Amérique, parce que maintenant qu’elle avait forcé d’autres banques centrales à ne pas acheter d’or, qu’allaient-elles faire? Tout ce qu’elles pouvaient faire, c’était recycler les excédents en dollars sous forme d’ obligations du Trésor américain. Parce que c’est ce que les banques centrales ont fait : acheter des bons du Trésor.
Donc, ce que j’ai dit, c’est que tout ce déficit provenant des dépenses militaires à l’étranger va être recyclé aux États-Unis par les banques centrales qui doivent recycler leur argent en dollars, et cela va fixer le prix de leurs exportations hors du marché, et cela rendra leurs économies fondamentalement déséquilibrées.
Donc, pour maintenir la valeur à un bas niveau, ils achètent des titres en dollars américains, et l’Amérique ne leur permettrait pas d’acheter quoi que ce soit d’important, seulement des obligations du Trésor américain.
Donc, l’ironie est que plus le déficit de la balance des paiements devenait important, plus l’argent était recyclé pour financer le déficit budgétaire américain, qui était également largement militaire.
Eh bien, je pensais que cela allait être un avertissement pour les autres pays. Et en effet, il y a eu une traduction espagnole et japonaise très rapide. Mais les principaux achats, comme nous en avons parlé il y a un an, étaient la CIA et le département de la Défense.
Immédiatement, Herman Kahn m’a embauché à l’Institut Hudson et m’a donné une très grande subvention pour expliquer au gouvernement comment fonctionnait l’impérialisme. Et le gouvernement américain a utilisé mes écrits comme un manuel de leur gestion.
Eh bien, il a été épuisé, et Pluto Press a proposé de faire une nouvelle édition augmentée, mais il y avait des centaines et des centaines d’erreurs typographiques, et je n’ai pas aimé la réinitialisation. Et j’allais vivre avec cela jusqu’à ce que je commence à travailler en Chine, il y a 10 ou 15 ans, et le gouvernement chinois voulait que je fasse une nouvelle version pour la réactualiser comme une clé concernant la façon dont ils peuvent dé-dollariser.
Et de leur point de vue, ils veulent voir comment ils peuvent se découpler non seulement des États-Unis, mais de l’Occident. Ils ne considèrent pas qu’il y ait une concurrence entre la Chine et les États-Unis, certainement pas une concurrence industrielle.
Les États-Unis ont décidé qu’ils allaient se désindustrialiser, parce que leurs entreprises pouvaient essentiellement embaucher plus de main-d’œuvre à l’étranger qu’elles ne pouvaient en embaucher aux États-Unis.
Les États-Unis étaient devenus tellement axés sur la dette et tellement privatisés. Depuis la révolution Reagan, l’économie américaine était thatcherisée, ce qui en faisait une économie à coût élevé.
Le coût du logement a beaucoup augmenté. Le coût de l’assurance médicale a beaucoup augmenté. Le fardeau de la dette a beaucoup augmenté. Et l’Amérique de ce fait s’excluait du marché.
Donc, la Chine et la Russie considèrent l’Amérique comme une étude de cas, et leur objectif est comment éviter ici d’avoir la même dynamique que celle qui s’est produite aux États-Unis. Cela n’a rien à voir avec le capitalisme contre le socialisme ou d’autres ismes. Cela a à voir avec la dynamique de base de la dette.
Et la Chine se rend compte que, d’accord, nous allons rendre notre économie productive comme les États-Unis et l’Allemagne l’ont fait au 19ème siècle. C’est une économie mixte. Et en tant qu’économie mixte, nous allons demander au gouvernement de fournir les services publics de base à un tarif subventionné, au lieu de les laisser privatiser, afin que nous puissions avoir une économie à bas coût.
Et l’utilité publique la plus importante pour la Chine, comme pour la Russie, est aussi de garder la création monétaire, la banque et le crédit dans le domaine public.
Donc, en ce moment, vous avez vu les problèmes et les nouvelles sur la société chinoise [Evergrande] qui a des ennuis. Et en Amérique, si la plus grande société immobilière comme BlackRock devait faire faillite, cela ferait tomber les banques; cela ferait tout tomber. Cela n’a pas d’effet d’entraînement en Chine, parce que les dettes sont dues au gouvernement, et le gouvernement peut simplement gérer la dette.
Il peut décider ce qu’il faut faire, pour protéger les acheteurs de maison qui mettent de l’argent dans l’achat d’appartements bas de gamme. Il peut taxer le loyer foncier pour éviter que le logement ne soit essentiellement financiarisé. La Chine tente donc de dé-financiariser son immobilier, de dé-financiariser son industrie.
Ce n’est pas en rivalité avec les États-Unis; c’est un rejet de toute la structure néolibérale que les États-Unis ont mise en place.
Et ce dont je parle dans super impérialisme, c’est de la façon dont la Banque mondiale et le Fonds monétaire international ont été créés comme un moyen d’imposer une structure néolibérale et anti-gouvernementale au monde pour empêcher d’autres pays de réglementer leur industrie ou de réglementer leur agriculture.
La fonction de la Banque mondiale était essentiellement de rendre les pays du tiers monde, les pays du Sud, dépendants des États-Unis pour leur approvisionnement alimentaire, en finançant uniquement l’agriculture d’exportation, les cultures de plantation d’exportation, et non la culture qui produit leur propre nourriture.
La fonction du FMI était d’utiliser l’effet de levier de la dette pour forcer d’autres pays à imposer l’austérité à leurs populations, et sur le fond de leur faire savoir que nous contrôlerons quel gouvernement vous avez, parce que si votre gouvernement fait quelque chose que les responsables américains n’aiment pas, nous allons simplement piller votre monnaie, la force de l’austérité sera sur vous, et vous ne pourrez rien y faire.
Donc, essentiellement, les États-Unis, ce qu’ils appellent les organisations internationales, comme s’il s’agissait d’une organisation mondiale, sont en fait un outil très nationaliste des États-Unis pour fausser l’agriculture et l’industrie et le développement commercial d’autres pays, pour servir les intérêts américains et en particulier les intérêts financiers américains.
Et le mode de contrôle, évidemment, n’est plus militaire; il est financier. Et le super impérialisme parle de la façon dont l’Amérique est différente du colonialisme européen en contrôlant le monde financièrement et secrètement, politiquement, pas par la force militaire.
Et pourtant, tout cela nécessite une énorme subvention de la part des pays étrangers qui se découplent maintenant du dollar et ne donnent plus à l’Amérique le pouvoir qu’elle a eu depuis 1971, lorsque elle a obtenu que ce que tous les gouvernements pouvaient faire avec leurs excédents de balance des paiements soit d’acheter des obligations du Trésor.
Maintenant, ils achètent de l’or. Ils achètent les devises autres. Ils font tout sauf détenir des dollars. Et c’est le grand changement dans le monde.
Alors quand les Chinois m’ont demandé de réécrire ce livre pour leur public – et je passe beaucoup de temps en Chine – je me suis dit, eh bien, je vais retravailler le super impérialisme. Je vais le rééditer. Je vais inclure quelques épisodes que je n’avais pas inclus auparavant ; et je vais montrer comment le cadre des relations internationales a été transformé d’une manière qui n’est pas discutée dans la presse.
BEN NORTON: Professeur Hudson, vous avez dit une chose sur laquelle je voudrais revenir, pas pour vous contredire, mais pour compléter votre analyse, vous avez dit qu’il ne s’agit plus de domination militaire, mais financière. Ne doit-on pas dire les deux, et que ce sont en quelque sorte les deux faces d’une même médaille qui se renforcent mutuellement?
L’un des points que vous faites valoir tout au long du livre est que l’armée américaine occupe de nombreuses parties du monde, y compris le Japon depuis 1945, la Corée depuis les années 1950, le début des années 1950 ; il y a des troupes en Allemagne et dans beaucoup d’autres pays.
Donc, la présence militaire américaine clairement en Afghanistan et en Syrie en ce moment et en Irak, c’est encore du même ordre, ET en complément, vous le soulignez dans votre livre, c’est que ces occupations militaires américaines sont essentiellement payées par le pays qui est occupé par l’armée américaine.
Pouvez-vous nous expliquer comment cela fonctionne ? Et comment ce stratagème – vous continuez à l’appeler ainsi dans votre livre, est encore et encore, un déjeuner gratuit, que les États-Unis ont table ouverte gratuite ; il a été réalisé par eux un plan économique qu’aucun autre pays n’a été en mesure d’accomplir. Pouvez-vous expliquer comment cela fonctionne encore aujourd’hui?
MICHAEL HUDSON: Eh bien, ce n’est pas que le pays qui accueille les troupes qui paie ; ce sont les pays excédentaires en général. C’est l’Arabie saoudite; c’est l’Allemagne; ce sont les pays prospères qui paient.
Voici ce qui se passe. Et voici ce qui s’est passé pendant la guerre du Vietnam. Et voici ce qui n’était pas dans les Vietnam Papers que McNamara a diffusé.
Lorsque les États-Unis ont dépensé de l’argent au Vietnam, ou lorsqu’ils le dépensent maintenant au Proche-Orient ou dans les 800 bases militaires dont ils disposent, ces dollars vont dans l’économie nationale. Et quand vous êtes au Japon et en Corée, que faites-vous ? Vous retournez ces dollars, vous faites une exportation, vous obtenez les dépenses – vous les restituez en échange de la monnaie nationale à votre banque centrale.
La banque centrale se retrouve maintenant avec ces dollars qui sont fournis par les dépenses militaires américaines. Et qu’est-ce que la banque centrale va faire avec les dollars? Eh bien, les banques centrales – l’Amérique l’a dit au Japon déjà dans les années 1970, alors que le Japon finançait essentiellement, 22% de l’ensemble du déficit budgétaire américain était financé par le Japon en 1986.
Et l’Amérique a dit, regardez, nous n’allons pas vous laisser acheter une grande entreprise. Nous allons laisser d’autres anciens vendeurs de whisky, les gens de Seagram acheter DuPont, mais nous ne vous laisserons pas acheter DuPont, parce que vous êtes Japonais.
Nous n’allons pas vous laisser acheter une entreprise. Vous pouvez acheter le Rockefeller Center et perdre un milliard de dollars dessus. Vous pouvez acheter un parcours de golf Pebble Beach. Mais vraiment, vous allez devoir prendre l’argent que vous obtenez au Japon pour acheter les exportations américaines, et vous allez devoir l’investir dans des bons du Trésor. Sinon, nous allons vous imposer des tarifs punitifs et nous allons faire des choses que vous n’aimez pas.
Parce que rappelez-vous, vous les Japonais, vous êtes les yakuzas, vous êtes les escrocs que nous avons mis au pouvoir pour combattre les socialistes afin de s’assurer que le Japon ne devait pas devenir socialiste. Vous êtes des gangs. Vous allez faire ce que nous disons.
Et le Japon a fait exactement ce que les États-Unis leur ont dit de faire, recyclant ses recettes d’exportation d’automobiles et ses exportations électroniques pour aider à financer simultanément le déficit de la balance des paiements des États-Unis et le déficit budgétaire américain.
C’est donc le Japon, l’Allemagne, la France, d’autres pays qui se sont retrouvés avec tous ces dollars dépensés à l’étranger.
Par exemple, l’argent que l’Amérique a dépensé au Vietnam, parce que c’était l’Indochine française, l’argent a été envoyé aux banques françaises. Et le général de Gaulle utilisait les dollars dépensés par l’armée au Vietnam pour acheter de l’or chaque mois, ce qui ne plaisait pas du tout aux USA. L’Allemagne a fait la même chose avec ces dollars.
Donc, fondamentalement, l’Amérique veut avoir la capacité de dire qu’ils sont la seule puissance, nous pouvons détruire votre économie. Si vous ne nous obéissez pas, nous vous le disons, nous pouvons vous faire ressembler à la Libye, nous pouvons vous faire ressembler à l’Irak, et nous pouvons vous déchirer. Nous pouvons vous faire aimer l’Afghanistan.
Nous seuls détenons ce pouvoir. Nous n’avons pas de pouvoir économique. Nous n’avons pas de productivité. Nous n’avons pas de pouvoir concurrentiel. Mais nous pouvons vous détruire, et nous sommes prêts à vous détruire, parce que si vous bougez on vous détruira.
Et nous ne nous sentirons pas en sécurité à moins d’avoir le pouvoir de vous détruire et de vous empêcher d’avoir le pouvoir de vous défendre et de vous protéger.
Donc, les USA ne peuvent le faire que s’il peut contrôler le système financier qui recycle toutes ces dépenses militaires à l’étranger aux États-Unis, sinon l’Amérique devrait soit imprimer l’argent, soit taxer ses sociétés et ses gens, ce qui le rendrait encore plus coûteux productivement .
Ainsi, l’Amérique s’est essentiellement transformée dans le sillage de ses dépenses militaires. Elle a perdu son avantage industriel. Elle a perdu sa compétitivité internationale. Et la seule chose qu’il lui reste, c’est le pouvoir de détruire, si d’autres pays n’abandonnent pas essentiellement leurs économies au contrôle des États-Unis, prétendant être objectifs et non nationalistes en disant, nous ne vous contrôlons pas, la Banque mondiale vous contrôle, le FMI vous contrôle, les organisations internationales vous contrôlent.
Mais c’est deux poids, deux mesures. Et mon livre montre comment ce double standard a perverti ces organisations apparemment internationales en armes nationalistes, fondamentalement, du département de la Défense et du département d’État.
Source : Lire l'article complet par Réseau International
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