par Bruno Guigue.
L’effondrement de l’Union Soviétique a-t-il sonné le glas du communisme ? Ceux qui ont prononcé son oraison funèbre ont peut-être pris leurs désirs pour des réalités. Contrairement à ce qu’ils croyaient, le socialisme réel n’a pas disparu corps et biens. Que le drapeau rouge ne flotte plus sur le Kremlin ne signifie pas son extinction sur la planète. Un milliard et demi de Chinois vivent sous la direction d’un parti communiste qui ne manifeste aucun signe d’essoufflement. Le Vietnam socialiste se porte plutôt bien. En Russie, le parti communiste demeure la première force d’opposition. Les communistes dirigent le Népal et l’État indien du Kerala. Malgré le blocus impérialiste, les Cubains poursuivent la construction du socialisme. Les communistes ont remporté des succès électoraux au Chili et en Autriche. Dire que le communisme n’a laissé qu’un mauvais souvenir et appartient à un passé révolu, c’est commettre une double erreur d’analyse. Car non seulement il a contribué au mieux-être d’un quart de l’humanité, mais rien n’indique qu’il ait dit son dernier mot. Il n’est pas plus condamné par son passé qu’il est privé d’avenir. Il peut inscrire à son actif le combat victorieux contre le nazisme, une contribution décisive à la chute du colonialisme et une résistance opiniâtre à l’impérialisme. Ce triple succès suffit à lui donner des lettres de noblesse révolutionnaire. Mais son passé, c’est aussi la longue série des avancées sociales, les millions de vie arrachées à la misère, à l’analphabétisme et aux épidémies.
Le communisme, c’est un effort titanesque pour sortir les masses de l’ignorance et de la dépendance qu’elle sécrète. Séjournant en URSS en 1925, le pédagogue Célestin Freinet exprime « sa surprise et son émerveillement, surtout si l’on songe dans quelles conditions ont été réalisés ces immenses progrès ». Les pédagogues russes, écrit-il, ont « trouvé dans leur dévouement à la cause du peuple et dans l’activité révolutionnaire des clartés suffisantes pour non seulement hausser leur pédagogie au niveau de la pédagogie occidentale, mais pour dépasser aussi, et de beaucoup, nos timides essais ». Aucune autre force politique n’aurait pu sortir de l’ornière du sous-développement les pays arriérés, coloniaux et semi-coloniaux dont les communistes ont reçu la responsabilité au XXe siècle. Que serait la Russie si elle était restée entre les mains de Nicolas II ou d’Alexandre Kerenski ? Que serait la Chine si elle n’avait échappé à Chiang Kai-chek et à sa clique de féodaux ? Où en serait Cuba si elle était demeurée entre les griffes de l’impérialisme et de ses mercenaires locaux ? La révolution communiste, partout, fut la réponse des masses prolétarisées à la crise paroxystique de sociétés vermoulues, sur fond d’arriération économique et de retard culturel. Si cette révolution a eu lieu, c’est parce qu’elle répondait aux urgences de l’heure. En Russie, en Chine et ailleurs, elle a été le fruit d’un mouvement profond de la société, d’un mûrissement des conditions objectives. Mais sans le parti, sans une organisation centralisée et disciplinée, une telle issue révolutionnaire était impossible. En l’absence de la direction incarnée par les communistes, sur quelle avant-garde auraient pu compter les masses ? Et faute d’alternative, à quel désespoir aurait conduit l’avortement des promesses révolutionnaires ?
Que les formes du combat pour le socialisme ne soient plus les mêmes ne change rien à l’affaire. Ce combat est toujours d’actualité. Les pays capitalistes développés sont en crise, et la seule solution à cette crise est la formation d’un bloc progressiste opposé au bloc bourgeois. La Chine, le Vietnam, le Laos, la Syrie, Cuba, le Kerala, le Népal, la Bolivie, le Venezuela et le Nicaragua construisent un socialisme original. Se prétendre communiste tout en jetant un regard dédaigneux sur ces réalisations concrètes est dérisoire. C’est ce que font, pourtant, les innombrables chapelles du gauchisme occidental. Le travail quotidien des médecins cubains, des instituteurs vénézuéliens et des infirmières nicaraguayennes, à leurs yeux, n’accède pas à la dignité de la révolution mondiale. Pour ces vestales du feu sacré, de telles réalisations sont beaucoup trop modestes pour susciter l’enthousiasme des lendemains qui chantent. Gardiens intransigeants de la pureté révolutionnaire, les gauchistes adorent distribuer des cartons rouges à ceux qui construisent le socialisme. Faute d’agir à domicile, ils jugent ce que font les autres. Et le pire, c’est qu’ils appliquent les critères d’appréciation de l’idéologie bourgeoise. Lorsque la révolution cubaine a chassé Batista, les gauchistes ont inventé le slogan : « Cuba si, Fidel no ». Par ce mot d’ordre ridicule, ils prétendaient défendre la révolution tout en condamnant la « dictature castriste ». Mais qu’est-ce que la révolution cubaine sans le castrisme ? Et comment engager le pays sur la voie du socialisme autrement qu’en jugulant une opposition soutenue par l’impérialisme ? Cette offensive idéologique contre Fidel Castro ne traduisait pas seulement une indifférence aux conditions de la lutte menée par le peuple cubain. Elle cautionnait aussi les tentatives de renversement du pouvoir révolutionnaire.
Lors des événements de Tiananmen, en juin 1989, c’est le même scénario. Débordant d’enthousiasme pour l’insurrection, le comité de la Quatrième Internationale proclame « la victoire de la révolution politique en Chine ». Ulcéré par la répression qui l’a frappée, il exprime sa « solidarité inébranlable avec les travailleurs et les étudiants qui sont engagés dans une lutte sans merci contre le régime meurtrier des staliniens de Pékin ». Un « massacre sanglant » qui révèle une fois de plus « la dépravation contre-révolutionnaire du stalinisme, ennemi le plus insidieux et sinistre du socialisme et de la classe ouvrière ». Lorsqu’on connaît le fond de l’affaire, cette déclaration est hallucinante. Car « le massacre de Tiananmen » fait l’objet d’une narration particulièrement mensongère, et le rappel des faits s’impose. Première distorsion par rapport à la réalité : la composition du mouvement protestataire. Il est considéré par les médias occidentaux comme un mouvement monolithique, exhortant le parti communiste à démissionner et appelant à l’instauration d’une « démocratie libérale ». C’est inexact. La minutieuse enquête publiée par Mango Press le 4 juin 2021 souligne que le mouvement n’inclut pas seulement les étudiants, « le groupe le plus bruyant », mais aussi « de nombreux ouvriers d’usine, travailleurs migrants et ruraux de la région de Pékin qui ont pris part à l’action, chaque groupe ayant une orientation politique différente. Certains manifestants étaient marxistes-léninistes, d’autres maoïstes purs et durs, d’autres libéraux ». Deuxième précision, tout aussi importante : « Ce n’est pas une sombre conspiration du gouvernement chinois, mais un fait confirmé : une opération conjointe MI6-CIA connue sous le nom d’Opération Yellowbird a été lancée pour former des factions « pro-démocratie » dans les universités chinoises. Sur le terrain, des Triades ont été envoyées de Hong Kong pour former les étudiants à la guérilla, les armant de poteaux de fer et leur apprenant les tactiques d’insurrection. L’objectif final de l’opération Yellowbird était d’exfiltrer les individus de grande valeur du mouvement de protestation, et elle a réussi à en extraire plus de 400 ».
Les déclarations des porte-parole du mouvement sont également très éclairantes. Les plus célèbres en Occident sont Chai Ling et Wang Dan. Comme le retrace le documentaire américain « The Gate of Heavenly Peace », Chai Ling est interviewée par Peter Cunningham le 28 mai 1989. Voici ses propos : « Tout le temps, je l’ai gardé pour moi parce qu’étant Chinoise, je pensais que je ne devais pas dire du mal des Chinois. Mais je ne peux pas m’empêcher de penser parfois – et je pourrais aussi bien le dire – vous, les Chinois, vous ne valez pas mon combat, vous ne valez pas mon sacrifice ! Ce que nous espérons réellement, c’est une effusion de sang, le moment où le gouvernement sera prêt à massacrer effrontément le peuple. Ce n’est que lorsque la place sera inondée de sang que le peuple chinois ouvrira les yeux. Ce n’est qu’alors qu’il sera vraiment uni. Mais comment peut-on expliquer tout ça à mes camarades ? » L’icône de la Place Tiananmen vouait son peuple au martyre, mais elle a opté pour l’exfiltration vers les États-Unis via Hong Kong. Conclusion de Mango Press : « De toute évidence, le leadership fabriqué par les services occidentaux pour cette protestation avait un objectif clair : créer les conditions d’un massacre sur la place Tiananmen. La manifestation avait commencé comme une démonstration de force pacifique destinée à soutenir Hu Yaobang, mais elle a été cooptée par des agents étrangers ».
La façon dont les autorités chinoises ont rétabli l’ordre, enfin, est une pièce essentielle du dossier. Contrairement à la version occidentale, elles ont fait preuve d’une grande retenue jusqu’au déclenchement de l’émeute dans la nuit du 3 au 4 juin. Du 16 avril au 20 mai, les manifestations ont pu se poursuivre sans encombre. Le 20 mai, la loi martiale est déclarée et les manifestants reçoivent l’ordre, via les journaux télévisés et les haut-parleurs sur la place, de rentrer chez eux. Certaines unités militaires tentent d’entrer dans Pékin, mais elles sont refoulées dans les zones d’entrée par les manifestants. Le 2 juin, l’armée opère sa première tentative d’évacuation de la place Tiananmen. Les troupes de l’Armée populaire de Libération envoyées sur place disposent d’un équipement anti-émeute rudimentaire, un soldat sur dix étant armé d’un fusil d’assaut. En remontant vers l’ouest par l’avenue Chang’an, les troupes sont attaquées par la foule. Certains soldats sont désarmés, d’autres molestés par les émeutiers. Les militaires finissent par se frayer un chemin jusqu’à la place Tiananmen, où des soldats non armés persuadent les étudiants de quitter les lieux. Mais dans la nuit du 2 au 3 juin, les violences éclatent dans les ruelles et le long de l’avenue Chang’an. Les émeutiers qui ont confisqué leurs armes aux soldats passent à l’attaque. Des dizaines de véhicules blindés sont incendiés avec des cocktails Molotov, et de nombreux militaires désarmés sont capturés. Selon le Washington Post du 5 juin 1989, « les combattants antigouvernementaux sont organisés en formations de 100 à 150 personnes. Ils sont armés de cocktails Molotov et de matraques en fer, pour affronter l’APL qui n’était toujours pas armée les jours précédant le 4 juin ».
Des barricades sont dressées et les heurts se multiplient. Puis l’émeute vire au massacre. Les soldats capturés dans les transports de troupes sont lynchés ou brûlés vifs, comme le lieutenant Liu Guogeng, le soldat Cui Guozheng et le premier lieutenant Wang Jinwei. Le 3 juin, le bilan s’élève déjà à quinze militaires et quatre manifestants tués. Le gouvernement ordonne alors à l’Armée populaire de libération de reprendre le contrôle des ruelles. Dans la nuit du 3 au 4 juin, les militaires entrent massivement dans la ville et répriment l’émeute. Mais il n’y a aucun combat sur la place Tiananmen. Aucun char n’a écrasé de manifestant. Après les événements du 4 juin, le gouvernement estime le nombre de victimes à 300 personnes : soldats, policiers et émeutiers. Un bilan que le monde occidental qualifie aussitôt de mensonger, et ses médias parlent de 1 000 à 3 000, puis finalement de 10 000 victimes. Une semaine plus tard, le gouvernement chinois établit le bilan officiel à 203 morts. Pendant ce temps, la photo de l’homme qui arrête la colonne de chars sur la place Tiananmen fait le tour du monde. Elle illustre la bravoure d’un homme seul, debout devant des blindés qui symbolisent la brutalité de la répression. Mais sur la vidéo complète, on voit que la colonne s’arrête pour ne pas lui passer sur le corps. L’homme grimpe alors sur le premier char et frappe sur son écoutille. Tout en tenant ses sacs de courses, il s’entretient avec l’équipage pendant quelques secondes. Puis il redescend tranquillement du blindé et il est emmené par ses amis qui l’ont rejoint. Les chars continuent ensuite vers Chang’an, retournant à leur base. C’est tout. Le génie propagandiste a fabriqué un symbole planétaire avec un non-événement.
« Le récit des événements par les médias occidentaux, libéraux et soi-disant libres, n’a aucun sens, conclut l’article publié par Mango Press. Il n’y a jamais d’explication quant à la raison pour laquelle les étudiants ont protesté sur la place, et il y a très rarement une discussion sur les objectifs très disparates des groupes d’étudiants. Si nous devons croire qu’une colonne de chars s’arrête pour un seul homme après en avoir assassiné 10 000, alors quels mensonges encore plus ridicules l’Occident va-t-il écrire sur la Chine ? Sur la place Tiananmen, le 4 juin 1989, il n’y a eu aucun massacre. Il y a eu de violents combats dans les rues latérales entre les éléments armés contre-révolutionnaires, la police et l’armée. Le nombre de morts pour l’ensemble de l’événement fut de 241 au total, soldats, policiers et émeutiers confondus. À la suite des violences, il n’y a pas eu d’exécutions. Wang Dan, leader de la protestation et incitateur à la violence, qui n’a pas réussi à fuir vers l’Ouest, a été arrêté. Il a été condamné à quatre ans de prison, plus deux ans de détention dans l’attente de son procès pour incitation à la violence contre-révolutionnaire. L’homme n’a écopé que de six ans de prison. Il vit désormais librement dans le monde merveilleux de l’Occident capitaliste. La vraie raison pour laquelle l’Occident est obligé de mentir sur les événements de cette journée, c’est pour sauver la face. Ils ont tenté de renverser le gouvernement souverain de la Chine par le biais de la violence fasciste, et leur tentative de coup d’État a été écrasée ».
On ne saurait mieux dire. Mais la réalité de l’ingérence impérialiste et la nocivité de ses mensonges passent sous les écrans-radar de la gauche radicale occidentale. Contaminée par un trotskisme de bas étage qui ferait rougir de honte Trotski lui-même, elle s’acharne d’autant plus contre les États socialistes qu’elle est d’une innocuité totale à l’égard des États capitalistes. Impuissante et marginalisée à domicile, elle exhale son ressentiment contre le socialisme réel. Incapable de comprendre l’importance de la question nationale, elle regarde de haut l’anti-impérialisme légué par les nationalismes révolutionnaires du Tiers Monde et le mouvement communiste international. Au lieu de se mettre à l’école d’Hô Chi Minh, Lumumba, Sankara, Mandela, Castro, Nasser, Che Guevara, Chavez et Morales, elle lit Le Monde et regarde France 24. Elle croit qu’il y a des bons et des méchants, que les bons nous ressemblent et qu’il faut taper sur les méchants. Elle est indignée – ou gênée – lorsque le chef de la droite vénézuélienne, formé aux USA par les néo-conservateurs pour éliminer le chavisme, est mis sous les verrous pour avoir tenté un coup d’État. Lorsque le Parti socialiste uni du Venezuela (PSUV) connaît des difficultés électorales, elle hurle avec les loups impérialistes et s’empresse de dénoncer ses prétendues « dérives ». Elle feint d’ignorer que la rupture des approvisionnements a été provoquée par une bourgeoisie importatrice qui trafique avec les dollars et organise la paralysie des réseaux de distribution en espérant saper la légitimité du président Maduro. Indifférente aux mouvements de fond, cette gauche se contente de participer à l’agitation de surface. À croire que pour elle, la politique n’est pas un champ de forces, mais un théâtre d’ombres. Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’elle passe à côté des leçons administrées par les tentatives de déstabilisation qui frappent sans relâche la révolution bolivarienne.
La première leçon, c’est qu’on ne peut construire une alternative politique sans prendre le risque d’un affrontement décisif avec les détenteurs du capital, qu’ils soient à l’intérieur ou à l’extérieur des frontières. Par alternative politique, on entendra exactement l’opposé de ce que l’on nomme « alternance », c’est-à-dire la simple permutation des équipes au pouvoir. C’est un processus beaucoup plus profond, qui ne se contente pas de quelques modifications de surface, mais qui met explicitement en jeu les structures déterminant la répartition des richesses. Cette alternative politique s’identifie donc avec la reprise expresse, par le peuple, des attributs de la souveraineté. Elle suppose la rupture des liens qui rattachent le pays au capital étranger dominant et au capital local « compradore » qui en dépend. Mais c’est une tâche colossale. A peine entreprise, la pesanteur objective des structures s’y conjugue avec la guerre acharnée que mènent les nantis pour conserver leurs privilèges de classe. La presse internationale décrit le Venezuela comme un pays en faillite, mais elle oublie de préciser que cette faillite est celle d’un pays capitaliste latino-américain. Ce pays a accompli des progrès significatifs, mais l’absence de transformation structurelle l’a laissé dans l’ornière de la dépendance économique. Ruiné par la chute des cours du pétrole, il n’a pas su – ou pu – bâtir un modèle alternatif. Si les nervis de la droite vénézuélienne se déchaînent dans les rues de Caracas sous les vivats de la presse bourgeoise et des chancelleries occidentales, c’est parce que le Venezuela n’est pas Cuba. Et si le Venezuela s’était engagé dans un processus de développement autonome non capitaliste, il n’y aurait sans doute pas de nervis à Caracas.
La crise qui sévit dans le pays a tendance à le faire oublier, mais le chavisme fut porté par un puissant mouvement social qui est loin d’avoir disparu. Depuis la première élection de Chavez en 1998, il a combattu les préjugés de race et de classe. Il a fait reculer de manière spectaculaire la pauvreté et l’analphabétisme. Nationalisant le pétrole, il a restitué à la nation la maîtrise de ses ressources naturelles. Bouleversant la politique étrangère du pays, il a rompu avec Israël, inventé l’alliance bolivarienne et défié l’Oncle Sam au cœur de son « arrière-cour » sud-américaine. Approuvé par le peuple vénézuélien, le chavisme a bousculé le désordre établi de manière séculaire en Amérique latine au profit des firmes multinationales nord-américaines et de la bourgeoisie raciste. Bien sûr, la révolution bolivarienne n’a pas supprimé du jour au lendemain tous les maux de la société vénézuélienne, et elle traîne avec elle son lot d’erreurs et d’imperfections. Elle a utilisé la manne pétrolière pour sortir de la misère les couches sociales les plus déshéritées, mais elle a renoncé à transformer les structures sociales profondes du pays. Une néo-bourgeoisie a profité de sa proximité avec le pouvoir pour capter des prébendes et conforter des privilèges. Pire encore, l’économie est toujours entre les mains d’une bourgeoisie réactionnaire qui en organise le sabotage pour exaspérer la crise et chasser Maduro du pouvoir.
Mais peu importe. La révolution bolivarienne n’aurait de révolution que le nom, elle ne pourrait que déchaîner la haine revancharde des nantis et susciter l’hostilité mortifère de ses adversaires. Lorsqu’elle s’indigne des victimes – présumées – de la répression policière plutôt que des sanglantes opérations de l’ultra-droite, la gauche occidentale oublie qu’une protestation de rue n’est pas toujours progressiste, qu’une revendication démocratique peut servir de paravent à la réaction, et qu’une grève peut contribuer à la déstabilisation d’un gouvernement de gauche, comme le mouvement des camionneurs chiliens en fit la démonstration en 1973. La leçon a été oubliée par la gauche embourgeoisée des pays riches, mais les vrais progressistes latino-américains le savent : si l’on veut changer le cours des choses, il faut agir sur les structures. La nationalisation des secteurs-clé, le refus des recettes néo-libérales, la restauration de l’indépendance nationale, la consolidation d’une alliance internationale des États souverains, la mobilisation populaire pour une meilleure répartition des richesses, l’éducation et la santé pour tous sont les différentes facettes du projet progressiste. Contrairement à ce que prétend une idéologie qui recycle les vieilles lunes social-démocrates, ce n’est pas sa radicalité qui condamne un tel projet à la défaite, mais la peur de l’assumer. Une révolution périt rarement d’un excès de communisme, et beaucoup plus souvent de son incapacité à y conduire.
Dès qu’il s’attaque aux intérêts géopolitiques et géo-économiques des puissances dominantes, le projet progressiste franchit la ligne rouge. Ce cap une fois passé, toute imprudence peut devenir fatale. L’impérialisme et ses exécutants locaux ne font pas de cadeaux. Pourquoi faudrait-il leur en faire ? Franco n’a laissé aucune chance à la République espagnole (1936), ni la CIA à Mossadegh (1953), ni Mobutu à Lumumba (1961), ni Suharto à Soekarno (1965). Allende commit l’erreur tragique de nommer Pinochet au ministère de la Défense, et Chavez dut son salut en 2002 à la fidélité de la garde présidentielle. Il ne suffit pas d’être du côté du peuple, il faut se donner les moyens de ne pas le perdre en laissant ses ennemis prendre le dessus. Comme disait Pascal, il ne suffit pas que la justice soit juste, il faut aussi qu’elle soit forte. Autant d’enjeux auxquels la gauche occidentale feint de ne rien comprendre.
Pseudo-internationaliste, elle refuse de voir que le respect de la souveraineté des États n’est pas une question accessoire et qu’elle est la revendication majeure des peuples face aux prétentions hégémoniques d’un Occident vassalisé par Washington. Elle feint d’ignorer que l’idéologie des droits de l’homme sert de paravent à un interventionnisme occidental qui s’intéresse surtout aux hydrocarbures et aux richesses minières. Elle milite pour les minorités opprimées à travers le monde en omettant de se demander pourquoi les unes sont plus visibles que les autres. Elle préfère les Kurdes syriens aux Syriens tout court parce qu’ils sont minoritaires, sans voir que cette préférence sert leur instrumentalisation par Washington et cautionne un démembrement de la Syrie conforme au projet néo-conservateur.
On cherchera longtemps, dans la littérature de gauche occidentale, des articles expliquant pourquoi à Cuba, malgré le blocus, le taux de mortalité infantile est inférieur à celui des USA, l’espérance de vie est celle d’un pays développé, l’alphabétisation est de 98% et il y a 48% de femmes à l’Assemblée du pouvoir populaire. On n’y lira jamais, pourquoi le Kerala, cet État de 34 millions d’habitants dirigé par les communistes et leurs alliés depuis les années cinquante, a l’indice de développement humain de loin le plus élevé de l’Union indienne, et pour quelle raison les femmes y jouent un rôle social et politique de premier plan. Car les expérience de transformation sociale menées loin des projecteurs dans des contrées exotiques n’intéressent guère ces progressistes fascinés par l’écume télévisuelle. Dopée à la moraline, intoxiquée par le formalisme petit-bourgeois, la gauche occidentale signe des pétitions et lance des anathèmes contre des chefs d’État qui ont la fâcheuse manie de défendre la souveraineté de leur pays. Ce manichéisme lui ôte la pénible tâche d’analyser chaque situation concrète et de regarder plus loin que le bout de son nez. Elle fait comme si le monde était un, homogène, traversé par les mêmes idées, comme si toutes les sociétés obéissaient aux mêmes principes anthropologiques, évoluaient selon les mêmes rythmes. Elle confond volontiers le droit des peuples à s’autodéterminer et le devoir des États de se conformer aux réquisits d’un Occident qui s’érige en juge suprême.
Dans le drame syrien, ce tropisme néo-colonial a poussé l’extrême-gauche occidentale à se fourvoyer de manière pathétique. Pratiquant le déni de réalité, elle a avalé avec gourmandise la version mensongère des médias occidentaux. Elle s’est fiée à des sources douteuses dont elle a répété en boucle les chiffres invérifiables et les affirmations gratuites. Bonne fille, elle a accrédité la narration ridicule du boucher-de-Damas-qui-massacre-son-peuple. Elle a gobé cul sec le false-flag de l’attaque chimique comme si elle ingurgitait une vulgaire fiole onusienne de M. Powell. Elle est tombée dans le panneau d’une propagande humanitaire à deux vitesses qui fait le tri, sans vergogne, entre les bonnes et les mauvaises victimes. Cet aveuglement stupéfiant, la gauche française le doit d’abord à son indécrottable posture morale. Une grille de lecture manichéenne a anesthésié son esprit critique, elle l’a coupée du monde réel. Voulant absolument identifier des bons (rebelles) et des méchants (Assad), elle s’est interdit de comprendre un processus qui se déroule ailleurs que dans le ciel des idées. Quand on désigne les protagonistes d’une situation historique en utilisant des catégories comme le bien et le mal, on donne congé à toute rationalité. On peut certes avoir des préférences, mais lorsque ces préférences inhibent la pensée critique, ce ne sont plus des préférences, ce sont des inhibitions mentales.
La deuxième raison de cet aveuglement tient à un déficit abyssal d’analyse politique. Cette gauche radicale n’a pas voulu voir que le rapport de forces, en Syrie, n’était pas celui qu’elle croyait. Elle a reconstruit le récit des événements à sa guise pour donner corps au fantasme d’une révolution arabe généralisée qui balaierait le régime de Damas comme elle avait balayé les autres, méconnaissant ce qui faisait précisément la singularité de la situation syrienne. Ceux qui se vantent de connaître leurs classiques auraient dû appliquer la formule par laquelle Lénine définissait le marxisme : « l’analyse concrète d’une situation concrète ». Au lieu de se plier à cet exercice d’humilité devant le réel, l’extrême-gauche occidentale a cru voir ce qu’elle avait envie de voir. Abusée par sa propre rhétorique, elle misait sur une vague révolutionnaire emportant tout sur son passage, comme en Tunisie et en Égypte. Mauvaise pioche. Privée d’une base sociale consistante dans le pays, la glorieuse « révolution syrienne » n’était pas au rendez-vous. Véritable farce sanglante, une invasion de desperados a pris sa place. La nature ayant horreur du vide, cette invasion du berceau de la civilisation par des hordes de décérébrés a tenu lieu, dans l’imaginaire gauchiste, de révolution prolétarienne. La mouvance trotskiste n’a pas voulu voir que les rassemblements populaires les plus imposants, en 2011, étaient en faveur de Bachar Al-Assad. Elle a écarté avec dédain la position du parti communiste syrien, lequel s’est rangé au côté du gouvernement pour défendre la nation syrienne contre ses agresseurs. Poussant le déni de réalité jusqu’aux frontières de l’absurde, ce gauchisme s’est déclaré solidaire, jusqu’au bout, d’une « révolution syrienne » qui n’existait que dans son imagination.
Le secrétaire général du parti communiste syrien, Ammar Bagdash, lui a pourtant répondu par anticipation en 2013 : « En Syrie, à la différence de l’Irak et de la Libye, il y a toujours eu une forte alliance nationale. Les communistes travaillent avec le gouvernement depuis 1966, sans interruption. La Syrie n’aurait pas pu résister en comptant seulement sur l’armée. Elle a résisté parce qu’elle a pu compter sur une base populaire. En outre, elle a pu compter sur l’alliance avec l’Iran, la Chine, la Russie. Et si la Syrie reste debout, des trônes vont tomber parce qu’il deviendra clair qu’il existe d’autres voies. Notre lutte est internationaliste. Un expert russe m’a dit : le rôle de la Syrie ressemble à celui de l’Espagne contre le fascisme ». Cruelle épreuve pour le gauchisme européen. S’il faut analyser la situation syrienne, un communiste syrien qui contribue à la défense de son pays vaudra toujours mieux qu’un gauchiste français qui fantasme sur la révolution en buvant des demis au Quartier Latin. Incapable de comprendre ce qui se passe sur place, l’extrême-gauche française est victime d’un théâtre d’ombres dont elle a écrit le scénario imaginaire. Faute d’entendre ce que lui disaient les marxistes du cru, elle a joué à la révolution par procuration sans voir que cette révolution n’existait que dans ses rêves. Comme il fallait préserver le mythe d’une opposition démocratique et non-violente, le récit des événements fut purgé de ce qui pouvait en altérer la pureté. La violence des allumés du wahhabisme fut masquée par un déluge de propagande. Preuve factuelle d’un terrorisme qui était le vrai visage de cette révolution-bidon, ce déchaînement de haine fut effacé des écrans-radar. De même, cette gauche bien-pensante a hypocritement détourné le regard lorsque les feux de la guerre civile furent attisés par une avalanche de dollars en provenance des pétromonarchies.
Pire encore, elle a fermé les yeux sur la perversité de puissances occidentales qui ont misé sur l’aggravation du conflit en encourageant la militarisation de l’opposition, tandis qu’une presse aux ordres prophétisait avec délices la chute imminente du « régime syrien ». Sans vergogne, cette gauche a calqué sa lecture partiale du conflit sur l’agenda otanien du « changement de régime » exigé par les néo-conservateurs. Alors qu’elle se dit anticolonialiste, elle s’est laissé enrôler par un impérialisme décidé à provoquer le chaos dans l’un des rares pays arabes à ne pas avoir transigé avec l’occupant sioniste. L’histoire retiendra que la gauche radicale a servi de supplétif à l’OTAN dans la tentative de destruction d’un État souverain sous le prétexte fallacieux des droits de l’homme. Il est vrai que la mouvance trotskiste n’est jamais à court d’arguments. Pour l’universitaire Gilbert Achcar, la cause est entendue : faisant suite au « campisme » de la guerre froide, le « néo-campisme » consiste à soutenir « n’importe quel régime faisant l’objet de l’hostilité de Washington ». Le campisme, c’était : « l’ennemi de mon ami (l’URSS) est mon ennemi » ; le néo-campisme, c’est : « l’ennemi de mon ennemi (les États-Unis) est mon ami ». Recette pour « un cynisme sans bornes », cette attitude politique serait « axée exclusivement sur la haine du gouvernement des États-Unis ». Pire, elle conduirait à « une opposition systématique à tout ce que Washington entreprend sur la scène mondiale et à la dérive vers un soutien a-critique à des régimes totalement réactionnaires et antidémocratiques, tels que le sinistre gouvernement capitaliste et impérialiste de la Russie (impérialiste selon toutes les définitions du terme) ».
On aimerait connaître ces « définitions » de l’impérialisme, mais on n’en saura pas plus. La Russie n’envahit aucun territoire étranger, elle n’inflige aucun embargo, elle ne pratique aucun « regime change » chez les autres. Le budget militaire russe représente 8% de celui de l’OTAN. La Russie a quatre bases militaires à l’étranger quand les USA en ont 725. Le retour de la Crimée dans le giron russe n’est pas plus choquant que l’appartenance d’Hawaï aux États-Unis ou de Mayotte à la France. En réalité, c’est en regard du drame syrien que l’universitaire d’origine libanaise exhale son hostilité à l’égard de Moscou. L’intervention russe, en effet, a fourni une aide précieuse à l’État syrien dans sa reconquête du territoire national sur les milices extrémistes soutenues par les pays de l’OTAN. L’accusation sans preuves contre la Russie s’accompagne alors, fort logiquement, d’un dédouanement des États-Unis : «Washington maintint un profil bas dans la guerre en Syrie, n’intensifiant son intervention que lorsque le soi-disant État islamique eut lancé sa grande offensive et franchi la frontière irakienne, après quoi Washington limita son intervention directe au combat contre l’EI ». Profil bas des États-Unis dans la guerre de Syrie ? Visiblement, Gilbert Achcar n’a jamais entendu parler des (faux) « Amis de la Syrie », du plan Wolfowitz de pulvérisation du Moyen-Orient en entités confessionnelles, de l’opération « Timber Sycamore », des milliards de dollars versés à la nébuleuse takfiriste via la CIA, des livraisons d’armes par les pays occidentaux aux milices extrémistes et de l’embargo infligé au peuple syrien, privé de médicaments par de courageuses démocraties qui écoulent leur matériel de guerre chez les rois du pétrole.
Pire encore, on lit sous la plume de l’universitaire gauchiste que « l’influence la plus décisive de Washington sur la guerre syrienne n’a pas été son intervention directe – qui n’est de première importance qu’aux yeux des néo-campistes exclusivement focalisés sur l’impérialisme occidental – mais plutôt l’interdiction faite à ses alliés régionaux de livrer des armes anti-aériennes aux insurgés syriens, principalement en raison de l’opposition d’Israël ». Ainsi le rôle de Washington, sous l’influence bénéfique d’Israël, a consisté à priver ces pauvres rebelles des armes antiaériennes qui leur auraient permis de combattre l’armée de Bachar Al-Assad. Il faut vraiment être obsédé par « l’impérialisme occidental », que l’auteur met entre guillemets, pour oser imaginer que les États-Unis soient pour quelque chose dans la guerre de Syrie. En fait, Gilbert Achcar transpose au cas américain la thèse absurde de l’universitaire pro-islamiste François Burgat à propos des pétromonarchies : elles n’ont joué aucun rôle dans le drame syrien, c’est bien connu. Quant au rôle d’Israël, qui est le seul État à bombarder la Syrie sans discontinuer depuis 2012, Achcar ne le mentionne que pour le disculper. Avec de tels présupposés, il n’est pas surprenant que la plupart des organisations gauchistes aient milité pour la « révolution syrienne », soutenu avec enthousiasme une opposition fantoche rémunérée par le Congrès des États-Unis, réclamé des livraisons d’armes antiaériennes aux gentils « rebelles », imploré l’OTAN de bombarder la Syrie à coup de missiles, reproché aux gouvernements occidentaux de ne pas avoir détruit l’État syrien légitime, conspué la Russie, la Chine et l’Iran, manifestement coupables, à leurs yeux, d’avoir défendu un État souverain agressé par des hordes de mercenaires lobotomisés.
S’il a fallu s’attarder sur le cas syrien, c’est qu’il met en évidence le naufrage d’une gauche qui se réclame parfois du « communisme » tout en exauçant les vœux de ses pires ennemis. Comme Trotski appelant à la « liquidation » du groupe dirigeant soviétique en 1939, cette gauche pseudo-révolutionnaire a servi les intérêts impérialistes avec un dévouement sans faille. Influente dans certains médias, elle a diffusé une image mensongère des États et des gouvernements pris pour cibles par Washington. En 2020, il a suffi que le secrétaire d’État américain accuse le gouvernement chinois de « génocide » au Xinjiang pour que Libération publie à la Une : « Au Xinjiang, génocide en cours ». La soumission de cette presse soi-disant libre à l’agenda impérialiste a atteint des sommets inégalés. Dirigée par d’anciens gauchistes, elle passe tous les gouvernements qui déplaisent à Washington au crible d’une juridiction droit-de-l’hommiste dont les règles sont énoncées par le Congrès des États-Unis. La diabolisation de Hugo Chavez, Nicolas Maduro, Daniel Ortega et Evo Morales y côtoie celle de Xi Jinping, Vladimir Poutine, Bachar Al-Assad et Kim Jong-un, tous coupables de défendre la souveraineté de leur pays. Il suffit de leur imputer une violence réelle ou imaginaire contre des opposants ou des journalistes pour en faire des tyrans sans pitié et sans principe, encourant les foudres vengeresses du monde libre et de son bras armé, les États-Unis. Dans cette configuration idéologique, l’impérialisme prétexte la défense des droits de l’homme pour déstabiliser les États récalcitrants, et l’idéologie gauchiste a pour fonction d’habiller cette ingérence des oripeaux du progressisme.
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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