En guerre avec les médecins de famille depuis le mois de juin, le gouvernement Legault vient de décréter un cessez-le-feu. Pas question, pour le moment, de « punir » les omnipraticiens qui en font trop peu. Avant de négocier avec eux, Québec veut s’armer de chiffres solides. Mais que faut-il vraiment faire pour améliorer l’accès aux soins de première ligne ? Des experts offrent des pistes de solution.
Le constat est implacable. Le nombre de Québécois inscrits au Guichet d’accès à un médecin de famille a doublé depuis 2018 : de 430 000, il est passé à près de 870 000 au 1<sup>er</sup> octobre 2021.
Pendant ce temps, la rémunération moyenne des médecins de famille n’a cessé de grimper. Elle a augmenté de 20 % entre 2018 et 2020, selon la Régie de l’assurance maladie du Québec.
Une réalité choquante pour les Québécois sans médecin de famille qui aboutissent à l’urgence après avoir tenté, en vain, d’obtenir une consultation dans des cliniques sans rendez-vous.
Malheureusement pour eux, le projet de loi 11, déposé jeudi à l’Assemblée nationale par le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé, ne changera rien à brève échéance, juge Régis Blais, professeur titulaire au Département de gestion, d’évaluation et de politique de santé de l’Université de Montréal.
« C’est une tentative de faire quelque chose à court terme, pour montrer que le gouvernement prend la chose au sérieux, pense-t-il. C’est de la microgestion. »
De l’aveu même du ministre de la Santé, le projet de loi 11 en est un de « gestion ». Pour s’entendre avec les omnipraticiens, Christian Dubé exige des données détaillées sur la prise en charge des patients par les médecins de famille, données qu’il souhaite notamment partager avec les gestionnaires qui déterminent chaque année les effectifs médicaux des diverses régions.
S’il est adopté dans sa forme actuelle,le projet de loi obligera tout omnipraticien à « transmettre au ministre ses plages horaires de disponibilité » et à prendre uniquement en charge les patients orphelins inscrits au Guichet d’accès.
François Béland, professeur à l’École de santé publique de l’Université de Montréal, ne pense pas que le fait d’avoir des données sur les plages horaires non comblées par les médecins résoudra le problème criant des plus de 800 000 patients inscrits au Guichet d’accès.
« Ça peut permettre de rationaliser un peu l’offre actuelle, avec un système de prise de rendez-vous mieux géré, avance-t-il, mais de là à créer des places pour 800 000 personnes ? Ça reste un outil de gestion, ça ne sera pas magique si on ne touche à l’organisation de toute la première ligne et aux liens avec les médecins spécialistes ou avec l’hôpital. »
Recourir aux autres professionnels
Régis Blais est catégorique et répète le même message depuis des années : « Donnez plus de place aux autres professionnels ! »
Oui, le Québec a fait des progrès en permettant notamment aux pharmaciens d’ajuster ou de prolonger une ordonnance échue pour un maximum de 12 mois. Mais ces professionnels pourraient en faire plus afin de libérer les médecins, croit-il. Les infirmières praticiennes spécialisées (IPS) aussi.
Depuis janvier dernier, les IPS ont le droit de diagnostiquer des maladies comme le diabète, l’hypertension, l’asthme et les maladies pulmonaires obstructives chroniques. « Mais le Québec est en retard par rapport aux autres provinces, en particulier l’Ontario », affirme Régis Blais.
Paul G. Brunet, président du Conseil pour la protection des malades, le déplore aussi. « Les omnis ne pourront régler seuls les problèmes des soins de la première ligne, estime-t-il. Pourquoi on n’a pas plus d’infirmières qui peuvent prendre en charge des problèmes de santé mineurs ? Ça se fait partout en Ontario depuis plus de 20 ans et en Colombie-Britannique. »
Réorganiser la première ligne est complexe, mais des « voies de passage »sont possibles, croit le Dr Jean Mireault, professeur associé à HEC Montréal et consultant dans des établissements de santé. Comment ? Inscrire les patients non pas à un médecin seulement, mais à une clinique, et revoir le mode de rémunération. Les médecins pourraient recevoir un montant forfaitaire pour un certain nombre de patients (capitation), combiné ou non à un paiement à l’acte.
« J’ai vu ces modèles-là dans des cliniques en Ontario, où on a une logique de capitation qui permet d’avoir du personnel [infirmières, psychologues, etc.] et un plateau d’expertise élargi », indique cet expert.
La clinique s’adapte alors à sa clientèle. Si elle compte beaucoup de patients souffrant de problèmes pulmonaires, elle peut par exemple faire appel à un inhalothérapeute trois demi-journées par semaine pour en faire le suivi.
« C’est pas juste une notion d’inscription, dit le Dr Mireault. Est-ce qu’on suit bien les patients ? Est-ce qu’on évite qu’ils viennent à l’urgence ? Est-ce que le patient diabétique, cardiaque, anxieux ou ayant des problèmes pulmonaires est bien contrôlé et n’a pas besoin d’aller à l’hôpital ? »
Des échos d’ailleurs
Un peu partout dans le monde, cette approche multidisciplinaire émerge, constate le Dr Jean-Frédéric Lévesque, président-directeur général de l’Agence d’innovation clinique de Nouvelle-Galles du Sud, en Australie. « Plusieurs pays, au parcours très différent, sont tous en train d’essayer d’améliorer la première ligne en mettant en place l’inscription du patient [à un Guichet], la rémunération selon des modèles mixtes [à forfait et à l’acte] et la pratique de groupes multidisciplinaires », indique cet ex-adjoint du Commissaire à la santé et au bien-être.
À ce chapitre, le Québec est en avance sur l’Australie, indique le Dr Lévesque. La province a fait des « pas de géant » depuis sa réforme de la première ligne il y a 20 ans après la commission Clair, assure-t-il. « C’est sûr que l’inscription des patients [à un médecin], la pratique multidisciplinaire de groupe implantée à la suite de la création des GMF [groupe de médecine familiale], ce sont des assises importantes pour continuer à construire la réforme de la première ligne [au Québec] », affirme-t-il.
Au ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec (MSSS), on dit vouloir « aller plus loin » dans cette approche. Le modèle de la Suède inspire le gouvernement. Là-bas, environ 1200 cliniques de première ligne, comptant chacune quatre ou cinq médecins, accueillent des patients. « On y retrouve, en plus des médecins généralistes et des infirmières, des travailleurs sociaux, des psychologues, des sages-femmes, des physiothérapeutes, etc. », écrit le MSSS.
L’accès à la première ligne ne tient pas qu’à une meilleure utilisation des professionnels, selon les experts consultés. Pendant leurs 15 premières années de pratique, les médecins de famille doivent consacrer chaque semaine 12 heures à des activités médicales particulières (AMP dans le jargon) dans des hôpitaux ou des CHSLD.
« Les omnipraticiens, est-ce qu’on les veut juste en cabinet ou on les veut polyvalents dans leur pratique ? demande le Dr Jean Mireault. Est-ce qu’on veut qu’ils continuent à faire de l’urgence, des soins intensifs, de l’hôpital ? On est la province où la pratique médicale des omnis est la plus élargie. C’est un choix de société. »
Cet aspect est « important », selon le Dr Lévesque. « La réalité d’une pénurie ou non, ça dépend toujours de ce qu’on demande aux médecins de famille de faire », fait-il remarquer. En Australie, par exemple, les omnis travaillent très peu dans les hôpitaux, les spécialistes y prenant en charge les patients, dit-il.
En Ontario, les médecins de famille travaillent aussi davantage en cabinet, ce qui leur permet de suivre en moyenne environ 1400 patients, selon le Dr William Hogg, professeur à l’Université d’Ottawa, vice-président associé à la recherche et directeur scientifique de l’Institut du Savoir Montfort associé à l’hôpital du même nom. « Personne n’oblige les médecins ontariens à fermer leur clinique pour aller travailler dans les hôpitaux », dit-il.
Nouvelle volonté d’équilibre
Si le gouvernement Legault souhaite que les omnipraticiens passent plus de temps en cabinet, il pourrait demander aux médecins spécialistes de s’occuper davantage des patients hospitalisés, soumet Régis Blais.
Chose certaine, augmenter la rémunération des médecins de famille n’est pas la solution pour qu’ils suivent plus de patients, selon lui. « C’est le principe du revenu cible, explique Régis Blais. Un médecin qui gagne 300 000 $ par année, si on augmente son salaire de 10 %, il va peut-être dire : “À 300 000 $, moi j’en ai assez, je vais réduire mon temps de travail de 10 % et je vais gagner le même salaire”. »
La nouvelle génération de médecins de famille « a tendance à valoriser de façon raisonnable l’équilibre travail-famille », ajoute-t-il. Les jeunes ne veulent plus travailler 70 heures par semaine comme l’ont fait leurs prédécesseurs. « C’est louable et tout à fait justifié », dit Régis Blais.
La profession se féminise aussi. La proportion de femmes médecins de famille est passée de 40 % en 2011 à 50 % en 2020, selon le Collège des médecins du Québec. Ces omnipraticiennes « peuvent être obligées de réduire leur temps de travail » pour s’occuper de leurs enfants, rappelle Régis Blais. Un phénomène qui ne disparaîtra pas dans le futur. « On en a encore plus de femmes étudiantes que d’hommes [en médecine], dit-il. Il va falloir trouver des solutions. »
Reste à voir si le gouvernement Legault pourra mesurer la portée de tous ces enjeux grâce aux données qu’il réclame.
Avec Isabelle Paré et Sandrine Vieira
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