par Bernard Hourcade.
« L’Empire perse sassanide a été islamisé mais pas arabisé. La rivalité culturelle persan/arabe n’a jamais cessé, mais il n’y a jamais eu de conflit politique majeur et direct entre l’Iran/Perse et le monde arabe avant la guerre Irak-Iran qui n’avait rien d’un conflit ethnique ou religieux ».
Cette phrase de l’historien Thierry Bianquis pose parfaitement les termes de la relation actuelle entre l’Iran et le monde arabe [Bianquis, 1996]. En effet, l’Iran a été confronté dans le passé aux Turcs ottomans, aux Russes, aux Britanniques, ou aux Américains, mais pas aux pays arabes qui n’ont acquis leur indépendance qu’au cours du XXe siècle. La guerre Irak-Iran (1980-1988) marqua donc le début d’une nouvelle période dans l’histoire du Moyen-Orient, mais était-ce une guerre opposant l’Iran et ses voisins arabes ou la manifestation dramatique de l’émergence de nouvelles dynamiques dépassant, malgré les apparences, les héritages ethniques et religieux ?
L’émergence de l’« Islam politique » a ravivé les discours et analyses culturalistes donnant aux facteurs religieux, ethniques et aux mythes historiques nationalistes une place dominante pour expliquer les crises, comme jadis on expliquait presque tout par l’économie ou le marché pétrolier Un découpage du Moyen-Orient en fonction de ces critères… La religion ne suffit plus à expliquer la rivalité actuelle entre la République islamique d’Iran et les monarchies pétrolières qui sont deux entités politiques qui n’existaient pas il y a quatre décennies [Roy, 1992].
Deux mondes distincts mais inséparables
Frontières mouvantes et symbiose culturelle
L’opposition entre le monde iranien des hautes terres asiatiques, entre Euphrate et Indus, et le monde arabe des plaines et déserts, entre Méditerranée et Euphrate, est une réalité bien ancrée dans les esprits. Xavier de Planhol a montré l’importance et l’actualité de ces héritages géographiques et historiques [de Planhol, 1993]. Les hautes terres du plateau iranien, d’Anatolie et d’Asie centrale ont toujours été peuplées par des populations indo-européennes (puis turques), différentes des Sémites qui vivaient dans les plaines de Mésopotamie et les pays proches de la Méditerranée. Les faits historiques montrent par contre que le désert de Syrie et la Mésopotamie ont certes été une frontière disputée entre les empires méditerranéens, grec ou romain et les royaumes iraniens, et parfois le siège de royaumes autonomes comme celui de Palmyre, mais ont également été pendant près de deux millénaires le centre d’empires réunissant les deux espaces, avec pour capitales Ctésiphon, Damas ou Bagdad, sous l’occupation d’Alexandre et de ses successeurs Séleucides (331-150 av. J.-C.), puis sous les Parthes et les Sassanides (129 av. J.-C.-641), plus récemment avec les royaumes musulmans Omeyade et Abbaside (642-1037) et enfin sous les dynasties turco-mongoles (1037-1502). La frontière actuelle entre les mondes arabe et iranien ne s’est positionnée sur le versant occidental du Zagros qu’au XVIe siècle, avec la création des Empires turcs ottoman et safavide au début du XVIe siècle.
Contrairement à la légende nationaliste iranienne forgée au début du XXe siècle pour construire une identité iranienne affranchie de l’Islam [Digard, Hourcade et Richard, 2007], la conquête islamo-arabe du VIIe siècle (défaite du roi sassanide Yazdegerd III à Nahavend en 642) a globalement été bien accueillie dans l’Empire iranien affaibli par les divisions entre castes et les conflits religieux entre chrétiens et zoroastriens. La multiplicité des sectes religieuses, notamment chrétiennes… En imposant des règles morales claires et fortes, l’Islam s’est souvent posé en protecteur des chrétiens et des juifs, contre les notables zoroastriens. Les persécutions et conversions forcées ont suivi, mais les élites iraniennes ont vite apporté leur concours au nouveau pouvoir. Comme le souligne l’historien américain Richard Frye, « la vieille image des Arabes déferlant du désert avec le coran dans une main et une épée dans l’autre, est à jamais éliminée » [Frye, 1975, p. 35].
La conquête arabe a unifié les deux domaines sur le plan politique tout en accentuant la frontière culturelle entre le monde iranien – iranshahr – devenu musulman tout en gardant sa langue et sa culture, et les basses terres très vite arabisées après avoir longtemps été sous influence des Empires romain puis byzantin, le monde des « Roums ». Pour les Arabes, le plateau iranien est ainsi devenu l’« Iraq ajami », l’Irak de ceux qui bredouillent, qui ne parlent pas arabe correctement. Cette division parfois renforcée par l’émergence de royaumes locaux en Iran ne saurait occulter l’interaction entre les deux territoires, en particulier après le renversement en 750 des Omeyyades par les Abbassides venus du Khorasan iranien et ont fait de Bagdad leur nouvelle capitale. Pendant cinq siècles, Arabes et Iraniens ont construit ensemble ce qui fut un « âge d’or » pour le monde musulman. Le mythe des Mille et Une Nuits et de Shéhérazade a un vrai fondement historique et géographique.
La construction de la langue persane moderne illustre bien cette symbiose. Les langues persanes ont été réduites au statut de dialectes locaux tandis que l’arabe devenait la lingua franca pour la religion, la science, le commerce et le pouvoir. Avec le soutien de dynasties locales comme celle des Samanides [Frye, 1975, p. 200], une nouvelle langue émergea en Asie centrale, moins arabisée, mais empruntant à l’arabe un vaste vocabulaire et son alphabet connu de tous les lettrés. L’épopée du Livre des rois écrite au Xe siècle par Ferdowsi fut ainsi le premier grand chef-d’œuvre de la littérature persane nouvelle, ancré dans l’histoire préislamique mais délibérément intégré dans la nouvelle culture arabo-islamique.
Rivalités nationalistes et culturelles
Le discours populaire des Iraniens à propos des Arabes est souvent méprisant plus qu’hostile. Héritiers des grandes civilisations préislamiques, les Iraniens n’ont de cesse d’ironiser sur les Arabes, Bédouins illettrés, « mangeurs de sauterelles » n’ayant aucune autre culture que celle achetée avec l’argent du pétrole. Ce discours nationaliste est souvent doublé par une accusation touchant à la religion, en rendant l’islam apporté par les Arabes comme responsable du sous-développement social, économique et intellectuel de l’Iran moderne. Ce discours moderniste et antireligieux développé pendant la révolution constitutionnelle de 1906 puis par le gouvernement nationaliste de Reza Chah Pahlavi, est repris aujourd’hui par les opposants nationalistes à la République islamique qu’ils accusent d’arabiser l’Iran.
Cette « arabophobie » populaire, que l’on retrouve de façon symétrique dans les pays arabes [Atrissy, 1996], est combattue par les autorités iraniennes qui cherchent au contraire à ne pas heurter les opinions arabes pour faciliter l’expansion de leur influence politique. Pendant la guerre Irak-Iran, les slogans étaient politiques, ils visaient « Saddam le renégat » ou le « régime baathiste » et non pas les « Arabes irakiens ». La diversité ethnique de l’Iran, où vivent environ trois millions d’Arabes, impose en outre de ne pas provoquer de conflits internes [Hourcade, 2002]. Ils sont chiites dans la province pétrolière du Khouzistan, et sunnites sur les rives du golfe Persique entre Bouchir et Bandar Abbas. Malgré des révoltes et des revendications identitaires, les Arabes iraniens ont montré leur attachement à l’Iran durant la guerre, déjouant les espoirs de Saddam Hussein pour annexer l’« Arabestan iranien ».
La langue arabe est pourtant peu ou mal enseignée ou pratiquée en dehors des écoles religieuses, même si la Constitution iranienne (art. 16) lui a donné un statut privilégié comme langue du Coran. Nombre d’oulémas iraniens actifs en politique parlent mal l’arabe et usent de traducteurs quand ils rencontrent leurs homologues arabes. Nombreux sont cependant les Iraniens qui admirent le monde arabe avec lequel ils ont entretenu des relations culturelles fortes, notamment avec le Liban où toute une élite religieuse mais aussi civile a été formée durant le XXe siècle [Chehabi, 2006]. Le Caire, comme Istanbul, fut à la fin du XIXe siècle un refuge pour les intellectuels et militants politiques modernistes [Luesink, 1993]. Quand Fawzieh, la sœur du roi Farouk d’Égypte, épousa en 1939 Mohammad Reza Pahlavi, la jeune reine mesura la différence entre la vie brillante et internationale du Caire et l’austérité souvent rustre de Téhéran. Elle divorça en 1941. Aujourd’hui, les lumières de Dubaï ou Koweït imposent à nouveau une réalité difficile à constater pour le nationalisme iranien. Le mépris populaire envers les Arabes cache probablement une certaine jalousie.
De l’ennemi ottoman au rival arabe
Depuis la conquête des Turcs seldjoukides (prise de Nichapour en 1037) jusqu’aux Qâdjârs en 1921, l’Iran a été gouverné presque sans discontinuité par des souverains d’origine turque, tandis que le monde arabe était quant à lui dominé par l’Empire ottoman. Alors que les Arabes n’avaient pas arabisé la Perse, les invasions turques puis mongoles ont transformé la géographie humaine du pays, détruisant l’économie des villages au profit du nomadisme pastoral, avant de se convertir en champions de la culture iranienne [de Planhol, 1993, p. 477]. C’est ainsi que se renforça de part de d’autres du Taurus/Zagros, la division entre un espace ethnoculturel turco-iranien et un monde arabe qui gardait son identité culturelle.
Sur le plan politique, cette division culturelle s’est traduite au XVIe siècle par la création de l’Iran moderne par la tribu turque, chiite, des Safavides opposée à celle des Ottomans sunnites. Malgré son appellation faisant référence à un passé révolu, ce nouvel État n’est pas un empire mais un royaume, centré sur son territoire persanophone, et entouré de marges, de zones tampons, qui ont progressivement été perdues au profit des Empires ottoman (traité de Zohab, 1639), russe (traité de Turkomanchay, 1828) et britannique (guerre de Hérat, 1857), mais qui restent considérées comme des zones d’influence nécessaires à la sécurité nationale. L’Empire safavide avait certaines caractéristiques… (carte 1). L’Iran est en effet un État hypernationaliste, attaché à son œkoumène, mais pas impérialiste, car incapable et/ou sans réelle volonté de prospérer durablement sur d’autres terres. Cette symbiose entre les Iraniens et leur terre a été démontrée.
Au XXe siècle, la chute de l’Empire ottoman (1921) et le départ des Britanniques du golfe Persique (1971) ont permis l’émergence politique des États arabes dont sept sont désormais frontaliers de l’Iran, par terre ou par mer [Hourcade, 2010, p. 172 ; Djalili, 2005, p. 17 ; Mojtahed-Zadeh, 2006]. Pour la première fois de son histoire, l’Iran se trouve face au monde arabe dans toute sa complexité nationaliste, culturelle, islamique, économique et frontalière. Les contentieux frontaliers actuels de l’Iran sont locaux… Jusqu’en 1920, l’Iran a dû faire face à des attaques des Turcs ottomans [Hellot-Bellier, 2014] mais non des Arabes qui vivaient sous leur domination, si bien que l’attaque irakienne du 22 septembre 1980 s’inscrit à la fois dans une certaine continuité géopolitique et dans une confrontation d’un nouveau type. Les acteurs et les enjeux sont moins le « monde arabe » ou l’islam que le contrôle des ressources pétrolières ou les volontés de puissance idéologique ou étatique [Razoux, 2013].
Palestine et oumma : l’enjeu des symboles
Comme l’a souligné Olivier Roy, la révolution islamique d’Iran ne s’est jamais voulue chiite, mais a au contraire cherché à sortir l’Iran de son enfermement nationaliste pour trouver une place active dans un monde musulman, dans l’oumma, en dépassant les héritages ethniques ou religieux [Roy, 2007, p. 29-42]. L’enjeu était politique, en incitant tous les peuples musulmans à retrouver leur fierté, à chasser les « despotes inféodés aux États-Unis » et incapables de donner un État aux Palestiniens. Cette vaste ambition internationale de l’Iran rompait avec sa tradition nationaliste qui limitait son action politique aux zones tampons frontalières. L’Iran est ainsi entré en conflit avec l’ensemble du monde arabe qui se considérait comme indissociable du monde islamique depuis la fin du califat ottoman.
Le passeport palestinien
Yasser Arafat fut ainsi le premier homme politique étranger à se rendre à Téhéran dès le 18 février 1979 pour faire de l’« Ambassade » d’Israël celle de Palestine et s’assurer du soutien de ce nouvel allié inespéré quelques mois après la reconnaissance d’Israël par l’Égypte d’Anouar el-Sadate à Camp David. Le Syrien Hafez el-Assad fit également le voyage de Téhéran en juillet pour coordonner la place des deux pays dans le « Front du refus » contre Israël. Les pays arabes ont peu apprécié cette intrusion de l’Iran dans la question palestinienne, mais pour l’Iran révolutionnaire c’était un « passeport » indispensable pour être admis par la « rue arabe » et avoir une audience politique dans le monde arabo-musulman.
Les relations entre l’Iran islamique et l’OLP, de culture laïque, ont été souvent médiocres et se sont détériorées après les accords d’Oslo (1993) et la création de l’Autorité palestinienne. L’Iran soutint alors le Hamas, car la priorité iranienne allait plus à la lutte contre Israël qu’au soutien des Palestiniens. Le discours iranien pour « libérer Jérusalem » fait partie des symboles et slogans de la République islamique, mais la Force Al-Qods des Gardiens de la Révolution a surtout été active dans le monde arabe, pour soutenir la création du Hezbollah au Liban après 1982 ou le gouvernement de Damas en 2012.
La Palestine laisse aujourd’hui la majorité des Iraniens indifférents sinon hostiles, mais cela reste un enjeu qui divise la classe politique entre les radicaux qui privilégient cette action islamique et anti-occidentale et les réformateurs qui ont une position plus discrète en ne cherchant pas à être « plus palestiniens que les Palestiniens ». Dans tous les cas, avec le déclin du nationalisme arabe et les divisions du monde musulman à propos d’Israël, la cause palestinienne si controversée n’est plus pour l’Iran un « passeport » efficace donnant accès à l’ensemble du monde arabo-musulman.
L’Islam : hajj et prosélytisme
La nécessité politique et idéologique pour la République islamique d’être admise à part entière comme un membre actif de l’oumma, de la communauté musulmane largement dominée par le monde arabe et l’Arabie qui s’était attribué (28 octobre 1986) le titre officiel de Khâdim al-Haramayn, « serviteur des deux Lieux saints », était une priorité plus stratégique, plus importante que la question plus tactique de la Palestine.
Le pèlerinage de La Mecque, le hajj devint le théâtre de cette rivalité [Leverrier, 1996]. L’Iran n’eut de cesse de dénoncer l’usage du pèlerinage par la dynastie wahhabite des Saoud pour exercer un magistère sur l’ensemble du monde islamique. Depuis 1981, à la demande de l’ayatollah Khomeyni, les chiites ont revendiqué leur droit à manifester leur identité, provoquant des incidents souvent meurtriers. Cette guerre du hajj fut particulièrement meurtrière en 1987, quand 275 pèlerins Iraniens furent tués par la police saoudienne. En 2015, la catastrophe de la bousculade de Mina (2208 morts recensés dont 464 Iraniens) fut l’occasion pour Téhéran de dénoncer à nouveau l’« incapacité » technique, et non plus seulement religieuse, de la dynastie des Saoud à organiser le hajj, rejoignant l’opinion de nombreux sunnites qui n’apprécient guère la protection envahissante de l’Arabie. La méfiance envers l’Iran chiite et révolutionnaire reste cependant entière.
En effet, la plupart des États arabes, presque tous sunnites, ont souvent dénoncé le « prosélytisme chiite de la République islamique », notamment le Koweït, l’Algérie, le Maroc, et même le Soudan pourtant longtemps allié de l’Iran. L’activisme chiite de l’Iran est une réalité dont l’image est souvent amplifiée par l’exemple brillant mais isolé du Hezbollah libanais. En 2006, le Maroc a dénoncé la « conversion au chiisme de 10 000 Marocains vivant en Europe. Le réseau diplomatique iranien et ses centres culturels qui dépendent du ministère de la « Guidance islamique » (Ershad), et non pas des Affaires étrangères, ont toujours mené une politique islamique, chiite, très active. Le réseau d’écoles religieuses chiites de l’Université internationale Al-Mustafa est présent dans de nombreux pays et accueille des milliers d’étudiants étrangers à Qom. Créée après la révolution islamique de 1979, l’Université internationale Al-Mustafa de Qom forme à l’islam chiite les étudiants étrangers. On peut cependant constater que la taille et les moyens de ce réseau chiite sont sans commune mesure avec le prestige de l’université Al-Azhar du Caire ou l’étendue du réseau des oulémas, mosquées et écoles sunnites construit par l’Arabie Saoudite dans le cadre de la Ligue islamique mondiale [Roy, 2004, p. 149].
Commencé en 1961 avec la création de l’Université islamique internationale de Médine [Lacroix, 2015, p. 45], ce réseau islamique wahhabite s’est développé après l’augmentation des prix du pétrole en 1974 et surtout après la révolution iranienne qu’il fallait contenir, avec l’accord des Occidentaux. Avec le soutien financier de fondations saoudiennes privées, les oulémas saoudiens ont ainsi créé sur les cinq continents un réseau estimé à 1500 mosquées et 128 centres islamiques salafistes/wahhabites [Leverrier, 1996]. On sait aujourd’hui comment ce réseau islamique conservateur, très implanté au Pakistan, a échappé à ses instigateurs, avec l’émergence d’Al-Qaïda, les attentats du 11 septembre 2001 et la dispersion de multiples groupes djihadistes de l’Algérie à la Tchétchénie en passant aujourd’hui par l’Irak et la Syrie. Une évolution qui renforce la posture de l’État iranien, mais confirme sa marginalité dans le monde islamique et le manque d’écho de son discours sur l’unité de l’Islam, la dénonciation des divisions sunnite/chiite, la lutte contre le « faux Islam » wahhabite (les « takfiris ») et l’organisation de l’État islamique.
L’Iran en est réduit à s’appuyer sur des groupes religieux minoritaires, souvent contestataires : chiites duodécimains (Sud-Liban, Hazaras d’Afghanistan), sectes islamiques locales (zaïdites houthis du Yémen, ibadistes d’Oman), sectes ésotériques (alaouites de Syrie) ou même des chrétiens (Arménie, Géorgie). Faute de vrai succès dans le monde islamique, la République islamique se comporte en État national. Le discours religieux qui justifie les combats en Syrie par la « défense des Lieux saints et du tombeau de Zaynab, petite fille du Prophète » ne trompe personne. Le général de la force Qods Hossein Hamadani tué le 7 octobre 2015 près d’Alep a été présenté par la presse iranienne comme ayant « joué un rôle important dans la défense du sanctuaire de Sayyeda Zaynab, fille de l’imam Ali, et ayant fourni un soutien consultatif à la résistance islamique dans sa guerre contre les terroristes en Syrie ».
L’émergence de la rivalité Iran-Arabie Saoudite
Le golfe Persique, un espace transnational
Dans le passé, les Iraniens établis dans les pays arabes étaient peu nombreux, sauf en Irak, où ils étudiaient dans les écoles religieuses et se rendaient par milliers en pèlerinage dans les lieux saints chiites de Najaf, Kerbala ou Samara [Luizard, 1996]. Les Arabes du sud de l’Iran ont toujours entretenu des relations commerciales avec leurs voisins de la région de Bassora en Irak et surtout avec la rive sud du golfe Persique où ils se sont établis dès le XIXe siècle (Koweït, Bahreïn, Qatar, Dubaï), mais où ils restent parfois marginalisés comme « descendants de marchands iraniens » [Montigny, 1996]. Beaucoup ont deux passeports et, avec leurs boutres de bois, se livrent officiellement à un actif commerce qui n’est plus de la contrebande, entre zones franches [Adelkhah, 1996].
L’enrichissement de ces familles émigrées dans le monde arabe, pendant que l’Iran s’enfonçait dans la crise économique, a généré à partir des années 1990 des migrations fréquentes entre les deux territoires. Les émigrés anciens et plus récents ont financé la construction de mosquées, écoles, centres commerciaux, et même aéroports pour faciliter leurs voyages dans leurs villages et villes d’origine [Moghadam, 2009, p. 79-89 ; 2013a]. Ces relations traditionnelles sont aujourd’hui dépassées par la migration de très nombreux commerçants et élites iraniens vers les Émirats arabes et surtout Dubaï, où résident plus de 200 000 Iraniens, et qui est devenu de facto la capitale économique de l’Iran [Adelkhah, 2001 ; Moghadam, 2013b]. Dubaï est surtout le siège d’entreprises privées appartenant souvent aux élites de la République islamique, et dont l’activité principale est le contournement des sanctions économiques liées à la crise du nucléaire. Les villes arabes du golfe Persique sont devenues la destination touristique favorite de la classe moyenne iranienne qui peut s’y rendre sans visa. L’inverse n’est pas vrai, et rares sont les Arabes de la péninsule à se rendre en Iran.
Une communauté transfrontalière iranienne à la fois arabe et persane s’est constituée autour du golfe Persique [Adelkhah, 2012, p. 212] dont les deux rives offrent un contraste violent. La première unité de raffinage iranienne du gaz de South Pars construite par Total à Assaluyeh a fonctionné en 2003, vingt ans après le Qatar. La rive iranienne est un chantier, alors que la rive sud est devenue une vaste zone métropolitaine. Les conséquences sur les politiques intérieures des Émirats ou de l’Iran commencent à se faire sentir, chacun craignant les « agents de l’étranger », car personne ne contrôle pour le moment les dynamiques de cet espace transnational, mondialisé, entre la République islamique d’Iran et un nouveau monde arabe [Kazerouni, 2015, p. 87-97]. Le Golfe était persique, certains ont voulu qu’il soit arabe, et il semble devenir transnational.
Les « trente glorieuses » des monarchies pétrolières
Dans les pays arabes, l’Iran était largement un territoire inconnu [Matthee, 1984, p. 303-312], appartenant à un autre monde. La révolution iranienne de 1979 fut moins perçue comme religieuse – l’Iran a toujours été chiite – que politique, avec la chute d’un roi et la construction d’une république, vue par le philosophe égyptien Hassan Hanafi comme « l’irruption des masses dans l’Histoire, la résurrection du nassérisme au niveau populaire et islamique » [cité par Khouri, 1996]. Une perspective de nature à effrayer les despotes en place et qui laissait vacante la fonction de « gendarme du Golfe » attribuée par les États-Unis à l’Iran du chah.
Les jeunes et fragiles monarchies pétrolières n’eurent d’autre choix que de soutenir l’Irak, avec la création le 25 mai 1981, du Conseil de Coopération des Pays arabes du golfe Arabique (CCEAG ou CCG) avec le soutien américain. À la chute du chah s’est ajoutée en décembre 1979 l’invasion soviétique de l’Afghanistan qui confirmait, pour les Occidentaux en pleine Guerre froide, que la « menace iranienne » était globale et nécessitait une contre-offensive régionale de grande ampleur. Pour contenir l’Iran révolutionnaire et l’Armée rouge en Afghanistan, tous les pays occidentaux ont transféré à l’Arabie Saoudite et aux jeunes monarchies pétrolières la totalité des soutiens économiques, politiques et militaires dont bénéficiait jusqu’alors l’Iran impérial.
Débutent alors les « trente glorieuses » des monarchies pétrolières. Pendant plus de trois décennies, ces monarchies fabuleusement riches et faiblement peuplées ont pu émerger sans craindre ni l’Iran ni l’Irak, ravagés par la guerre, ni les pays arabes du Levant (Égypte, Liban, Syrie) bloqués par les effets du conflit israélo-palestinien et leurs problèmes internes [Da Lage, 2011]. La réussite économique des États de la péninsule Arabique fut exceptionnelle, un modèle de la mondialisation, marginalisant de façon durable l’Iran qui a bien résisté aux crises, mais a perdu sa place d’État le plus développé et le plus puissant de la région. Par sa volonté politique et les réactions internationales qui ont suivi, l’Iran est passé à côté de la mondialisation qui a totalement profité aux monarchies pétrolières.
La République d’Iran face aux monarchies pétrolières
Le changement des rapports de force fut surtout déterminant sur le plan politique. L’Arabie Saoudite, nouveau « gendarme du Golfe », champion du sunnisme conservateur, se débarrassa de ses militants djihadistes en les envoyant combattre les Soviétiques, puis soutint la prise du pouvoir par les talibans [Rougier, 2008, p. 65-86], avant que les attentats du 11 septembre 2001 ne montrent que l’Arabie et ses partenaires n’avaient la capacité de contrôler ni le monde arabe, ni la région, ni le monde islamique [Louër, 2008, p. 105 ; Roy, 2004, p. 149].
La politique américaine envers l’Iran a dès lors commencé à s’infléchir très progressivement. La volonté de « changer le régime » de Téhéran restait en effet d’autant plus dominante que la « menace iranienne » était amplifiée par son programme nucléaire, composante emblématique de son affirmation comme puissance émergente [Hourcade, 2011, p. 33-43]. Tout en poursuivant son aide politique et militaire à Riyad, Washington créa peu à peu les conditions du retour de l’Iran en chassant les talibans d’Afghanistan et, surtout, en donnant le pouvoir à la majorité chiite en Irak. Ce dernier événement fut pour l’Arabie et le monde arabe un choc peut être plus violent que la révolution iranienne, car il permettait à l’« Iran éternel » de reconstruire en Mésopotamie, en pays arabe, une des zones tampons perdues au XVIIe siècle, sous les Safavides. Le roi de Jordanie et le président égyptien Hosni Moubarak furent les premiers (8 décembre 2004) à dénoncer l’émergence d’un « arc chiite » dominé par l’Iran, reliant Téhéran à la Méditerranée, en passant par Bagdad et Damas. Une dénomination religieuse qui fit florès mais cachait une réalité bien plus complexe. L’accord sur le nucléaire iranien du 14 juillet 2015 marqua une nouvelle étape décisive, vécue par l’Iran comme la fin des « trente glorieuses » des monarchies pétrolières et le point de départ de son retour comme puissance régionale reconnue.
La région est cependant loin d’être stabilisée car la confrontation entre l’Iran émergent et les monarchies pétrolières au faîte de leur puissance [Dazi-Héni, 2015, p. 25-41] se traduit par les guerres de Syrie et du Yémen et des conflits sur de multiples territoires. Pour la première fois de son histoire, l’Iran, devenu République islamique, est confronté à un monde arabe non plus dominé par ses voisins irakien et syrien héritiers de l’Empire omeyyade, ou la lointaine Égypte championne du nationalisme arabe, mais par les jeunes monarchies de la péninsule Arabique. Le territoire et les acteurs de cette confrontation sont donc nouveaux. La République islamique d’Iran n’existait pas il y a quarante ans, pas plus que les monarchies pétrolières. Ne voit-on pas se dessiner au nord, de Kaboul à Beyrouth, un « axe des républiques » où l’Iran cherche à promouvoir son influence et, au sud, d’Oman à la Jordanie, un « axe des monarchies », dominé par l’Arabie Saoudite ?
L’Iran et la diversité des mondes arabes
Alors que l’Iran du chah entretenait des relations distantes avec le monde arabe, la République islamique a une politique plus ambitieuse qui lui permet une action politique plus complexe, mais qui devra être revue à la baisse en raison de l’ampleur de la rivalité avec l’Arabie Saoudite et des enjeux localisés sur le golfe Persique. Les sources bibliographiques sur les relations bilatérales contemporaines sont rares et dispersées (presse, Internet). On pourra se référer à des ouvrages sur l’histoire ou la géopolitique de l’Iran : Digard et al. [2007] et Hourcade [2010].
Relations lointaines : l’Iran et les pays arabes méditerranéens
L’Iran n’a jamais entretenu de relations étroites avec les pays du Maghreb, mais la révolution islamique a changé les perspectives. Les relations avec le royaume marocain ont été une succession de ruptures et de déclarations d’amitié « islamique », l’Iran cherchant à se rapprocher du « commandeurs des croyants » pour affirmer sa place dans le monde islamique. Avant la révolution, les relations personnelles entre les souverains avaient permis à Hassan II de jouer les médiateurs, sans grand succès, en faveur de l’ayatollah Khomeyni pour éviter la chute de la monarchie iranienne. La rupture des relations diplomatiques quand le chah trouva refuge à Rabat en 1981 fut suivie de crises répétées en raison notamment du soutien de l’Iran au Front Polisario. Les relations diplomatiques furent rétablies en 1991, puis rompues en 2009 quand le roi du Maroc, en opposition avec son gouvernement, reprit une nouvelle stratégie de rapprochement avec la monarchie saoudienne ; une alliance qui s’est renforcée en 2015 avec la participation du royaume chérifien à la coalition militaire dirigée par l’Arabie contre les forces houthis du Yémen soutenues par l’Iran. Pour ne pas se couper des États-Unis, Rabat rétablit les relations diplomatiques en 2015, après l’élection d’Hassan Rohani favorable au rapprochement avec les pays arabes sunnites.
Les relations avec la Tunisie ont été marginales. Sans rompre, Tunis a fermé son ambassade à Téhéran en 1981 puisqu’il n’y avait aucune relation réelle entre les deux pays, ce qui n’empêcha pas l’Iran de garder un chargé d’affaires à Tunis où l’OLP avait trouvé refuge (1982-1994). La rupture officielle intervint en 1987, quand Z. Ben Ali prit le pouvoir et que des islamistes tunisiens, accusés d’être soutenus par l’ambassade iranienne, furent arrêtés à Paris pour des actions terroristes. Après le « printemps » de 2011 puis l’arrivée au pouvoir à Tunis des Frères musulmans, l’Iran qui avait rétabli ses relations en 2001, n’a cessé d’afficher son soutien à la Tunisie nouvelle qui pourrait jouer un rôle discret mais utile face aux monarchies arabes.
Contrairement à ses voisins, l’Algérie occupe une place privilégiée dans l’histoire contemporaine de l’Iran. Le prestige politique de l’Algérie après sa guerre d’indépendance, ses ressources énergétiques et la qualité de ses diplomates expliquent pourquoi le chah d’Iran et Saddam Hussein ont signé en 1973, à Alger, l’accord qui mettait fin au conflit armé entre les deux pays au Kurdistan, réglait le tracé des frontières et, surtout, mettait sous le boisseau les rivalités idéologiques internes à l’OPEP, rendant ainsi possible le consensus indispensable au boom pétrolier qui allait suivre.
L’Algérie salua avec enthousiasme la révolution iranienne qui plaçait l’Iran dans le camp des pays anti-impérialistes, mais la guerre Irak-Iran puis la prise en otages des diplomates américains le 4 novembre 1980 furent un défi pour la diplomatie algérienne qui représentait les intérêts iraniens à Washington et ne ménagea pas ses efforts pour résoudre la crise. C’est donc à Alger que furent négociés les accords du 20 janvier 1981 mettant fin à la prise d’otages. Pour tenter de mettre fin à la guerre, le président Chadli Bendjedid fit une visite officielle à Téhéran tandis que son ministre des Affaires étrangères Mohamed Seddik Benyahia multipliait les allers-retours entre Bagdad et Téhéran avant que son avion ne soit abattu en vol sur la frontière, en mai 1982. L’Algérie, choquée, ralentit ses efforts, mais un axe politique Alger-Téhéran s’était constitué avant qu’en 1993 la victoire du FIS ne pousse les militaires algériens à rompre avec un Iran accusé de soutenir les mouvements islamistes. L’élection en Iran de Mohammad Khatami puis de Adbelaziz Bouteflika en 1999 mit un terme à la crise et permit de renouer les fils d’une alliance informelle mais bien réelle. Le poids de l’Arabie dans l’Islam algérien, l’activité des organisations djihadistes armées au Sahara et au Sahel, et l’effondrement des cours de pétrole ont rapproché les deux pays.
La Libye du colonel Kadhafi fut un adversaire déclaré de l’Iran impérial, par idéologie et par nationalisme arabe, si bien que le soutien de Tripoli aux partisans de l’ayatollah Khomeyni fut très actif pendant son exil à Najaf, notamment par l’intermédiaire de l’ayatollah libanais Moussa Sadr qui disparut en mai 1978 lors d’un voyage en Libye. L’Iran tint le colonel Kadhafi pour responsable de cette mort – assassinat dit-on à Téhéran – si bien que les relations restèrent tendues malgré l’établissement de relations diplomatiques et la volonté de Tripoli de se rapprocher de Téhéran. En prenant fait et cause pour l’Iran contre l’Irak, la Libye fut même un des rares pays arabes, avec la Syrie, à soutenir la République islamique dans cette guerre et à lui livrer des armes, notamment des missiles Scud.
En 1983, la création d’un « Front de la fermeté » contre Israël a renforcé cette relation politico-militaire Iran-Syrie-Libye, opposée aux États-Unis, avec des prolongements vers les réseaux clandestins, ce qui incita le Congrès américain à voter en 1996 l’Iran-Libya Sanctions Act (ILSA ou « loi D’Amato ») qui plaçait l’industrie pétrolière des deux pays sous embargo. En 2002, Kadhafi a décidé de renouer avec les Occidentaux. Dans le domaine nucléaire, l’Iran a acheté en 1993 via le réseau A.Q. Khan des centrifugeuses initialement prévues pour la Libye [Tertrais, 2009 ; Albright, 2010], mais aucune coopération nucléaire n’est avérée entre les deux pays. Depuis la chute de M. Kadhafi, l’Iran soutient les Frères musulmans contre les mouvements soutenus par l’Arabie, mais sans jouer de rôle actif dans ce pays avec lequel les relations étaient surtout idéologiques.
L’Égypte et l’Iran, pays héritiers de prestigieuses civilisations préislamiques, ont été proches sous Mohammad Reza Chah qui est d’ailleurs enterré au Caire. La crise entre les deux pays a donc été constante depuis 1979 et avec le soutien sans réserve du Caire à l’Irak en guerre. En donnant le nom de l’assassin du président Sadate à une rue de Téhéran, l’Iran a délibérément placé l’Égypte au premier rang de ses ennemis, avec Israël et les États-Unis. Grâce aux efforts et au pragmatisme des gouvernements de Rafsandjani puis de Khatami, mais aussi de Hosni Moubarak, un rapprochement a été esquissé, en relation avec les difficultés de l’Arabie fragilisée après le 11 septembre 2001. En 2004, après de multiples échanges entre religieux et hommes d’affaires, l’Iran déclara sa volonté de rétablir les relations diplomatiques, on changea – provisoirement – le nom de rue litigieux, mais le lobby des antisionistes en Iran et des sunnites radicaux en Égypte bloqua toute évolution. Le renversement d’Hosni Moubarak puis l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans au Caire suscitèrent l’enthousiasme à Téhéran, mais les visites « historiques » de Mohamed Morsi à Téhéran en 2012 puis de Mahmoud Ahmadinejad au Caire ne levèrent pas les blocages religieux et politiques. Paradoxalement, c’est après le coup d’État du maréchal Sissi que les relations diplomatiques furent formellement rétablies en 2014, malgré les pressions hostiles d’Israël et de l’Arabie. L’Iran ne voudrait pas rester absent d’un possible retour au premier plan du seul pays arabe capable, à terme, d’équilibrer la puissance de l’Arabie.
Le monde arabe proche : l’axe Téhéran-Beyrouth. Le programme « Iran Primer » de l’US Institute for Peace analyse et met à jour les relations de l’Iran et ses voisins immédiats [Wright, 2010].
La guerre Irak-Iran est le facteur le plus important pour expliquer la priorité donnée par l’Iran à cet axe Téhéran-Beyrouth. En effet, tout le personnel politique iranien, du ministre au simple employé, est composé d’anciens combattants ou de personnes qui ont grandi dans le contexte d’une guerre qui a renforcé le mythe/réalité de l’Iran encerclé mais résistant aux agressions étrangères. Les risques de conflit à grande échelle ne pouvant pas venir à moyen terme du nord ni de l’est, ni à court terme de la péninsule Arabique, la sécurité de la frontière occidentale et donc la construction d’une zone d’influence complexe et durable entre Téhéran et la Méditerranée se sont imposées comme une priorité stratégique absolue pour la sécurité nationale du territoire iranien. La présence d’Israël dans cet espace ajoute une dimension idéologique à cette politique d’influence ou d’ingérence, mais cette composante passionnelle de la politique iranienne est d’autant moins centrale qu’elle affaiblit la dynamique nationaliste qui seule fait consensus en Iran en cas de conflit.
Les relations entre le Liban et l’Iran sont anciennes et complexes, notamment grâce à l’importante communauté chiite et aux relations entre les familles de religieux [Chehabi et Tafreshi, 2006, p. 137-160]. La guerre civile libanaise (1975-1989) fut l’occasion pour Téhéran d’ouvrir un nouveau front de la guerre Irak-Iran, pour attaquer directement la France ou les États-Unis qui soutenaient l’Irak. L’Iran avait d’abord construit des relations avec le parti chiite libanais Amal, puis avec des organisations comme le Djihad islamique, avant que l’occupation israélienne du Liban en 1982 ne donne une autre dimension à l’intervention iranienne avec la création du Hezbollah. La création de cette force politique, militaire stable, ancrée dans la vie sociale du Liban est un des rares succès iraniens dans le monde arabe, face à Israël et aux pays occidentaux. Depuis 2009, des ministres du Hezbollah font partie du gouvernement libanais.
Les relations avec l’Irak sont très complexes car ce pays est à la fois un État arabe indépendant, pétrolier et rival potentiel, un centre religieux où se trouvent les principaux lieux saints et écoles religieuses chiites, et un territoire kurde, donc de langue iranienne, mais depuis des siècles intégré à l’Empire ottoman. Lorsqu’en 1921 l’Irak du roi Fayçal devient indépendant mais sous tutelle britannique, l’Iran nationaliste de Reza Chah développa les écoles théologiques de Qom et accueillit les oulémas chiites chassés de Najaf. Plus tard, des religieux iraniens comme l’ayatollah Khomeyni trouvèrent refuge dans cette ville sainte. Cette rivalité/complémentarité entre Qom et Najaf se poursuit aujourd’hui car les grands ayatollahs de Najaf, notamment Ali Sistani, sont opposés à la théorie politique du « velayat-e faqih » (la suprématie politique du Guide), qui fonde la politique iranienne.
La rivalité politique entre les deux États n’a vraiment commencé qu’après l’avènement de la République irakienne (1958) puis la victoire du parti Baath en 1968, et la révolution blanche du chah (1962). En réaction à l’occupation en 1971 des trois îles du golfe Persique par le chah, Bagdad rompit les relations diplomatiques avec l’Iran et expulsa par dizaines de milliers les Irakiens d’origine iranienne (les Kurdes faili). Téhéran répondit en soutenant en 1972 la révolte armée des Kurdes d’Irak, mais les perspectives offertes par l’augmentation des cours du pétrole imposèrent une coexistence pacifique et la signature des accords d’Alger en 1975 [Chaliand, 1978, p. 254 : Boulanger, 2006, p. 81]. Ce pragmatisme ne résista pas au bouleversement du paysage politique provoqué par la révolution iranienne de 1979 et qui offrait à Saddam Hussein une opportunité pour tenter d’occuper les provinces pétrolières de l’Iran et devenir ainsi la première puissance régionale. La République islamique d’Iran a résisté aux huit années de guerre, tandis que l’Irak de Saddam Hussein ne survécut pas à sa guerre contre Koweït (1990) et à l’occupation de son territoire par les forces de la coalition internationale. Les deux anciens ennemis s’étaient rapprochés de facto en raison de la politique américaine de « dual containment » (1993) puis de l’« axe du Mal » (2002) qui plaçait les deux pays dans un même ostracisme [Pollack, 2004, p. 259].
En donnant le pouvoir à la majorité chiite d’Irak en 2003, les États-Unis ont fait un cadeau empoisonné à l’Iran qui se trouve dans l’obligation de s’impliquer dans la politique intérieure de son voisin et désormais ami, sans en avoir ni les moyens ni vraiment la volonté. L’Irak, du Kurdistan à Bassora, est devenu le premier client de l’industrie iranienne, les relations politiques sont étroites, mais la volonté de Téhéran de construire une zone d’influence et de sécuriser sa frontière l’a poussé à soutenir la politique sectaire, chiite, du gouvernement de Nouri al-Maliki. L’Iran se trouve donc indirectement impliqué dans l’émergence de l’organisation de l’État islamique, et dans l’obligation de la contenir en envoyant en Irak les conseillers militaires de la Force Qods et en organisant les milices chiites. Une ingérence dans le monde arabe difficile à admettre, même pour le gouvernement irakien de Haïdar al-Abadi.
Les relations privilégiées établies dès 1979 entre l’Iran islamique et la Syrie des Assad en guerre ouverte contre les Frères musulmans sont d’abord de nature politique et non pas religieuse. Les fatwas de dignitaires religieux sur la proximité des alaouites et des chiites sont un habillage construit par Hafez el-Assad pour mieux combattre les Frères musulmans sunnites. Dans les consciences, les liens entre chiites et alaouites sont ténus ou inexistants [Carré et Michaud (pseudonyme de Michel Seurat, pris en otage puis assassiné au Liban par le djihad islamique), 1983, p 182]. Le rapprochement entre les deux pays sur l’opposition à Israël ou sur le rôle des chiites du Liban dans la guerre civile a vite été dépassé par la réalité militaire de la guerre Irak-Iran qui a forgé une alliance durable formalisée en mars 1982. En échange de l’ouverture de ce second front au Liban, et d’un soutien politique, l’Iran a fourni une aide financière (pétrole) et soutenu Damas contre les mouvements islamistes que Téhéran voyait comme des soutiens objectifs de l’Arabie Saoudite. Pendant trente ans, l’Iran a renforcé et banalisé sa présence dans ce pays stratégique aux portes d’Israël, de la Turquie, de la Méditerranée et surtout de l’Irak dont le contrôle est une priorité absolue. Grâce à des investissements dans le tourisme religieux d’entreprises souvent proches des anciens Gardiens de la révolution qui avaient combattu avec le Hezbollah, l’Iran a banalisé sa présence en Syrie. Tous les ans, des centaines de milliers de pèlerins iraniens pouvaient se rendre sur le tombeau de Zaynab [Mervin, 1996].
Alors qu’en 1982, par pragmatisme politique, l’Iran était resté silencieux sur le massacre des islamistes à Hama [Carré et Michaud, 1983, p. 125-191], il s’est trouvé impliqué directement en 2011 dans la guerre civile qui a suivi la répression du « printemps arabe ». Le soutien discret de l’Iran à Bachar el-Assad contre les « rebelles » a changé de nature quand les monarchies arabes ont vu dans la chute probable du gouvernement de Damas une opportunité pour « briser l’arc chiite » et donc la présence de l’Iran dans les terres arabes et sunnites. Avec l’arrivée massive dans le conflit de combattants djihadistes soutenus par les monarchies pétrolières [Beaugrand, 2013, p. 310-321], le problème pour l’Iran n’était plus la gestion d’une alternance politique intérieure à la Syrie, mais la forte probabilité que l’Arabie Saoudite et ses alliés ne prennent le pouvoir à Damas, ce qui ne manquerait pas de faire tomber Bagdad, un encerclement inacceptable après huit ans de guerre, pour la sécurité du territoire iranien [Hourcade, 2013, p. 276-280].
Pour éviter que le gouvernement de Damas ne s’effondre sans une alternance politique acceptable, l’Iran a soutenu la recherche d’une solution politique conduite par Lakhdar Brahimi sous l’égide de l’ONU et de la Ligue arabe, et qui s’est soldée par un échec. Ostracisé par la crise du nucléaire, et exclu des premières conférences internationales sur la Syrie par les États-Unis, l’Arabie et la France, l’Iran a dès lors amplifié son intervention militaire sur le terrain, surtout après l’émergence en 2014 de l’organisation de l’État islamique. La Force Qods, l’élite des forces spéciales iraniennes, commandée par le général Ghassem Soleymani, a encadré des milices arabes, souvent chiites, en Irak comme en Syrie tandis que le Hezbollah entrait dans le conflit pour éviter à l’Iran d’envoyer des troupes combattre en terre arabe les takfiris les « mécréants wahhabites ».
En juillet 2015, l’impasse militaire, politique et humanitaire, mais aussi l’impossibilité de maintenir longtemps la fiction du pouvoir de Bachar el-Assad ont poussé l’Iran et la Russie à agir massivement sur le terrain et à imposer une conférence internationale réunissant tous les acteurs régionaux, y compris l’Iran – désormais fréquentable après l’accord sur le nucléaire. L’Iran sait qu’il ne conservera pas toutes ses positions en Syrie, mais veut à Damas un pouvoir fort, indépendant, qui ne soit pas inféodé à l’Arabie. Au-delà de son action militaire et de sa présence qui suscite des réactions nationalistes hostiles, l’Iran a le sentiment d’avoir gagné une victoire politique majeure en étant désormais accepté comme un acteur légitime de la sécurité du Moyen-Orient.
Après la fin de la guerre Irak-Iran, on pensait à Téhéran que la situation allait se normaliser avec les pays arabes. L’avenir de l’Iran semblait s’ouvrir à l’est, vers l’Asie centrale, après le démantèlement de l’URSS, mais la permanence des risques venant de l’ouest et surtout la nouvelle puissance militaire des monarchies pétrolières ont justifié le maintien des forces armées iraniennes sur la frontière occidentale et leur renforcement le long du golfe Persique, face à l’Arabie Saoudite [Hourcade, 2010, p. 119 ; de Prémonville et Flichy de La Neuville, 2015, p. 93].
Le monde arabe proche : les monarchies pétrolières
Quand le chah d’Iran invita en septembre 1971, avec condescendance, les cheikhs des petites principautés arabes du golfe Persique aux fastueuses fêtes de Persépolis, il affirmait sa qualité d’héritier d’un empire millénaire. Le Koweït était indépendant depuis 1961, mais le Qatar, les Émirats Arabes Unis, Bahreïn et Oman ne l’étaient que depuis quelques semaines ou allaient le devenir un peu plus tard. Quant à l’Arabie Saoudite, elle ne bénéficiait pas encore pleinement de ses richesses pétrolières contrôlées par l’Aramco et les États-Unis. L’Iran, modernisé depuis la Révolution blanche, allait vers la « Grande civilisation », constatait sans déplaisir le sous-développement de ses voisins arabes et affirmait haut et fort sa fonction de gendarme d’un golfe incontestablement Persique après le départ des Britanniques.
Quatre décennies plus tard, les rapports de force sont presque inversés. L’Arabie Saoudite, associée aux autres monarchies dans le cadre du Conseil de Coopération du Golfe (CCG), est devenue une puissance régionale bénéficiant du soutien politique, économique et militaire sans limite des pays occidentaux. L’Iran en est réduit à se rapprocher des petites monarchies qui craignent moins leur voisin du Nord que la protection envahissante de leur voisin saoudien.
Le Koweït a toujours craint l’Irak plus que l’Iran dont est originaire une forte minorité de la population, mais fut un des alliés les plus déterminés de Saddam Hussein dans sa guerre contre la République islamique. Cela n’a pas empêché la bourgeoisie koweïtie, moderniste et pragmatiste, de soutenir les tentatives de médiation pour mettre un terme à une guerre qui pénalisait toute la région [Dazi-Héni, 2006, p. 252]. L’Iran est donc resté spectateur de l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990 et pendant la guerre qui a entraîné l’implantation massive et durable des forces militaires américaines dans la péninsule Arabique puis en Afghanistan et en Irak dans le cadre de la politique du Great Middle East de George W. Bush. La normalisation des relations politique et de voisinage, marquée par la visite à Téhéran du cheikh Sabah en 2014, n’a été possible qu’avec la nouvelle politique d’Hassan Rohani en Iran et celle de Barack Obama qui a conservé une base au Koweït mais retiré ses troupes d’Irak et d’Afghanistan. Un pragmatisme qui n’efface pas la méfiance de l’émirat arabe et sunnite envers son voisin iranien, républicain et chiite intervenant en Syrie.
Le Qatar dont les relations avec l’Arabie sont souvent difficiles, mais dont le wahhabisme et le soutien à certains groupes djihadistes syriens n’ont rien à envier à son puissant voisin, a toujours entretenu des liens étroits avec l’Iran avec qui il partage le gigantesque champ gazier de North Dome/South Pars. Allié sans restriction des Occidentaux, en particulier des États-Unis qui disposent à al-Hudeid de la plus grande base militaire de la région, le Qatar est également le champion de l’ouverture internationale et fut un des rares États arabes à œuvrer efficacement pour une normalisation économique et politique avec l’Iran. Téhéran et Doha soutiennent les Frères musulmans notamment en Égypte, mais s’affrontent en Syrie où l’Iran combat le groupe Ahrar al-Sham proche d’Al-Qaïda. Conscient de ces contradictions, Téhéran protège néanmoins sa relation avec ce petit émirat atypique où la population d’origine iranienne est nombreuse.
À Bahreïn, 80% de la population est arabe chiite mais gouvernée avec autorité depuis 1783 par la dynastie sunnite des Al-Khalifa. La Perse, qui revendiquait depuis 1820 cette île où elle possédait les pêcheries de perles, a abandonné ses prétentions territoriales quand l’émirat est devenu indépendant en 1971. Bahreïn fut le seul pays de la péninsule Arabique, avec le Yémen, à avoir vécu un « printemps arabe » vite réprimé par l’intervention militaire de l’Arabie saoudite (13 mars 2011). Malgré le soutien verbal de Téhéran aux émeutiers, l’Iran constatait qu’il était totalement étranger à ces mouvements populaires fondés sur des dynamiques nationales, et se trouvait dans l’incapacité d’intervenir dans un pays qui abrite la Ve flotte américaine.
Vu des Émirats Arabes Unis, l’Iran est à la fois un partenaire et un voisin menaçant. Dubaï est en effet devenu la « capitale économique de l’Iran » [Adelkhah, 2001] où 70% de la population « autochtone » est d’origine iranienne, mais le conflit entre l’Iran et Abou Dhabi à propos des trois îlots du détroit d’Ormuz occupés par l’armée du chah en 1971 est devenu un symbole irréductible de l’unité nationale, arabe et émiratie. L’opposition des EAU envers l’Iran est donc radicale et alignée sur l’Arabie, mais les désaccords entre les divers émirats et les contraintes du voisinage finissent toujours par éviter les crises ouvertes.
Le seul vrai allié de l’Iran dans la péninsule Arabique est Oman qui occupe la rive sud du détroit d’Ormuz et qui a toujours préservé son indépendance envers les Britanniques et son identité religieuse ibadite face à l’Arabie wahhabite. En 1973, les troupes iraniennes avaient contenu la révolte communiste du Dhofar. Cette proximité politique n’a pas été rompue par la Révolution islamique ou la guerre Irak-Iran puisque Oman est resté en marge des actions anti-iraniennes du CCG et a refusé en 2015 de se joindre à la « Force arabe de défense » destinée à combattre l’« ingérence iranienne » au Yémen. Enfin et surtout, le sultan Qabus et la diplomatie omanaise ont joué un rôle décisif comme intermédiaire entre l’Iran et les États-Unis, rendant possible l’accord sur le nucléaire de 2015.
Tout oppose par contre l’Iran et l’Arabie Saoudite : religion, ethnicité, système social, régime politique, économie, histoire, alliances internationales [Furtig, 2002]. Le modèle d’une société iranienne, islamique, en pleine transformation est redouté par les autorités religieuses wahhabites qui tentent de contenir les revendications en cours en Arabie. La rivalité actuelle est surtout géopolitique, car chacun des deux pays craint d’être encerclé par l’autre, ce qui explique la multiplication des conflits sur d’autres territoires. L’Arabie soutient les Taliban d’Afghanistan, les autonomistes baloutches, les factions sunnites opposées au gouvernement chiite de Bagdad, et les djihadistes de Syrie. L’Iran, trop isolé, est incapable d’initiatives, mais réagit toujours avec force quand l’occasion se présente, comme en Syrie ou au Yémen où la présence iranienne en terre arabe est dénoncée comme un retour de l’impérialisme perse (carte 2).
Pour éviter tout nouveau conflit avec le monde arabe, le président iranien Rafsandjani a cherché à normaliser les relations avec Riyad dès 1990. Un accord de sécurité fut signé en 1992, mais la présence toujours plus grande des forces américaines dans la région et surtout la mise à l’écart de l’Iran, pays de l’« axe du Mal », ont bloqué tout rapprochement durable. L’Arabie restait un allié contre la « menace iranienne ». Les visites à Téhéran du roi Abdallah et de Mahmoud Ahmadinejad en Arabie sont restées sans suite. Dès son élection en 2013, Hassan Rohani avait fait une priorité de la normalisation des relations avec l’Arabie pour ne pas bloquer la reconstruction économique du pays et envisager une concertation sur le marché pétrolier. En vain.
Les rapports de force sont cependant entrés dans une nouvelle phase avec la participation de l’Iran et de l’Arabie aux réunions internationales sur la Syrie. On commence à évoquer un partage des zones d’influence entre les deux puissances émergentes du Moyen-Orient : l’Iran gardant certains de ses acquis en Syrie et l’Arabie son influence au Yémen. Les revendications des nouvelles bourgeoisies moyennes dans l’ensemble de la région et le potentiel de développement offert par le gaz et le pétrole exercent en outre une pression sur les deux gouvernements pour accepter sinon un Yalta, du moins une coexistence pacifique. La révolution iranienne de 1979, le mouvement Vert de 2009, ou les printemps arabes de 2011 sont dans toutes les mémoires.
L’Iran face au monde arabe. Cette question n’est-elle pas dépassée aujourd’hui ? Bien sûr les héritages ethniques, religieux, culturels ou les mythes historiques pèsent lourdement dans les opinions publiques ou dans les schémas de pensée des dirigeants, surtout depuis la montée de l’Islam politique et des replis identitaires ou nationalistes, mais d’autres logiques semblent avoir émergé avec la construction des États modernes, la montée des classes moyennes et les dynamiques de la mondialisation. Depuis quatre décennies dans le Moyen-Orient, derrière le rideau des conflits religieux et ethniques, les acteurs locaux et internationaux ont changé et agissent selon un nouveau logiciel politique. La cause palestinienne ne mobilise plus les foules arabes mais Dubaï est devenu la capitale d’un nouvel espace global, transnational, autour du golfe Persique dominé par deux puissances régionales, deux États avec toute leur complexité : l’Iran et l’Arabie saoudite.
source : https://www.cairn.info
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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