par Bruno Guigue.
Lors du vingt-cinquième sommet des pays membres de l’Organisation de l’unité africaine, le 26 juillet 1987, le président du Conseil national révolutionnaire du Burkina Faso dénonce le nouvel asservissement de l’Afrique : « Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêté de l’argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés, ce sont les mêmes qui géraient nos États et nos économies, ce sont les colonisateurs qui endettaient l’Afrique auprès des bailleurs de fonds ». La dette du tiers-monde est le symbole du néo-colonialisme. Elle perpétue le déni de souveraineté, pliant les jeunes nations africaines aux desiderata des ex-puissances coloniales. Mais la dette est aussi l’odieuse martingale dont se repaissent les marchés financiers. Prélèvement parasitaire sur des économies fragiles, elle enrichit les riches des pays développés au détriment des pauvres des pays en voie de développement. « La dette dominée par l’impérialisme est une reconquête savamment organisée pour que l’Afrique, sa croissance, son développement, obéisse à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l’obligation de rembourser ».
Décidément, c’en est trop. Le 15 octobre 1987, Thomas Sankara est tombé sous les balles des conjurés au grand bénéfice de la Françafrique et de ses juteuses affaires. Mais le courageux capitaine de cette révolution étouffée avait dit l’essentiel : un pays ne se développe que s’il est souverain et cette souveraineté est incompatible avec la soumission au capital mondialisé. Voisine du Burkina Faso, la Côte d’Ivoire en sait quelque chose : colonie spécialisée dans la monoculture d’exportation du cacao depuis les années vingt, elle a été ruinée par la chute des cours et entraînée dans la spirale infernale de la dette. Le marché du chocolat pèse 100 milliards de dollars et il est contrôlé par trois multinationales. Avec la libéralisation du marché exigée par les institutions financières internationales, ces multinationales dictent leurs conditions à l’ensemble de la filière. En 1999, le FMI et la Banque mondiale exigent la suppression du prix garanti au producteur. Le prix payé aux petits planteurs étant divisé par deux, ils emploient pour survivre des milliers d’enfants. Appauvri par la chute des cours liée à la surproduction, le pays est également contraint de diminuer les taxes sur les entreprises. Privé de ressources, esclave de la dette et jouet des marchés, le pays est à genoux. La Côte d’Ivoire est un cas d’école. Un petit pays à l’économie extravertie (le cacao représente 20% du PIB et 50% des recettes d’exportation) a été littéralement torpillé par des étrangers qui ne visent qu’à maximiser leurs profits avec la complicité des institutions financières et la collaboration de dirigeants corrompus. S’il est asservi aux marchés, l’indépendance d’un pays en développement est une fiction.
Lorsqu’on analyse l’histoire du développement des pays du Sud, un fait saute aux yeux : les pays les mieux lotis sont ceux qui ont pleinement conquis leur souveraineté nationale. La République populaire de Chine et les pays développés d’Asie orientale ont mené des politiques économiques volontaristes et promu une industrialisation accélérée. Ces politiques reposaient – et reposent encore largement – sur deux piliers : une économie mixte et un État fort. Un tel constat devrait suffire à balayer les illusions nourries par l’idéologie libérale. Loin de reposer sur le libre jeu des forces du marché, le développement résulte d’une combinaison des initiatives dont l’État fixe souverain les règles. Nulle part, on ne vit sortir le développement du chapeau de magicien des économistes libéraux. Partout, il fut l’effet d’une politique nationale et souveraine. Nationalisations, relance par la demande, éducation pour tous : la liste est longue des hérésies grâce auxquelles ces pays ont conjuré – à des degrés divers et au prix de contradictions multiples – les affres du sous-développement. N’en déplaise aux économistes de salon, l’histoire enseigne le contraire de ce que prétend la théorie : pour sortir de la pauvreté, mieux vaut la poigne d’un État souverain que la main invisible du marché.
C’est ainsi que l’entendent les Vénézuéliens qui tentent depuis 1998 de restituer au peuple le bénéfice de la manne pétrolière, privatisé par l’oligarchie réactionnaire. C’est ce qu’entendaient faire Mohamed Mossadegh en Iran (1953), Patrice Lumumba au Congo (1961), Soekarno en Indonésie (1965) et Salvador Allende au Chili (1973) avant que la CIA ne les fasse disparaître de la scène. C’est ce que Thomas Sankara réclamait pour une Afrique tombée dans l’esclavage de la dette au lendemain même de la décolonisation. En matière de développement, il n’y a aucun modèle. Mais seul un pays souverain qui s’est doté d’une voilure suffisante peut affronter les vents de la mondialisation. Sans la maîtrise de son propre développement, il s’installe dans la dépendance et se condamne à l’appauvrissement. Les firmes transnationales et les institutions financières internationales ont pris dans leurs filets de nombreux pays qu’elles ont saignés pour les profits du capital. Dirigeant l’un de ces petits pays pris à la gorge, Thomas Sankara clamait le droit des peuples africains à l’indépendance et à la dignité. Il renvoyait les colonialistes de tous poils à leur orgueil et à leur cupidité. Il savait que seule la souveraineté est progressiste, et que le combat contre l’impérialisme est la même chose que le combat pour le développement.
Ce combat ne date pas d’hier. La République des soviets a dû desserrer l’étreinte mortifère des quatorze nations impérialistes qui voulaient l’étouffer. La Chine de Mao a chassé les prédateurs coloniaux et restauré la souveraineté chinoise après un siècle d’humiliations. Le Vietnam de Hô Chi Minh a vaincu les envahisseurs japonais, français et américain. Le castrisme a expulsé les États-Unis d’une île tropicale dont ils se croyaient les seigneurs et maîtres. Aujourd’hui, cet affrontement continue sur les cinq continents. En Asie orientale, la Corée du Nord est toujours dans le collimateur de Washington. Elle représente une épine dans le pied de l’impérialisme. La fonction des médias dominants est de substituer l’imaginaire à la réalité, et la représentation occidentale de ce pays insoumis en est un bon exemple. Vu de l’Ouest, Pyongyang fait figure d’accusé idéal : cette « monarchie rouge », ce « régime ubuesque », ce « goulag asiatique » réunit les stigmates de tout ce que « homo occidentalis » est censé détester. Désigné par les grands prêtres du droit-de-l’hommisme comme l’incarnation du Mal, cet État honni ferait peser, paraît-il, la « pire des menaces sur la paix mondiale ».
Mais de quelle menace s’agit-il ? Depuis son entrée fracassante dans le club des puissances nucléaires, en octobre 2006, la Corée du Nord est mise au ban des nations. Instrumentalisée par Washington, la « communauté internationale » a mobilisé les grands moyens. Résolutions onusiennes, sanctions économiques et manœuvres militaires se succèdent, sans relâche, pour isoler le régime fautif. Rangée par les États-Unis dans la catégorie des « États voyous », la République populaire démocratique de Corée est dans la ligne de mire. La propagande occidentale dépeint Kim Jong-un sous les traits d’un tyran sanguinaire faisant joujou avec la bombe, mais cette description ne repose sur aucun fait. La stratégie nucléaire nord-coréenne, en réalité, est purement défensive. Dissuasion du faible au fort, sa finalité est d’exposer l’agresseur à des représailles insupportables, et non de prendre l’initiative des hostilités. Prudents, les Nord-Coréens veulent échapper au sort de l’Irak et de la Libye, pulvérisés par les États-Unis et leurs supplétifs au nom de la « démocratie » et des « droits de l’homme ». Le bellicisme prêté à Pyongyang relève plutôt d’une inversion accusatoire dont le « monde libre » est coutumier : prompts à donner des leçons de morale, les États-Unis sont pourtant les seuls à avoir utilisé l’arme nucléaire.
À Hiroshima et à Nagasaki, ils l’ont fait sans hésitation et sans remords. Non seulement ce massacre de populations civiles (plus de 220 000 morts) fut d’une barbarie sans nom, mais il n’avait aucune justification militaire. Le Japon était prêt à capituler, et le recours à l’arme atomique visait à intimider l’URSS, dont les troupes étaient en train d’écraser l’armée japonaise en Mandchourie. Mais si la Corée a échappé à la bombe nucléaire, elle n’a pas échappé au napalm. Il faut croire que, pour la « nation exceptionnelle », carboniser des centaines de milliers de femmes, d’enfants et de vieillards ne pose aucun problème sur le plan moral. Pour fêter l’anniversaire de la double explosion, ses généraux aimaient déguster en famille une pâtisserie en forme de champignon atomique. Cinq ans plus tard, les mêmes galonnés à la bonne conscience indécrottable déchaînent le feu céleste contre les Coréens. Ces derniers échappent de peu à l’apocalypse nucléaire rêvée par Mac Arthur, mais ils subissent les effets dévastateurs d’une arme nouvelle : le napalm. Pendant la guerre de Corée (1950-1953), l’US Air Force fait un usage massif de cet explosif incendiaire. « La ville industrielle de Hungnam fut la cible d’une attaque majeure le 31 juillet 1950, au cours de laquelle 500 tonnes de bombes furent lâchées à travers les nuages. Les flammes s’élevèrent jusqu’à une centaine de mètres », relate Bruce Cummings. À l’armistice, « l’évaluation des dégâts provoqués par les bombardements révéla que sur les 22 principales villes du pays, 18 avaient été détruites au moins à 50%. Les grandes villes industrielles de Hamhung et de Hungnam avaient été détruites à 85%, Sariwon à 95%, Sinanju à 100%, le port de Chinnamp’o à 80% et Pyongyang à 75% ».
Imagine-t-on une guerre qui anéantirait 60 millions d’Américains en les carbonisant avec des bombes incendiaires ? C’est ce que la Corée du Nord a subi entre 1950 et 1953. Utilisant des armes de destruction massive, les généraux du Pentagone ont méthodiquement massacré 3 millions de personnes, soit 20 % de la population de ce petit pays qui osait leur résister. Évidemment, de telles broutilles n’entacheront jamais le prestige inégalé dont jouit l’Oncle Sam dans nos contrées. Mais à la lumière de cette histoire, on comprend mieux, en revanche, la hargne anti-impérialiste des Nord-Coréens. Il n’y a pas que le passé, au demeurant, qui incite à relativiser la passion de Washington pour la paix dans le monde. Lorsque les États-Unis jouent la vertu outragée et brandissent l’épouvantail nord-coréen, on finirait presque par oublier qu’ils détiennent 4018 têtes nucléaires, alors que la République populaire démocratique de Corée en possède une dizaine. Les cinq essais nucléaires nord-coréens ont provoqué des torrents d’indignation en Occident, mais les États-Unis en ont réalisé plus d’un millier. Enfin, ce n’est pas la Corée du Nord qui a pris l’initiative de nucléariser la péninsule, mais les États-Unis en 1958.
Lorsqu’on demande ce que viennent faire les porte-avions de l’US Navy dans la région, on répond que la Corée du Nord est un État voyou qui a violé le traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Cette accusation est absurde. Un État souverain est libre de dénoncer un traité international, et Pyongyang a annoncé la couleur en se retirant du TNP. De ce point de vue, sa situation est beaucoup moins scandaleuse que celle d’Israël. Car cet État non signataire du TNP détient 300 têtes nucléaires avec la bénédiction des puissances occidentales, alors qu’il bombarde régulièrement ses voisins et pratique l’épuration ethnique dans des territoires qui ne lui appartiennent pas. Les dirigeants nord-coréens ont beau user d’une rhétorique grandiloquente, ce petit pays de 25 millions d’habitants a conscience des rapports de force. La puissance militaire nord-coréenne représente 2% de celle des États-Unis, et sa seule ambition est de prévenir une agression extérieure dont la perspective n’a rien de fantasmatique. Farouchement attachée à sa souveraineté, fidèle à l’idéologie du « juché » (indépendance) héritée de Kim Il-sung, la Corée du Nord n’agresse personne. Contrairement aux États-Unis dont la doctrine prévoit la possibilité d’une attaque préventive, le programme nucléaire de la Corée du Nord indique à ceux qui voudraient l’attaquer qu’ils s’exposent à des représailles. Décidée à résister à toutes les pressions, la République populaire démocratique de Corée est un « domino » que Washington n’est pas près de faire tomber.
Mais s’il est contenu en Asie orientale par la puissance chinoise et l’indépendance nord-coréenne, l’impérialisme contemporain se déchaîne au Proche-Orient. En Syrie, les milliers de vies fauchées par la guerre sont les stigmates du martyr infligé à un peuple qui ne demandait qu’à vivre en paix. Gigantesque tribut payé à une folie orchestrée de l’étranger, qui a vu des mercenaires de 120 nationalités affluer au Pays de Cham pour y instaurer un nouvel « émirat ». Guerre sans pitié, où l’État syrien menacé d’anéantissement s’est battu bec et ongles, défendant l’intégrité territoriale et la souveraineté de la nation. Il fallait être naïf pour ne pas voir, dès le printemps 2011, la duplicité des gouvernements occidentaux versant des larmes sur les victimes de l’armée syrienne tout en absolvant les exactions de la rébellion armée. Difficile d’ignorer, non plus, que les combattants de la nébuleuse insurrectionnelle disposaient d’un soutien financier massif de la part des pétromonarchies du Golfe. Mais si les Occidentaux et leurs alliés régionaux voulaient en découdre avec Damas, ce n’était pas pour faire la promotion des droits de l’homme. C’était pour défendre leurs intérêts au cœur d’une région cruciale pour l’avenir énergétique de la planète. C’était surtout pour garantir la sécurité d’Israël en neutralisant l’un des derniers bastions du nationalisme arabe. Car la Syrie est au centre d’une alliance réunissant les forces qui s’opposent à la domination israélo-américaine dans la région. Elle demeure le seul État arabe debout, refusant de plier devant la puissance occupante. Elle est le pivot d’un arc de la résistance qui va de Damas à Téhéran en passant par le Hezbollah libanais et les mouvements palestiniens. Le drame, mais aussi la fierté de la Syrie, c’est qu’elle est l’enfant terrible du nationalisme arabe, le dernier vestige d’une époque où Nasser et le parti Baath inspiraient la lutte contre l’impérialisme et le sionisme.
S’imaginant qu’ils allaient provoquer sa chute à la faveur des « printemps arabes », les dirigeants occidentaux ont ignoré la légitimité dont jouissait le gouvernement syrien. Ils pensaient que l’armée régulière se déliterait sous l’effet de désertions en masse qui n’eurent jamais lieu. Aveuglés par leur lecture orientaliste de la société syrienne, ils la croyaient dominée par la minorité alaouite alors même que les principaux cadres de cet État laïc, le seul du monde arabe, étaient sunnites. Ils faisaient mine de croire à la légende d’un peuple héroïque dressé contre un despote aux abois, alors que la légitimité du président Assad se trouvait confortée, au contraire, par sa détermination à lutter contre les ennemis de la Syrie.
Les médias occidentaux ont braqué leurs caméras vers des attroupements de barbus en les faisant passer pour un soulèvement populaire, mais ils ont occulté les immenses rassemblements en faveur du gouvernement et des réformes, à Damas, Alep et Tartous, entre juin et novembre 2011. Il suffisait pourtant d’analyser de tels événements pour mesurer le véritable rapport de forces au sein du pays. Mais la myopie volontaire du regard occidental sur la Syrie a pulvérisé tous les records. L’imagination propagandiste a réduit au silence le simple bon sens, et les atrocités commises par les extrémistes, dès le printemps 2011, n’ont pas passé la rampe d’une couverture médiatique faisant le tri entre les bonnes et les mauvaises victimes.
Indice infaillible de son importance stratégique pour Washington et ses séides, la guerre de Syrie aura suscité une avalanche de mensonges sans précédent. La fable grotesque des attaques chimiques attribuées à l’armée syrienne mérite une mention spéciale du jury : elle restera à jamais dans les annales de la désinformation, à côté de la fiole de Colin Powell et des couveuses de Koweit-City. L’écran de fumée d’une « opposition syrienne démocratique » s’étant vite dissipé, il a fallu inventer un cortège d’horreurs imaginaires pour inverser la charge de la preuve. Afin de détourner l’attention de ces coupeurs de tête venus de partout et de nulle part pour exterminer les hérétiques, on s’est mis à accabler l’État syrien. On a alors monté de toutes pièces des accusations invraisemblables dont seule la crédulité d’une opinion occidentale soumise à un intense lavage de cerveau pouvait garantir l’efficacité. Il suffisait pourtant de consulter les chiffres fournis par un organisme proche de l’opposition armée (l’OSDH) pour constater que la moitié des victimes de la guerre appartenaient aux forces de sécurité syriennes. Quel meilleur démenti infligé à la fable du massacre de populations innocentes par une armée de tortionnaires ? Mais la narration dominante n’avait cure de ces broutilles, et l’opération de « regime change » voulue par Washington s’accommodait aisément de telles distorsions avec la réalité. Elle faisait fi de ce que les observateurs de la Mission dépêchée par la Ligue arabe avaient constaté entre décembre 2011 et janvier 2012, à savoir la violence déchaînée par une opposition présentée en Occident comme pacifique et tolérante, alors qu’elle était gangrenée dès l’origine par l’idéologie takfiriste, les pratiques mafieuses et l’argent saoudien.
Voulue par Washington, Londres, Paris et Ankara, financée par les monarques du Golfe, la guerre de Syrie est une guerre internationale de grande ampleur. Provoquée par l’appétit de domination impérialiste, elle a mobilisé une piétaille fanatisée, issue de masses manipulables, abruties au dernier degré par l’idéologie wahhabite. Véritable boîte de Pandore, ce conflit a fait jaillir un impressionnant florilège d’ignominies : des dirigeants occidentaux qui prétendent combattre les terroristes tout en leur procurant des armes au nom des droits de l’homme ; des États dits démocratiques qui infligent un embargo sur les médicaments à des populations civiles coupables de ne pas combattre leur gouvernement ; des familles royales sanguinaires et débauchées qui donnent des leçons de démocratie tout en sponsorisant la terreur ; et pour finir, des intellectuels français qui exigent comme un impératif moral le bombardement d’un pays qui ne nous a rien fait. De ces mercenaires crétinisés venus dévaster le berceau de la civilisation pour une poignée de pétrodollars, l’État syrien soutenu par l’Iran, la Russie et la Chine est presque venu à bout. En restaurant la souveraineté nationale sur la majeure partie du territoire habité, une courageuse armée de conscrits a infligé un camouflet à tous ceux qui rêvaient de remplacer la Syrie par une constellation d’entités confessionnelles. Calomniée sans relâche par les propagandistes occidentaux, l’armée nationale a payé un lourd tribut pour libérer le sol de la patrie.
Cette résistance d’une nation syrienne agressée par l’impérialisme ressemble, à maints égards, à celle de la nation cubaine depuis 1959. Mais l’exemplarité de la révolution castriste se mesure aussi aux calomnies qu’elle a endurées. Lors de la disparition de Fidel Castro, les chacals de la presse bourgeoise tournaient autour de sa dépouille, et on a entendu la rumeur mensongère : Fidel Castro était un tyran. Celui qui risque sa vie dans la fleur de la jeunesse, balaie la dictature de Batista, restaure la souveraineté nationale, restitue sa fierté au peuple cubain, rend la terre aux paysans, éradique la misère, fait taire le racisme, libère la femme cubaine, crée le meilleur système de santé du Tiers Monde, réduit la mortalité infantile dans des proportions inconnues dans le reste de l’Amérique latine, élimine l’analphabétisme, offre l’éducation à tous, et résiste victorieusement avec son peuple à l’agression impérialiste, est-il un tyran ? L’amour de la liberté, l’exigence avec soi-même, la fierté de n’obéir à personne, l’éthique révolutionnaire alliée au sens du réel, l’élan généreux qui triomphe de l’indifférence, la solidarité sans faille à l’intérieur comme à l’extérieur, le patriotisme qui n’éloigne pas de l’internationalisme, au contraire, mais en rapproche. Tout cela, c’est le castrisme. Communiste et fier de l’être, Fidel Castro savait que l’URSS avait liquidé le nazisme, joué un rôle décisif dans la décolonisation de l’Asie du sud-est, aidé les Arabes face à l’agression sioniste en 1967 et 1973, soutenu la lutte pour les indépendances africaines et donné le coup de grâce à l’apartheid en fournissant un appui décisif à l’ANC.
Avec la révolution castriste, Cuba a acquis une expérience historique hors du commun. Ses enseignements dépassent le cadre géographique des Caraïbes. Cette révolution n’est pas née par hasard. Victorieuse après des années de lutte acharnée, elle a pour origine l’humiliation sans précédent infligée au peuple cubain par un impérialisme américain protecteur de la dictature militaire. En le frustrant de sa souveraineté, en le soumettant aux affres du sous-développement, cette mise sous tutelle par le puissant voisin crée les conditions du sursaut révolutionnaire. Loin de sortir tout droit du cerveau enflammé de Fidel, la révolution cubaine est un mouvement populaire qui donne un visage à la fierté retrouvée des Cubains, elle est d’abord ce refus intransigeant de l’ordre impérial dicté par Washington. « El Comandante » en est l’incarnation héroïque, mais sans le mouvement des masses, la révolution était perdue. Elle n’est pas une révolution de pacotille. Elle bouleverse la société cubaine en éradiquant la misère, le racisme et l’analphabétisme qui régnaient dans la société de plantation. Elle mène une lutte infatigable, malgré les difficultés héritées d’une économie arriérée et aggravées par le blocus impérialiste, pour donner à chaque Cubain des conditions de vie décentes. Charriant son lot d’erreurs et de tentatives avortées, le travail accompli est colossal. Réforme agraire, santé gratuite, éducation pour tous, le socialisme cubain est une réalité qu’aucune propagande ne fera disparaître dans l’oubli.
Dès 1961, soit deux ans après la révolution, Cuba est l’un des rares pays en développement à avoir éradiqué l’analphabétisme. Le taux d’alphabétisation des 15-24 ans atteint aujourd’hui les 100%, et celui des adultes 99,8%, ce qui place Cuba parmi les cinq pays les plus alphabétisés au monde. Selon l’UNESCO, Cuba est le pays qui affiche le meilleur résultat d’Amérique Latine et des Caraïbes en matière d’éducation. L’île dispose d’un nombre d’enseignants record, et on y trouve le plus faible nombre d’élèves par classe dans le primaire et le secondaire. En 1959, Cuba ne comptait qu’une seule université. Aujourd’hui l’île compte 52 établissements d’enseignement supérieur. D’après l’ONU, la mortalité infantile à Cuba est de 4,2 pour 1000, soit le taux le plus faible du continent américain, USA compris, alors qu’elle s’élevait à 69,8 pour 1000 avant la révolution. L’espérance de vie à Cuba est de 80 ans, soit plus qu’aux États-Unis. Meilleur chiffre du continent américain derrière le Canada et le Chili, il correspond à la moyenne des pays riches de l’OCDE. L’École de médecine de la Havane, « la plus avancée au monde » selon l’ONU, forme aujourd’hui 11 000 jeunes venus de 120 pays. En reconnaissance de ses efforts, Fidel Castro est le premier chef d’État à recevoir la médaille de la Santé pour tous, décernée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS).
Cette révolution en profondeur qui a bouleversé la société cubaine ne fut pas un lit de roses. Petite île des Caraïbes, Cuba a repoussé l’invasion de la « Baie des Cochons » orchestrée par la CIA. Elle a conquis son indépendance au forceps, elle s’est dressée contre une superpuissance qui voulait anéantir sa révolution et restaurer l’ancien régime politique et social. Elle a fermé les bordels destinés aux Yankees, exproprié les capitalistes locaux, arraché l’économie à l’étreinte des multinationales. Méditant les expériences révolutionnaires du passé, Fidel Castro sait que les puissances dominantes ne font jamais de cadeaux. Il n’en a pas fait non plus. Mais à aucun moment il n’a suscité de violence aveugle contre le peuple des États-Unis d’Amérique, et le 11 septembre 2001 il a exprimé son dégoût pour cette tuerie. Les dirigeants des États-Unis, eux, ont organisé des centaines d’attentats contre le peuple cubain. Lors des funérailles de Fidel, un million de ses compatriotes lui ont rendu publiquement hommage. Quel dirigeant dans le monde peut se prévaloir d’une telle popularité posthume ? Cuba n’est pas un paradis tropical. La révolution suit un cours imprévisible, et elle ne change pas l’homme du jour au lendemain. Elle se débat dans d’innombrables contradictions. Les Cubains ne sont pas riches, mais ils sont fiers de ce qu’ils sont.
Lorsque la pandémie du Covid-19 a frappé le monde entier, Cuba étranglée par le blocus impérialiste a manqué de concentrateurs d’oxygène. Une catastrophe sanitaire en vue, dans un pays qui a pourtant consenti des efforts colossaux pour la santé de sa population. Refusés à Cuba par le monde occidental, ces équipements ont été aussitôt livrés par la Chine. L’internationalisme de la révolution cubaine l’a conduite à faire la guérilla en Afrique australe. L’internationalisme de la Chine socialiste lui fait livrer du matériel médical à Cuba. Il ne faut pas s’étonner que les États-Unis, avec Mike Pompeo, voient désormais dans le parti communiste chinois leur principal ennemi. Les enfants cubains en attente de leur traitement ne sont pas la priorité du « monde libre ». Pour Madeleine Albright, icône des droits de l’homme et secrétaire d’État de l’administration Clinton, les 500 000 enfants irakiens tués à petit feu par l’embargo ne comptent pas : « le prix à payer en valait la peine » (« the price worth it »). Victimes insignifiantes, passées par pertes et profits, de mesure nulle devant l’immensité des bienfaits prodigués par la démocratie d’importation. Dans une étude consacrée aux effets de l’embargo occidental contre le Venezuela, l’économiste Jeffrey Sachs a révélé qu’il avait causé 40 000 morts en trois ans. Pour la plupart, des enfants privés de traitements trop coûteux ou de médicaments désormais inaccessibles. Châtiment mérité, sans doute, des ignominies commises par les chavistes, coupables d’avoir nationalisé le pétrole et endigué la pauvreté. Le « prix à payer », en somme, pour restaurer les « droits de l’homme » dans un pays où le parti au pouvoir, victorieux aux élections, est accusé d’installer une affreuse dictature.
Entre la promotion de la démocratie occidentale et le massacre de masse, la coïncidence est frappante. Avec le monde libre, c’est toujours le même scénario : on commence avec la Déclaration des droits de l’homme et on finit avec les B 52. Père fondateur des États-Unis, le libéral Benjamin Franklin était opposé à l’installation de réseaux d’assainissement dans les quartiers pauvres, car elle risquait, en améliorant leurs conditions de vie, de rendre les ouvriers moins coopératifs. En somme, il faut bien affamer les pauvres si l’on veut les soumettre, et il faut bien les soumettre si l’on veut les faire travailler pour les riches. A l’échelle internationale, la puissance économique dominante applique exactement la même politique : l’embargo qui élimine les faibles contraindra les survivants, d’une manière ou d’une autre, à servir leurs nouveaux maîtres. Sinon, on aura recours à la pédagogie des missiles de croisière. Ce n’est pas un hasard si la démocratie américaine, ce modèle diffusé dans tous les foyers du village planétaire par Coca-Cola, a été fondée par des planteurs esclavagistes et génocidaires. Il y avait 9 millions d’Amérindiens en Amérique du Nord en 1800. Un siècle plus tard, ils étaient 300 000. Les « sauvages » du Nouveau Monde préfiguraient les enfants irakiens dans le rôle de cette humanité surnuméraire dont on se déleste sans remords. En 1946, le théoricien de la guerre froide et apôtre du containment anticommuniste George Kennan écrivait aux dirigeants de son pays que leur tâche serait de perpétuer l’énorme privilège octroyé par les hasards de l’histoire : posséder 50% de la richesse pour 6% à peine de la population mondiale. La « nation exceptionnelle » n’a pas l’intention de partager les bénéfices.
Une caractéristique majeure de l’esprit américain a favorisé cette transposition de la « démocratie américaine » à l’échelle du monde : c’est la conviction de l’élection divine, l’identification au Nouvel Israël, bref le mythe de la « destinée manifeste ». Tout ce qui vient de la nation élue de Dieu appartient derechef au camp du Bien. Cette mythologie est le puissant ressort de la bonne conscience yankee, celle qui fait vitrifier des populations entières sans le moindre état d’âme, comme le général Curtis Le May, chef de l’US Air Force, se vantant d’avoir grillé au napalm 20% de la population coréenne. Mais face à la « menace rouge », tous les moyens sont bons pour attiser la peur. L’esprit de guerre froide ne fait pas dans la nuance. Afin d’accréditer une menace soviétique suspendue comme l’épée de Damoclès au-dessus des démocraties, on prétendait depuis 1945 que l’arsenal militaire de l’URSS était nettement supérieur à celui des États-Unis. C’était complètement faux. « Pendant toute cette période, note Noam Chomsky, de grands efforts ont été déployés pour présenter l’Union soviétique plus forte qu’elle ne l’était réellement, et prête à tout écraser. Le document le plus important de la guerre froide, le NSC 68 d’avril 1950, cherchait à dissimuler la faiblesse soviétique que l’analyse ne manquait pas de révéler, de façon à donner l’image voulue de l’État esclavagiste qui poursuivait implacablement le contrôle absolu du monde entier ».
Cette menace systémique était une fiction. L’arsenal soviétique fut toujours inférieur à celui de ses adversaires. Les dirigeants de l’URSS n’ont jamais envisagé d’envahir l’Europe occidentale ou de conquérir le monde. En fait, la course aux armements – notamment à l’armement nucléaire – est une initiative typiquement occidentale, une application à la chose militaire du dogme libéral de la concurrence économique. C’est pourquoi cette compétition mortifère – l’on frôla l’apocalypse atomique en octobre 1962 – fut sciemment entretenue par Washington dès le lendemain de la victoire alliée sur l’Allemagne et le Japon. Cyniquement, le camp occidental avait deux bonnes raisons de provoquer cette compétition : la guerre avait exténué l’URSS (27 millions de morts, 30% du potentiel économique anéanti), et elle avait fantastiquement enrichi les USA (50% de la production industrielle mondiale en 1945). Forgée par la guerre, cette suprématie économique sans précédent créait donc les conditions d’une politique étrangère agressive. Bien entendu, cette politique avait un habillage idéologique : la défense du « monde libre » contre le « totalitarisme soviétique ». On peut mesurer le sérieux de ces motivations démocratiques au soutien apporté par Washington, dans la même période, aux dictatures de droite les plus sanguinaires. Cette politique impérialiste, conformément à la doctrine forgée par George Kennan en 1947, avait un objectif clair : l’épuisement progressif de l’URSS – rudement éprouvée par l’invasion hitlérienne – dans une compétition militaire où le système soviétique allait dilapider les moyens qu’il aurait pu consacrer à son développement.
Force est de constater que cette politique a porté ses fruits. Surclassée par un capitalisme occidental qui bénéficiait de conditions extrêmement favorables au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Union soviétique a fini par quitter la scène en 1991 au terme d’une compétition perdue d’avance. Pourtant rien ne semble avoir changé, et la guerre froide continue de plus belle. Près de trente ans après la disparition de l’URSS, l’hostilité occidentale à l’égard de la Russie ne faiblit pas. « De Staline à Poutine », un récit où transpire la bonne conscience occidentale attribue toutes les tares au camp adverse, incriminant une puissance maléfique dont la résilience ferait peser une menace irrésistible sur le monde prétendument civilisé. Comme si l’affrontement Est-Ouest devait absolument survivre au pouvoir communiste, on s’obstine à désigner dans la Russie actuelle une sorte d’ennemi systémique, l’empire du mal soviétique ayant été simplement repeint aux couleurs russes pour les besoins de la cause. Pour les élites dirigeantes occidentales, il faut croire que Moscou reste Moscou, et que la menace venant de l’est résiste aux changements politiques. Communisme ou pas, l’agenda géopolitique du « monde libre » demeure irréductiblement anti-russe. En un sens, les russophobes d’aujourd’hui pensent comme le général de Gaulle, qui décelait la permanence de la nation russe sous le vernis soviétique. Mais ces obsédés de l’ogre moscovite en tirent des conclusions diamétralement opposées. Visionnaire, farouchement attaché à l’idée nationale, le fondateur de la Ve République trouvait dans cette permanence une bonne raison de dialoguer avec Moscou. Les russophobes contemporains, au contraire, y voient le prétexte d’un affrontement sans fin.
De Gaulle voulait dépasser la logique des blocs en apaisant les tensions avec la Russie, tandis qu’ils entretiennent ces tensions afin de souder dans la haine anti-russe le bloc occidental. Le discours dominant en Occident durant la première « guerre froide » (1945-1990) ne cessait d’attribuer la responsabilité du conflit à l’expansionnisme soviétique et à l’idéologie communiste. Mais si la guerre froide continue, c’est la preuve qu’un tel discours était mensonger. Si le communisme était responsable de la guerre froide, l’effondrement du système soviétique aurait sonné le glas de cet affrontement, et le monde aurait tourné la page d’un conflit qu’on attribuait à l’incompatibilité entre les deux systèmes. Il n’en est rien. La Russie n’est plus communiste, et l’Occident vassalisé par Washington l’accuse quand même des pires horreurs. Une renaissance de l’hystérie anti-moscovite d’autant plus significative qu’elle succède à une décennie dont la tonalité géopolitique était fort différente. Fini, le temps où la Russie déliquescente de Boris Eltsine (1991-2000) avait les faveurs du « monde libre ». Soumise à la « thérapie de choc » libérale, elle s’était placée dans l’orbite occidentale. L’espérance de vie de la population régressa de dix années, mais ce détail importait peu. La Russie rejoignait le monde merveilleux de l’économie de marché et de la démocratie à l’occidentale. Son équipe dirigeante, elle, touchait les dividendes d’une reddition qui lui valait son adoption par l’Occident.
Malheureusement pour ce dernier, cette lune de miel a pris fin au début des années 2000. Car la Russie a redressé la tête. Elle n’a pas renoué avec le socialisme, mais restauré l’État. Elle a repris le contrôle des secteurs-clé de son économie – notamment dans l’énergie – que lorgnaient avec gourmandise les requins de la finance mondialisée. Le discours russophobe, malheureusement, n’est pas seulement un discours. Les actes ont suivi. Depuis le début des années 2000, Washington organise une confrontation avec Moscou qui se déploie sur trois fronts. Complexe militaro-industriel oblige, c’est d’abord sur le terrain de la course aux armements que Washington a déclenché les hostilités. En 1947, les USA voulaient « contenir » le communisme en enserrant l’URSS dans un réseau d’alliances militaires prétendument défensives. Dans les années quatre-vingt-dix, l’URSS n’existe plus. Pourtant, la politique des États-Unis est toujours la même, et l’Alliance atlantique survit miraculeusement à la menace qu’elle était censée conjurer. Pire, Washington élargit unilatéralement l’OTAN jusqu’aux frontières de la Russie, violant l’engagement pris auprès de Mikhaïl Gorbatchev qui accepta la réunification de l’Allemagne en échange d’une promesse de non-extension de l’Alliance atlantique dans l’ex-glacis soviétique.
Cette offensive géopolitique de l’OTAN avait évidemment un corollaire militaire. Ce fut d’abord l’installation, chez les nouveaux États-membres d’Europe orientale, d’un bouclier antimissile américain. Impensable au temps de l’URSS, ce dispositif fait peser sur Moscou la menace d’une première frappe et rend caduc tout accord de désarmement nucléaire. Ce fut ensuite la multiplication des manœuvres militaires conjointes aux frontières occidentales de la Fédération de Russie, de la Baltique à la mer Noire. Sans oublier, bien entendu, la toile de fond de cette démonstration de force : colossal, le budget militaire américain représente la moitié des dépenses militaires mondiales, crevant en 2021 le plafond des 780 milliards de dollars. En augmentation constante, il équivaut à neuf fois celui de la Russie (13 fois si l’on tient compte du budget militaire de l’OTAN). Au demeurant, l’essentiel des dépenses nouvelles accroît la capacité de projection des forces et n’a aucun caractère défensif, conformément à la doctrine de « l’attaque préemptive » fixée par les néoconservateurs depuis 2002. Dans ce domaine, rien n’arrête le progrès, et Donald Trump a annoncé, en juillet 2018, qu’il créerait une « force spatiale » distincte de l’US Air Force pour éviter que les Russes et les Chinois ne dominent ce nouveau théâtre d’opérations.
Après la course aux armements, la déstabilisation de « l’étranger proche » fut le deuxième front ouvert par les États-Unis et leurs vassaux contre Moscou. En fomentant un coup d’État en Ukraine (février 2014), ils entendaient détacher ce pays de son puissant voisin afin d’isoler davantage la Russie, dans la foulée des « révolutions colorées » qui se déroulèrent en Europe orientale et dans le Caucase. Depuis 2014, l’Ukraine est donc en proie à une crise intérieure gravissime. Le coup d’État a porté au pouvoir une clique ultra-nationaliste dont la politique a humilié la population russophone des régions orientales. Cette provocation délibérée des autorités usurpatrices de Kiev, soutenues par des groupes néo-nazis, a poussé les patriotes du Donbass à la résistance et à la sécession. Mais aucun char russe ne foule le territoire ukrainien, et Moscou a toujours privilégié une solution négociée de type fédéral. L’OTAN stigmatise et sanctionne la Russie pour sa politique à l’égard de l’Ukraine, alors que la seule armée qui tue des Ukrainiens est celle de Kiev, portée à bout de bras par les puissances occidentales. Dans cet « étranger proche », il est clair que c’est l’Occident qui défie outrageusement la Russie à ses frontières, et non l’inverse.
Après la course aux armements et la déstabilisation de l’Ukraine, c’est sur le terrain syrien que Washington a entrepris de contrecarrer Moscou. Le projet de déstabilisation du Moyen-Orient remonte en réalité au début des années 2000. Ancien commandant en chef des forces américaines en Europe, le général Wesley Clark a révélé le contenu d’un mémo classifié du Pentagone provenant du bureau du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld : « Il disait que nous allions attaquer et détruire les gouvernements de sept pays en cinq ans : nous allions commencer par l’Irak, puis ensuite nous irions en Syrie, au Liban, en Libye, en Somalie, au Soudan et enfin en Iran. Ils voulaient que nous déstabilisions le Moyen-Orient, pour le retourner sens dessus dessous, afin de le voir finalement tomber sous notre contrôle ». Cette stratégie secrète a un objectif déterminé : l’éclatement du Moyen-Orient en une myriade d’entités ethno-religieuses rivales et manipulables. Autrement dit, le démembrement des États souverains de la région, surtout s’ils persistent dans leur refus de s’aligner sur l’axe Washington-Tel Aviv. La tentative d’anéantissement de l’État séculier syrien, principal allié arabe de l’URSS, puis de la Russie, est alors le dernier avatar de cette stratégie, dont l’Afghanistan, l’Irak, le Soudan, la Libye et le Yémen ont déjà fait les frais. Afin d’y parvenir, l’impérialisme orchestre une violence généralisée destinée à déstabiliser les États récalcitrants, tout en fournissant le prétexte d’une intervention militaire prétendument vouée à éradiquer le terrorisme. Véritable stratégie du « chaos constructif », qui entretient la terreur tout en faisant semblant de la combattre, Washington tirant profit de la situation sur les deux tableaux : toute avancée du terrorisme justifie la présence armée des États-Unis, et toute défaite infligée au terrorisme se trouve portée au crédit de leur fermeté à l’encontre de ces forces maléfiques.
Cet extraordinaire tour de passe-passe a son origine dans l’organisation du « djihad » antisoviétique en Afghanistan dès la fin des années soixante-dix. Issu de l’aristocratie polonaise, le conseiller à la sécurité nationale de Jimmy Carter, Zbigniew Brzezinski, est obsédé par l’Union soviétique. Il imagine alors la stratégie consistant à déstabiliser la « ceinture verte » (musulmane) bordant le flanc sud de la Russie. A cette fin, il organise le recrutement de djihadistes issus du monde entier afin de créer « un Vietnam soviétique » en Afghanistan. A ses yeux, les djihadistes rebaptisés « combattants de la liberté » constituent des recrues de choix pour une « guerre sainte » contre le communisme athée. Une politique interventionniste qui incite l’URSS à intervenir, à son tour, au profit du gouvernement pro-communiste de Kaboul. Ce faisant, Moscou tombe dans le piège tendu par Washington, et cette erreur lui coûtera très cher. Pour mener à bien la déstabilisation du gouvernement afghan, les stratèges de la CIA s’appuient sur la puissance financière saoudienne, qui arrose les mouvements extrémistes de pétrodollars. Quant à la logistique, elle est assurée par Oussama Ben Laden, dont l’organisation fournit un canal de recrutement de combattants qui affluent du monde musulman. Dès le début des années quatre-vingt, le dispositif terroriste qu’on désignera sous l’appellation d’Al-Qaida est en place, coordonné et sponsorisé par l’axe Washington-Riyad.
De manière significative, la même stratégie impérialiste est employée contre la Chine. Comme la Russie soviétique, puis post-soviétique, le pays du milieu fait l’objet d’une sévère politique de « containment » qui rallume les feux de la guerre froide. De même que le gouvernement des États-Unis a suscité le « djihad » contre l’Union soviétique en Afghanistan, puis armé ses « proxys » du Moyen-Orient contre la Syrie, il instrumentalise la cause ouïghoure pour déstabiliser la Chine sur son flanc occidental. « Génocide », « camps de concentration », « trafics d’organes » : une propagande hallucinante jette un écran de fumée sur la réalité du Xinjiang. Les détracteurs de la Chine affirment que les Han (90% de la population) sont dominateurs. Mais s’ils avaient voulu dominer les nationalités minoritaires, Pékin ne les aurait pas exemptées de la politique de l’enfant unique infligée à l’ethnie han de 1978 à 2015. Ce traitement de faveur a stimulé l’essor démographique des minorités, et notamment des Ouïghours. Utiliser le langage servant à décoder les pratiques coloniales pour expliquer la situation des nationalités en Chine n’a aucun sens. Depuis Mao, aucune discrimination ne frappe les minorités. Malgré son éloignement et son aridité, le Xinjiang se développe au bénéfice d’une population multiethnique. Le séparatisme ouïghour est une folie que vient redoubler une autre folie : celle du djihadisme planétaire parrainé par Washington depuis quarante ans. Ceux qui soutiennent les séparatistes ouïghours et accusent Pékin de persécuter les musulmans calomnient un pays qui n’a aucun contentieux avec le monde musulman. Ils prennent parti pour des extrémistes affiliés à une organisation criminelle (Al-Qaida) dont la majorité des victimes sont de confession musulmane. Ils croient défendre les musulmans alors qu’ils servent les intérêts de Washington, qui est leur pire ennemi. L’origine des troubles qui agitent cette partie du territoire chinois n’est pas religieuse, mais géopolitique : c’est l’instrumentalisation du religieux par des organisations sectaires qui doivent l’essentiel de leur nocivité à des complicités étrangères.
Mais ce n’est pas tout. Cette Chine accusée d’opprimer ses minorités serait aussi coupable d’impérialisme hors de ses frontières. Avec la nouvelle guerre froide initiée par Washington, accuser la Chine d’être « impérialiste » présente deux avantages discursifs : on lui impute frauduleusement les travers de la politique occidentale, et on retourne contre un grand pays socialiste le tranchant du vocabulaire léniniste et maoïste. Le premier procédé relève de l’inversion maligne, qui consiste à créditer l’adversaire de ses propres turpitudes. Tactique éprouvée du voleur qui crie à l’assassin, par laquelle un Occident capitaliste passé maître dans l’art de violer les règles accuse la Chine de ne pas les respecter. Le deuxième procédé, qui consiste à utiliser contre Pékin le signifiant révolutionnaire d’origine léniniste « impérialisme », permet d’enrôler sous la bannière de Washington un gauchisme occidental inculte qui dissout ses illusions perdues dans le droit-de-l’hommisme. A l’examen des faits, on mesure toutefois l’extrême faiblesse de l’argumentaire. Si la Chine est « impérialiste », comment se fait-il que 143 pays aient accepté de coopérer avec elle dans le cadre des « Nouvelles Routes de la soie » ? Nul doute que la Chine est une puissance montante dont l’influence économique s’accroît irrésistiblement, mais l’impérialisme est tout autre chose. Ce grand pays qui ne fait aucune guerre depuis quarante ans, visiblement, utilise d’autres moyens pour convaincre ses partenaires de travailler en commun.
Durant la période maoïste, la Chine se présentait comme le chef de file du combat anti-impérialiste et le champion de la souveraineté des nations décolonisées. Unifiée et libérée par Mao, dotée de l’arme nucléaire en 1964, elle faisait figure d’exemple. A partir de 1978, Deng Xiaoping recueille l’héritage maoïste tout en amorçant un net changement de cap. Il privilégie le développement économique, et il ouvre l’économie chinoise pour attirer capitaux et technologies. C’est pourquoi il impose à la politique extérieure chinoise un « profil bas » qui favorise les échanges commerciaux avec le monde développé. Contrairement à la période maoïste, Pékin abandonne l’idéologie révolutionnaire : il s’agit désormais de construire un monde multipolaire, pacifié, où la coopération internationale favorise le développement. Mais le principe de souveraineté des États demeure l’idée-force de la politique étrangère chinoise. Avec deux conséquences : la Chine refuse de s’immiscer dans les affaires intérieures des autres pays et n’accepte aucune ingérence étrangère dans les siennes. Contrairement aux pays occidentaux, qui prétendent promouvoir la « démocratie » et les « droits de l’homme » à coups de bombardements, la Chine estime que chaque nation doit trouver sa voie et que l’ingérence est une violation de la loi internationale. Bref, elle prend au sérieux la Charte des Nations Unies et elle condamne le « regime change » pratiqué par Washington contre les gouvernements qui refusent de se soumettre.
Respectueuse de la souveraineté des États, la Chine coopère dans tous les domaines avec les pays qui le souhaitent, sans considération de leur régime politique ou de leur orientation idéologique. C’est ainsi qu’elle travaille avec le Venezuela comme avec la Colombie, ou qu’elle fait du commerce avec l’Iran comme avec l’Arabie saoudite. C’est ce que Xi Jinping nomme la politique du « gagnant-gagnant », où chacun trouve un intérêt à coopérer et respecte la souveraineté de l’autre. Une politique mise en œuvre à l’échelle planétaire, qui connaît un succès grandissant en Asie, en Afrique et en Amérique latine, autrement dit sur le terrain de chasse historique des anciennes puissances coloniales. Avec les « Nouvelles Routes de la soie », la Chine exporte des produits manufacturés et importe des matières premières, mais elle monnaye ses importations par des constructions d’infrastructures. Bénéfique pour la Chine, ce programme l’est aussi pour les pays partenaires. Car il évite les errements des politiques néo-libérales imposées par l’Occident aux pays en voie de développement. Les institutions internationales comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, en effet, exigent en contrepartie de leur concours financier la mise en œuvre de politiques d’austérité inspirées du « consensus de Washington ». La Chine, elle, n’exige rien.
En clair, sa politique prend à rebrousse-poil les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI. Les pays qui veulent travailler avec les Chinois ne sont pas contraints de privatiser les entreprises publiques, de diminuer les impôts sur les entreprises ou de faire des coupes sombres dans les budgets sociaux. Parce qu’elle s’interdit toute ingérence dans les affaires intérieures des autres pays, la Chine n’exige aucune orientation de politique économique, estimant à juste titre que cette question relève de la souveraineté nationale. Certes, elle ne prête pas à l’aveugle et préserve ses intérêts. Ses entreprises se montrent parfois gourmandes, et certains projets sont différés à la suite de désaccords persistants. Mais la Chine respecte la souveraineté de ses partenaires. Cette politique est-elle impérialiste ? Il ne faut pas confondre expansion économique et impérialisme. Car ce dernier ne se résume pas à la puissance matérielle. La Chine des Ming était déjà une grande puissance, et elle n’a jamais conquis de territoires en dehors de son aire civilisationnelle. L’impérialisme est une politique visant la soumission des autres nations, de gré ou de force, et qui impose leur alignement sur les intérêts de la puissance hégémonique. C’est une entreprise de subordination qui passe toujours, à des degrés divers, par une forme de contrainte, même si le soft power y accompagne le hard power.
En 1916, Lénine avait défini l’impérialisme comme le « stade suprême du capitalisme » en soulignant le rôle de la finance et des monopoles : « L’impérialisme est le capitalisme arrivé à un stade de développement où s’est affirmée la domination des monopoles et du capital financier, où l’exportation des capitaux a acquis une importance de premier plan, où le partage du monde a commencé entre les trusts internationaux et où s’est achevé le partage de tout le territoire du globe entre les plus grands pays capitalistes ». Cette définition est toujours d’actualité, comme en témoignent la financiarisation de l’économie et le rôle des multinationales. Mais l’impérialisme dont parlait Lénine était déchiré par les rivalités inter-impérialistes qui ont provoqué le premier conflit mondial. L’impérialisme contemporain, en revanche, est un impérialisme à vocation hégémonique : c’est l’impérialisme des États-Unis, où l’oligarchie financière mondialisée a son quartier général. Afin d’exercer ses prérogatives impériales, Washington a recours à des moyens caractérisés. En leur absence, la qualification d’une politique comme « impérialiste » relève au mieux d’un jeu de mots, au pire d’une opération de propagande. Quels sont ces instruments ? On en dénombre cinq : l’intervention militaire, la guerre économique, la manipulation médiatique, le coup d’État téléguidé et la terreur importée. Ces cinq moyens d’action constituent le véritable « pentagone » de l’impérialisme.
De ce point de vue, une comparaison factuelle entre la Chine et les États-Unis est particulièrement édifiante. Depuis quarante ans, les États-Unis et leurs vassaux ont participé à de nombreuses guerres : La Grenade, Panama, Somalie, Afghanistan, Irak, Libye, Syrie. La plupart de ces interventions militaires étaient contraires au droit international. La Chine n’en a fait aucune. Les États-Unis ont 725 bases militaires à l’étranger, la Chine une seule. Certaines de ces bases militaires sont à proximité de la Chine, qui n’a aucune base à proximité des États-Unis. Ces derniers ont un budget militaire de 740 milliards, la Chine de 260 milliards de dollars. Par habitant, les USA dépensent donc – pour leur armée – douze fois plus que la Chine. La marine de guerre des États-Unis est omniprésente dans le détroit entre la Chine et Taïwan et en Mer de Chine méridionale, tandis que la marine chinoise ne patrouille jamais entre Cuba et la Floride ou au large de Manhattan. Les États-Unis et les institutions qui en dépendent (FMI, etc..) imposent des politiques d’austérité néolibérales aux États emprunteurs. La Chine, jamais. Les États-Unis infligent des sanctions économiques à 39 pays (blocus ou embargo contre Cuba, l’Iran, la Syrie etc..). La Chine à aucun. L’immense appareil de propagande des États-Unis produit de fausses informations, notamment sur des « violations des droits de l’homme », contre les États ou les gouvernements qu’ils veulent combattre. La Chine, jamais. Les États-Unis ont orchestré ou tenté d’orchestrer des opérations de « regime change » dans de nombreux pays (Libye, Syrie, Ukraine, Venezuela, Honduras, etc..). La Chine, jamais. Les États-Unis financent des partis d’opposition ou des organisations soi-disant humanitaires dans les pays dont ils veulent déstabiliser le gouvernement. La Chine, jamais. Les États-Unis et leurs alliés ont formé, armé et manipulé des organisations terroristes pour semer le chaos chez les autres (Afghanistan, Libye, Syrie). La Chine, jamais.
source : https://www.facebook.com/Bruno Guigue
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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