De la veille au lendemain, un entretien accordé suite à un improbable concours de circonstances. L’opportunité de cet échange s’est présentée d’elle-même, durant une rencontre avec la communauté franco-colombienne de Montpellier. « Daniel est dans le coin, il serait disponible pour une interview ». Une brève recherche sur ce personnage inconnu dans l’Hexagone, symbole de la résistance en Colombie, s’impose. Daniel Mendoza Leal, avocat et journaliste exilé en France, quelques papiers dans Le Parisien, des centaines de milliers d’abonnés sur Twitter… Et la série-documentaire « Matarife » qui révèle la responsabilité criminelle de l’ancien président Alvaro Uribe Velez dans la guerre souterraine qui ensanglante la Colombie depuis trois décennies. Des révélations qui semblaient presque annoncer la mobilisation populaire qui se déroule actuellement de l’autre côté de l’Atlantique.
C’est par caméras interposées qu’on se rencontre. Pas tellement à cause du Covid, plus pour une question de sécurité. Daniel apparait, seul dans une pièce. Quelque part en France, impossible d’en savoir plus. Peut-être trop précautionneux, peut-être pas. Son parcours ? Il préfère commencer par la fin : ’ « J’ai fui mon pays car j’étais recherché par le groupe paramilitaire des Aigles Noirs, et le Bureau de Envigado, un cartel de tueurs à gages : ma vie était en danger ». Difficile, depuis la France, de s’imaginer quels sont les risques encourus pour tout engagement politique dans l’opposition en Colombie, même minime. Et celui de Daniel Mendoza n’a rien de minime. Dans « Matarife » on le voit tisser des fils qui s’éloignent, se croisent et se rejoignent. On voyage de la période Escobar au début des années 2000. Toujours avec un même visage : celui d’Alvaro Uribe, point central d’un vaste réseau criminel impliquant groupes paramilitaires, narcotrafiquants, élites financières et personnel politique. Une heure et demie d’enquête documentée, accablante, sans concession. Une véritable croisade contre une corruption qui ruisselle des plus hauts sommets de l’État et gangrène la société dans son ensemble.
Pourtant, rien ne prédestinait ce jeune avocat issu d’un milieu social aisé à un tel combat. Quand on lui pose la question, il évoque un cheminement long, fait de remises en cause et de basculements. Ses ambitions de jeunesse ? « Gagner beaucoup d’argent et obtenir une position privilégiée dans la société ». A l’orée de sa vie d’adulte, il emprunte un sillage tout tracé. Une enfance heureuse dans les quartiers chics de Bogota, des écoles bilingues à la prestigieuse université de l’Externado…. Daniel a grandi entre un père entrepreneur, pragmatique, et une mère artiste, créative, dans un cadre qui aurait pu favoriser une certaine indifférence face à une violence inhérente à la société colombienne. Les années passent, légères, puis vient l’adolescence.
Une première prise de conscience surgit en même temps que son amour pour Carmen, employée de maison : « Ca m’a marqué pour la vie parce que je me suis rendu compte que j’étais amoureux d’une femme qui ne pouvait pas s’asseoir à notre table, qui devait manger loin de nous, qui ne pouvait pas se baigner dans notre piscine. Elle vivait et dormait dans une pièce de 4 m2, à l’écart de notre famille. » La rupture entre classes sociales devenait soudainement visible. Une fracture déchirante qui ordonne les vies, règle les espoirs et éteint les rêves. A son retour d’un voyage en Europe, il découvre qu’elle a disparu. Débauchée ou forcée de quitter le domicile, Daniel n’obtient aucune explication de ses parents. Il continu sa route, porté par un cursus scolaire brillant.
A l’université, un autre amour l’emporte : celui du droit et de la littérature. Une soif inépuisable de lecture, que les écrits de Foucault, Giddens et Bourdieu tentent d’étancher. Cette fois-ci c’est le basculement, le vrai. Le point de rupture d’une vie qui quitte les sentiers battus. Bien que bercé depuis son plus jeune âge par les connivences entre son milieu social et l’ultra-violence des groupes paramilitaires, Daniel Mendoza ne supporte plus cette atmosphère macabre. « J’ai commencé à voir la nature réelle des personnes qui m’entouraient, à entendre les mères supplier qu’on leur révèle l’emplacement des fosses où on avait enterré leurs enfants. Et je me suis demandé : est-ce que tout cela fait partie de moi ? » Tout devient alors limpide : « Je n’ai vu qu’une seule issue pour échapper à ce sillage empreint de morts et de violence : me battre ». Il publie alors son premier roman « Le Diable est Dieu » chez Planeta, un écrit « viscéral » et « plein de rage ». Puis il entame un travail journalistique intense, prologue d’un engagement politique qui ne le lâchera plus.
Habité par une véritable frénésie, Daniel écrit, publie, dénonce. Le plus souvent accompagné par des journalistes et avocats renommés : Gonzalo Guillén, Julian Martinez, Juan Trujillo Cabrera… De la fondation du journal La Nueva Prensa au scandale de la Ñeñe Política, c’est tout une classe politique aux mains tâchées de sang qui se voit exposée aux au grand public. Il n’épargne personne. Duque, président en fonction élu grâce à l’argent du narcotrafic, comme Uribe, ancien chef d’état natif d’une famille fondatrice du tristement célèbre cartel de Medellin. « Le premier n’est qu’une marionnette au service du second. Uribe est un immonde sociopathe qui, lorsqu’il était gouverneur d’Antioquia, est allé jusqu’à nommer son meilleur ami à la tête du groupe paramilitaire d’extrême-droite « Bloque Metro » : une formation à l’origine des écoles de démembrement, un lieu où l’on enrôlait de jeunes tueurs pour massacrer des paysans, vivants, à la tronçonneuse. C’est sa conception du dialogue social, une réalité pour des millions de colombiens depuis presque 30 ans. » Uribe. Un nom qui revient sans cesse dans le travail du jeune journaliste : « Matarife », le nom de sa série documentaire lui est destiné. Il désigne un métier très ancien, qui n’existe plus : l’homme qui allait de village en village pour tuer les bêtes destinée à la consommation. Uribe, Matarife, deux noms pour un seul et même coupable. Celui qui était gouverneur de la région d’Antioquia lors du massacre du village paysan d’El Aro le 25 octobre 1997 par les paramilitaires d’AUC, celui qui, président, gonflait les résultats de sa politique de « sécurité démocratique » en exécutant des civils déguisés post-mortem en guérilleros. Une plongée dans l’horreur, des récits quasiment insoutenables. On se questionne. Les mots perdent de leur sens. Comme nous le rappelle Daniel, « para signifie « à côté de » : mais pas en Colombie. L’état, les groupes paramilitaires, la police, le narcotrafic et la classe politique forment un corps unitaire, dans lequel les frontières n’existent pas. » On peut se demander s’il y a encore une issue pour un pays meurtri et façonné par tant de violence. Mais aujourd’hui, c’est tout une société qui clame son désir de changement. Daniel le sait. Depuis deux mois, ce sont presque exclusivement des jeunes que l’on voit en première ligne des affrontements avec les forces de l’ordre. Une jeunesse dont on a confisqué les rêves. A laquelle on a tout volé : même la peur.
Vaincre la peur, ce pourrait-être une maxime résumant le combat de Daniel Mendoza. Un trait familier que l’on repère au fil de son travail. S’exposer, se mettre en avant, risquer, armer la société, en idées, par la dénonciation, pour qu’elle triomphe de ses démons. C’était déjà son souhait lorsqu’il publiait une photo en compagnie de Gonzalo Guillén devant la Cour Suprême de Justice colombienne pour dénoncer la fraude électorale lors de la dernière présidentielle. Un cliché devenu viral sur les réseaux sociaux, esquissant une mobilisation déjà sur le point de jaillir. « Je pense que c’est le moment où la société, au moins sur les réseaux, a commencé à perdre un peu la peur et a commencé à aller manifester. » Toujours la même démarche dans la première saison de la série-documentaire « Matarife ». Une ombre devait apparaitre à l’écran, accompagnée d’une voix off. Trop « effrayant » pour Daniel. Ce sera lui. Son visage, ses yeux, ses tatouages, à la vue de tous. Comme une cible placée sur sa propre personne.
Quand on lui demande si son quotidien a changé depuis la mise en ligne de son documentaire, la réponse et sans équivoque : « j’ai enterré ma vie ». Désormais, une grande partie de son entourage le rejette pour son engagement tandis que sa carrière d’avocat pénaliste est au point mort. Un bouleversement soudain, brutal. Il y a eu les menaces, celles des groupes paramilitaires, des organisations criminelles et de leurs tueurs à gages. Même d’Alvaro Uribe, par le biais de son compte Twitter. Puis la réalité, des caches dans des entrepôts abandonnés aux coffres de voiture de ses amis pour pouvoir se déplacer en sécurité. Malgré la peur, Daniel Mendoza continue sa croisade dans une forme d’hyperactivité militante. Il fallait témoigner, crier, hurler sa vérité : « la seule solution était de courir, de parler, de dire tout ce que je savais, et de me fracasser la tête contre le train. ».
Au bout de deux heures d’entretien, la mélancolie vient côtoyer la combativité de notre interlocuteur. La voix se fait plus basse, les pauses sont lourdes de sens. On évoque son pays natal, l’exil puis son arrivée en France. Le déchirement est palpable. Empli de rêveries poétiques, Daniel nous parle des Andes colombiennes, des « magnifiques forêts qui couvrent le territoire de la cime des montagnes jusqu’à leur tombée dans l’océan. » Il nous peint un peuple aimant, chaleureux, habitant « le plus beau pays du monde ». On se perd dans ses paroles comme on se laisserait aller au gré des vers… Telle une visite rendue au village de Macondo, contrée imaginaire du célèbre roman de Gabriel Garcia Marquez ’Cent ans de solitude’. La France a une place particulière dans son trajet : c’est dans cette société qu’il affectionne que s’ouvre sa nouvelle vie. Une opportunité de continuer son combat, à des milliers de kilomètres de Bogota.
Avant de se quitter nous échangeons encore quelques mots sur l’avenir. Daniel Mendoza nous fait part de ses inquiétudes, mais semble confiant sur la suite des évènements. Les manifestations font l’objet d’une répression féroce en Colombie, rien ne semble acquis, mais pour lui l’essentiel se trouve ailleurs : « Aujourd’hui, Alvaro Uribe est perdu et c’est quelque chose qu’il faut savoir, les jeunes ont réalisé quelque chose d’inestimable, quelque chose qu’ils ne perçoivent peut-être même pas. Ils ont affronté la pire organisation génocidaire du monde, le pire cartel des drogues qu’est le gouvernement colombien. » L’espoir supplante la peur. Il souhaite de futures négociations entre les contestataires et le pouvoir politique, garanties par des instances internationales. Il pense qu’il est temps d’ouvrir le débat sur la légalisation de la cocaïne pour enfin « encadrer ce marché, en orientant les flux financiers générés vers des domaines comme l’éducation, le financement d’infrastructures et des campagnes de prévention plutôt que vers le luxe clinquant d’une élite mortifère ». Pour lui, ce n’est « que le début d’un long chemin pour la Colombie », autre que celui de la misère ou de la violence.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir