S’il est une personnalité pouvant donner de la Chine une image au-dessus de la mêlée USA-RPC, c’est bien Kishore Mahbubani, un Singapourien d’origine indienne ayant vécu dix ans à New York en tant qu’ambassadeur aux Nations unies. Ce livre (1) n’est destiné à plaire ni à Xi Jinping ni à Joe Biden. C’est un constat richement documenté (avec une bibliographie de 17 pages en petits caractères), agrémenté d’anecdotes personnelles glanées au gré de rencontres avec les « grands de ce monde » de tous les continents.
Une remontrance à la Chine
Le premier chapitre du livre a pour titre « La plus grave erreur stratégique de la Chine ». Selon Kishore Mahbubani, la Chine a eu le tort, après la crise financière de 2008, de s’aliéner le monde des affaires des États-Unis. Alors qu’elle était devenue la deuxième puissance économique mondiale, la Chine a continué à « se prétendre aussi vulnérable que le Tchad ou le Bangladesh et à exiger que lui soient appliquées les dispositions protectrices spéciales de l’OMC » (p. 52). Semblable attitude, ressentie comme déloyale par les États-Unis et les autres économies avancées, a terni l’image de la Chine.
Comment expliquer cette « hubris qui s’est emparée de Pékin » (p. 50), cette conviction qu’elle est « un Empire du Milieu autosuffisant qui n’a pas besoin de se mêler au monde » (p. 57) ? Mahbubani pointe la faiblesse de l’interrègne de Hu Jintao (2003-2013), quand la direction du parti n’a pas été en mesure de « vérifier attentivement comment les provinces et les villes traitaient les investisseurs étrangers (…) Comme le dit le proverbe chinois bien connu, ‘les montagnes sont hautes, et l’empereur est loin’ (…) » (p. 47).
Mais la situation a changé. « Un avantage des Chinois par rapport à leurs homologues américains vient de ce qu’ils sont capables de conserver une vision globale de la situation stratégique lorsqu’ils prennent leurs décisions politiques » (p.62). Avec, d’une part, le retour du leadership central de la Chine incarné par Xi Jinping et, d’autre part, la sinophobie et le nationalisme qui ont gagné les États-Unis, « (…) comme le monde a besoin d’un nouveau champion, la Chine pourrait combler le vide. À maints égards, elle a commencé à le faire. Le discours prononcé par le président Xi Jinping à Davos, en janvier 2017, peut se résumer en une défense intellectuelle radicale des vertus de la mondialisation » (p. 63).
Dans ce match au sommet aux enjeux considérables, une nervosité bien compréhensible a valu à la RPC une … simple remontrance ; mais quid de l’équipe adverse ?
Un match qui ne se déroulé pas comme prévu
Le chapitre suivant du livre s’intitule « La plus grave erreur stratégique des États-Unis ».
Ce qui frappe d’emblée Kishore Mahbubani, c’est que « l’Amérique ne dispose d’aucune stratégie globale quant à la Chine » (p. 65). C’est difficile à comprendre quand on songe aux milliers de spécialistes qui travaillent dans des think tanks prestigieux : comment n’ont-ils pas vu venir la montée en puissance de la Chine ? D’où vient cet aveuglement que Wang Gungwu, « le plus grand historien vivant d’Asie » (p.88) n’hésite pas à comparer à la suffisance des mandarins de la Chine des Qing, persuadés de la supériorité de leur système (voir p. 89) ?
Cette arrogance qui aveugle le jugement des élites états-uniennes, tant démocrates que républicaines, qualifiée par l’auteur de « simple pensée de groupe » (p. 131), leur vient notamment de l’avantage exorbitant que leur confère la prévalence du dollar : « Le Trésor américain n’a à payer que le coût du papier. En échange de la distribution de ces feuilles de papier, le reste du monde lui envoie de l’argent réel, sous forme de liquidités durement gagnées. » (p. 74) Cette situation inique qui a valu aux États-Unis d’être qualifiés de « superpuissance voyou » (p. 73) va-t-elle durer toujours ? Réponse de Kishore Mahbubani : « Le RMB [renmibi, monnaie officielle de la Chine] ne remplacera pas de sitôt le dollar, mais cela n’empêche pas la Chine de chercher des moyens de réduire la dépendance à la devise américaine. Il est difficile de croire que si la majorité de la population mondiale perd confiance dans le dollar, aucune solution ne soit trouvée » (p. 81). Selon l’auteur du livre, « l’acceptation mondiale du dollar américain comme monnaie de réserve constitue le talon d’Achille de l’Amérique » (p. 85).
Bill Clinton a bien admis un jour « que le soleil pourrait un jour se coucher sur la suprématie américaine » (p.92), mais cet aveu, il ne l’a fait qu’après avoir quitté ses fonctions… « Je sais d’expérience, nous dit Kishore Mahbubani, que le personnel politique américain n’admettra jamais publiquement que les États-Unis puissent passer au second rang » (p.92).
Pour poursuivre notre comparaison footballistique, l’équipe US, largement favorite et sponsorisée tous azimuts, était sûre de pouvoir remporter haut la main le match contre la RPC ; mais, sur le terrain, les choses ne se déroulent pas comme prévu : après avoir fait le gros dos en début de partie, voilà que la RPC arrive à s’imposer dans tous les secteurs du jeu. Ce qui a le don d’énerver l’équipe favorite ; incapable d’adapter sa stratégie, elle se met à multiplier les fautes, regroupées sous la rubrique « cinq postulats principaux » (p. 148), qui seront sanctionnées par l’arbitre Mahbubani.
Une volée de cartes jaunes aux EU
« Primo , la confiance des Américains dans leur capacité à vaincre la Chine communiste aussi facilement qu’ils ont vaincu l’Allemagne, le Japon et l’Union soviétique repose sur l’hypothèse erronée que les défis sont de même ampleur. Or la population et les ressources des États-Unis ont toujours été supérieures à celles de leurs anciens adversaires. La Chine, elle, est quatre fois plus peuplée que les EU. Plus important encore, la civilisation chinoise est la plus ancienne à avoir vécu de façon continue sur la planète. Les États-Unis sont en concurrence non pas avec un parti communiste anachronique, mais avec une des cultures les plus anciennes et les plus vigoureuses du monde. Or lorsque des sociétés fortes et résilientes rebondissent, elles le font avec une formidable énergie civilisationnelle » (pp. 148-149).
« Secundo , en rapport avec le premier point, les États-Unis ne sont pas en compétition avec le PCC [Parti communiste chinois]. Les objectifs des dirigeants chinois ne sont pas de promouvoir le communisme à l’échelle mondiale, mais de se concentrer sur la revitalisation et le rajeunissement de la civilisation chinoise. Pour les atteindre, ils ont recruté au sein du PCC les meilleurs talents de leur pays » (p. 149). Ce souci de la qualité des cadres officiels, notamment diplomatiques, est une constante en Chine, tandis que « les ambassades américaines sont mises aux enchères. Les postes les plus convoités vont aux donateurs des campagnes présidentielles. Curieusement, même un président comme Obama, qui aurait dû faire preuve de plus de discernement, a offert un nombre record d’ambassades à de riches donateurs » (pp. 141-142), avec les conséquences désastreuses que l’on peut constater un peu partout dans le monde…
« Tertio , les États-Unis disposent de beaucoup plus de ressource par habitant que la Chine. Mais contrairement aux compétitions géopolitiques du passé, celles du futur ne seront pas déterminées par des ressources physiques. Elles le seront par des ressources intellectuelles, en particulier celles résultant des investissements en R&D [Recherche et Développement] » (p. 149). « Si les États-Unis veulent que leur budget de R&D suive celui de la Chine, dont l’économie dépassera celle des États-Unis d’ici une dizaine d’années, ils devront consentir quelques sacrifices et réduire certains postes de leur budget. Mais comme on l’a vu dans ce chapitre, cela n’arrivera pas, car les lobbies sont trop enracinés à Washington pour être contournés. La logique et le bon sens ne peuvent vaincre l’influence de l’argent dans la politique américaine » (p. 150).
« Quarto , et en rapport avec ce qui précède, les États-Unis ne forment plus une société exemplaire, juste et bien ordonnée. Si John Rawls, ou tout autre philosophe moral occidental de son espèce, l’examinait aujourd’hui, il verrait clairement qu’ils ont donné naissance à une société stratifiée par classes sociales, en remplacement de celle des Pères fondateurs, adossée à la seule classe moyenne et créée en réaction au féodalisme qu’ils avaient laissé derrière eux en Europe. Si ces premiers colons devaient reprendre vie, ils seraient sans doute choqués de constater à quel point le pouvoir politique et économique réel a été confisqué par les élites dirigeantes et est resté limité pour les autres. La tenue d’élections régulières ne change pratiquement rien à la répartition du pouvoir effectif et ne fait que maintenir l’illusion que le peuple est maître de son destin, ce qu’il n’est pas » (pp. 150-151).
« Quinto , il y a eu un moment, entre les années 1950 et 1980, où la société américaine semblait plus performante que toutes les autres. L’Amérique était alors clairement ‘la ville qui brille sur la colline’. Mais depuis la fin de la guerre froide, elle a perdu à la fois sa discipline stratégique et sa capacité matérielle et morale à inspirer le reste de l’humanité » (p. 151).
La RPC développe son jeu imperturbablement
Alors que les cartes jaunes pleuvent sur l’équipe US, la Chine prend de plus en plus d’assurance sur le terrain : le public sent que le vent a tourné.
Pourtant, bien avant la rencontre, la presse spécialisée avait prédit la débandade de l’équipe chinoise qui n’allait pas résister à l’internationalisation de la compétition : l’adhésion de la Chine à l’OMC allait être fatale à son système de jeu. Et puis on avait stigmatisé en Occident l’autoritarisme de Xi Jinping , son coach, en oubliant qu’il était vital pour la Chine de lutter contre la corruption (mise à l’écart de Bo Xilai) et contre la tentation de perestroïka à la chinoise (le PCC est très différent du PCUS [Parti communiste de l’Union soviétique]). Comme le remarque Kishore Mahbubani, « il est pratiquement impossible de convaincre un lecteur occidental que, dans le contexte actuel, le maintien d’un régime communiste fort sous Xi Jinping pourrait se révéler bon pour la Chine et pour le monde » (p. 157). C’est pourtant ce qui est en train de se passer. « Un PCC fort et compétent fournit un bien public mondial en veillant à ce que la Chine se comporte comme un élément rationnel et stable sur la scène internationale et non comme un acteur nationaliste enragé perturbant l’ordre non seulement régional, mais global » (p. 161).
« En comparaison de sa taille et de son influence, la Chine est probablement la moins interventionniste de toutes les grandes puissances. Parmi les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, elle est la seule à n’avoir pas participé à des guerres à l’étranger, loin de ses frontières, depuis la Seconde Guerre mondiale (2). Les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la France l’ont fait. Comme ce livre l’a montré dans différents domaines, l’objectif principal des dirigeants chinois est de préserver la paix et l’harmonie entre le milliard et demi de personnes vivant en Chine, plutôt que de tenter d’influencer la vie des quelque six milliards d’autres qui n’y vivent pas » p. 168-169). « On voit ainsi qu’en tant que grande puissance, la Chine s’est comportée avec sang-froid à Hong Kong » (p. 170). Quant à Taïwan, au terme d’une analyse rigoureuse, historique et juridique, il est clair pour Kishore Mahbubani que « le désir chinois de réunir Taïwan au continent constitue une restitution, pas une expansion » (p. 111).
Reste la problématique des « droits de l’homme » dont l’Occident a fait son cheval de bataille contre la Chine, en feignant d’ignorer que les droits humains fondamentaux ne se limitent pas aux libertés individuelles, mais qu’ils englobent aussi les besoins vitaux : alimentation, santé, éducation, et que, dans ces domaines, la Chine contemporaine n’a pas à rougir d’une comparaison avec ceux qui lui font la leçon. : « au cours des trente dernière années, la société américaine est la seule du monde développé où le revenu moyen de la moitié inférieure de la population a diminué. Au cours de la même période, le peuple chinois a connu la plus grande hausse de son niveau de vie de toute son histoire. Une réponse évidente des Américains à un tel constat pourrait consister à dire que les Chinois ne jouissent toujours pas des mêmes droits politiques que les Américains. C’est vrai. Mais il est non moins vrai que les Chinois révèrent l’harmonie et le bien-être social plus que les droits individuels. Toute évaluation de la Chine doit tenir compte de la longue et riche histoire de son peuple » (p. 172).
Il est de bon ton en Occident d’affirmer que le contrôle social en Chine a engendré un monde orwellien. « Pourtant, note Kishore Mahbubani, quand les médias occidentaux eux-mêmes ont rapporté les réactions des Chinois ordinaires à l’introduction du ‘système de confiance sociale’, ils ont remarqué que la plupart d’entre eux l’avaient bien accueilli parce qu’ils s’imaginaient qu’ils sauraient ainsi à qui se fier dans leurs interactions sociales et économiques » (p.183). Il faut aussi savoir que « si les Chinois accordent tant d’importance au maintien de l’ordre, c’est pour une raison essentielle : ils vivent en étroite proximité les uns avec les autres » (p.184). Mahbubani insiste : « Les rares sondages autorisés dans le pays montrent que les Chinois comptent parmi les plus satisfaits et les plus optimistes du monde. Selon une enquête réalisée en 2015 par le Pew Research Center, 88 % d’entre eux estiment que leurs enfants seront mieux lotis que leurs parents quand ils auront grandi, contre une moyenne de 51 % dans les autres pays émergents et de 32 % aux États-Unis. Si le peuple chinois souffrait à ce point de la ‘répression’, les sondages afficheraient-ils une telle confiance ? » (p. 178). Remarque supplémentaire : « La Chine autorise cent trente-quatre millions (3) de ses ressortissants à voyager chaque année librement à l’étranger » (p. 179). Aucun d’entre eux ne demande l’asile politique en Occident ; au contraire, « ces cent trente-quatre millions de Chinois choisissent librement de rentrer chez eux après leurs vacances » (p. 174).
Même sur le terrain des « droits de l’homme » au sens restreint de libertés individuelles, la Chine n’a donc pas à rougir devant son grand rival « car le risque d’être incarcéré aux États-Unis est au moins cinq fois plus élevé qu’en Chine pour peu que l’on soit né dans les 10 % les plus pauvres, et surtout au sein de la population noire » (p. 181). Et si l’on veut élargir la comparaison entre les deux géants asiatiques aussi populeux l’un que l’autre, la « dictature » chinoise et la « démocratie » indienne, là aussi le Chine s’en tire très honorablement : pour reprendre la formule d’un politologue indien, « l’Inde est une société ouverte à l’esprit fermé, et la Chine une société fermée à l’esprit ouvert. La même observation vaudrait pour la société américaine comparée à la chinoise » (p. 185).
Ainsi donc, le match qui s’annonçait facile à gagner par les États-Unis a pris une tournure inattendue en faveur de la Chine, selon la formule éculée de la « glorieuse incertitude du sport ». Les huées qui avaient salué l’entrée sur le terrain de l’équipe de la RPC ont fait peu à peu place à des applaudissements sur une grande partie des gradins.
Et les autres nations ?
Dans le chapitre intitulé « Comment les autres vont-ils choisir ? », Kishore Mahbubani se livre à des considérations géopolitiques très intéressantes, englobant les cinq continents. Ce qui le frappe, c’est que « bien des penseurs américains peinent à comprendre l’importance des réalités géographiques. La raison à cela est que les États-Unis ont la chance de posséder une des meilleures géographies du monde. Ils disposent d’un continent vaste et productif, séparé des immenses populations d’Eurasie et d’Afrique par deux océans et n’ont jamais eu à s’inquiéter que des menaces militaires posées par le Canada et le Mexique. Dans un tel environnement, les Américains ne comprennent pas le sens véritable du mot ‘géopolitique’, une combinaison des mots ‘géographie’ et ‘politique’, dont le premier est peut-être le plus important » (p. 234). Une ignorance, qui explique leur arrogance, qui explique leurs innombrables fautes politiques, mentionnées ici et là par Kishore Mahbubani : engagement injustifié en Irak et enlisement en Afghanistan (cf. p. 129), aggravation des conditions de vie en Libye (cf. p. 136), brutalité envers le milliard trois cents millions de musulmans (cf. p. 134), déclanchement de la guerre en Ukraine (cf. pp. 130, 136 et 144), trahison des « promesses qu’ils avaient faites aux Russes qu’après le démantèlement du pacte de Varsovie, il n’élargiraient pas l’OTAN à l’Est pour menacer la Russie » (p. 262)…
Impossible de résumer ici les positions de l’auteur sur l’avenir de l’Asie et les relations complexes entre ses principaux acteurs (la Chine, l’Inde et le Japon) sans oublier les onze pays de l’Asean (Brunei, Birmanie-Myanmar, Cambodge, Timor-Leste, Indonésie, Laos, Malaisie, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam). « Plus significatif encore, en termes de nombre d’habitants et de parts du PIB mondial concernés, sera probablement l’accord conclu le 15 novembre 2020 entre les dix pays de l’Asean ainsi que l’Australie, la Chine, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud. L’inde pourrait y adhérer plus tard. Baptisé PREG (Partenariat régional économique global), cet accord conduira certainement à une intégration économique plus étroite entre ces pays asiatiques. Et il inclura la Chine. Cela démontre le peu de sagesse des conseillers de Trump qui recommandaient le ‘découplage’ des économies américaine et chinoise, mais aussi des perspectives de croissance massive des quinze économies du PREG » (p. 228). « Les historiens du futur se demanderont sans doute pourquoi les décideurs américains, au cours des trois décennies qui ont suivi la fin de la guerre froide, ont focalisé leur attention sur le Moyen-Orient qui n’était pourtant déjà plus l’arène des rivalités américano-soviétiques plutôt que sur les pays d’Asie du Sud-Est qui gagnaient en importance et en prospérité » (p. 259).
Et ce n’est pas l’épisode de la commande des sous-marins, postérieur à la rédaction du livre, qui pourrait démentir cette analyse, si l’on pense à l’Australie. « En matière de défense et de culture, elle est presque entièrement dépendante des États-Unis. En 2003, le président George W. Bush l’avait d’ailleurs fièrement décrite comme le shérif adjoint des Américains (…) » (p. 229). Au lieu d’entretenir des relations correctes avec le monde asiatique, Washington est obsédé par sa rivalité avec la Chine en multipliant toutes les têtes de pont possibles pour l’encercler, au point de risquer un conflit majeur − une sombre perspective ranimée par les bruits de botte en Mer de Chine et les révélations du Wall Street Journal du 7 octobre 2021 sur la présence à Taïwan d’unités d’élite étasuniennes… Et comme le dit le professeur Stephen Walt de l’université de Harvard, cité p. 133, « l’ensemble du complexe militaro-industriel est manifestement incité à exagérer les dangers extérieurs afin de persuader le corps politique de lui accorder toujours plus de ressources. » Comment ne pas rappeler ici l’avertissement solennel délivré par Eisenhower le 17 janvier 1961 dans son discours de fin de mandat : « Le risque d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera » ?
Les dépenses militaires étasuniennes ne cessent d’augmenter, celles de la Chine aussi, contrainte de réduire son retard en la matière, au risque d’entraîner la terre entière dans un conflit suicidaire. Kishore Mahbubani en est bien conscient : « Ce livre s’achève, écrit-il, p. 265, par une conclusion paradoxale : un affrontement géopolitique majeur entre les États-Unis et la Chine semble à la fois inévitable et évitable. »
Inévitable quand on constate qu’« une énorme vague antichinoise s’est formée dans le corps politique américain » et qu’on tient compte de « la nécessité pour les Américains de trouver un bouc émissaire extérieur afin de masquer leurs problèmes socio-économiques » (p. 265).
Évitable, car « il y a non-contradiction entre les intérêts nationaux fondamentaux des deux pays. Leur principal intérêt national est d’assurer le bien-être de leur population » (p. 273). « S’ils se concentraient tous les deux sur leurs intérêts fondamentaux, à savoir l’amélioration des conditions de vie et du bien-être de leur population, ils réaliseraient qu’il n’existe pas de contradictions fondamentales entre leurs intérêts nationaux à long terme » (p. 290).
Ils ont aussi intérêt à s’unir dans une lutte commune contre le terrorisme. « Les États-Unis ont pris conscience de ce danger après le 11-Septembre. La Chine a vécu des moments similaires lorsque des terroristes recrutés dans le Xinjiang ont lancé une série d’équipées meurtrières dans plusieurs villes de la région » (p. 289). Autre terrain où la coopération s’impose absolument : l’urgence environnementale, vu qu’« il y a également non-contradiction entre l’Amérique et la Chine dans la maîtrise des forces du changement climatique. Si celui-ci rend la planète progressivement inhabitable, les citoyens américains et chinois se retrouveront compagnons de voyage sur un navire qui coule » (p. 276). « En fin de compte, c’est ce que les six milliards d’habitants du reste du monde attendent de l’Amérique et de la Chine : qu’elles se concentrent sur la sauvegarde de la planète et l’amélioration des conditions de vie de l’humanité, à commencer par celles de leur propre peuple » (p. 291).
Ce programme, de toute évidence, est déjà à l’œuvre en Chine, tant en matière environnementale (100 milliards de dollars investis chaque année dans le lutte contre le réchauffement climatique) (4) qu’en matière sociale (800 millions d’habitants sortis de la pauvreté). Tout ce dont le monde entier aurait besoin, c’est que les États-Unis en fassent de même, tant en matière environnementale (par habitant, ils envoient dans l’atmosphère deux fois plus de CO2 que la Chine) qu’en matière sociale (paupérisation de la classe moyenne), et qu’ils cessent à l’avenir de se défausser de leurs problèmes en provoquant la Chine et en encourageant ainsi le hooliganisme.
Sans un minimum de fair-play, le match du siècle risque de dégénérer en pugilat suicidaire sur le terrain et dans les gradins.
(1) Kishore Mahbubani, Le jour où la Chine va gagner. La fin de la suprématie américaine. Préface d’Hubert Védrine. Titre original : Has China won ? The Chinese Challenge to American primacy, New York, PublicAffairs, 2020. Traduit de l’anglais par Olivier Salvatori, éditions Saint-Simon, 2021.
(2) Exception faite toutefois de la Guerre de Corée (1950-1953), du conflit sino-vietnamien en 1979 et d’échauffourées à la frontière avec l’Inde.
(3) Chiffres d’avant la crise sanitaire, bien sûr.
(4) À lire notamment l’essai de Nathalie Bastianelli, Quand la Chine s’éveille verte, éd. de l’Aube, 01/10/2021 ainsi que plusieurs articles du nouveau site www.chine-ecologie.org.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir