Par Emmanuel Leroy − Octobre 2021
Mesdames et Messieurs,
Pour bien présenter les choses, et de manière un peu paradoxale, je voudrais commencer mon introduction par une conclusion, celle que fit Alexis de Toqueville, le célèbre philosophe français dans son fameux livre De la démocratie en Amérique paru en 1835 :
Il y a aujourd’hui sur la terre deux grands peuples qui, partis de points différents, semblent s’avancer vers le même but : ce sont les Russes et les Anglo-Américains. Tous deux ont grandi dans l’obscurité ; et tandis que les regards des hommes étaient occupés ailleurs, ils se sont placés tout à coup au premier rang des nations, et le monde a appris presque en même temps leur naissance et leur grandeur. Tous les autres peuples paraissent avoir atteint à peu près les limites qu’a tracées la nature, et n’avoir plus qu’à conserver.
Mais eux sont en croissance : tous les autres sont arrêtés ou n’avancent qu’avec mille efforts ; eux seuls marchent d’un pas aisé et rapide dans une carrière dont l’œil ne saurait encore apercevoir la borne (…). Pour atteindre son but, le premier s’en repose sur l’intérêt personnel, et laisse agir, sans les diriger, la force et la raison des individus. Le second concentre en quelque sorte dans un homme toute la puissance de la société (…). Leur point de départ est différent, leurs voies sont diverses ; néanmoins, chacun d’eux semble appelé par un dessein secret de la Providence à tenir un jour dans ses mains les destinées de la moitié du monde.
Presque deux siècles après la sortie du livre de Toqueville, il faut reconnaître à cet auteur d’avoir eu une certaine prescience des événements, même si l’on peut observer que depuis le XIXème siècle, c’est un peu plus de la moitié du monde que les Anglo-américains ont mis sous leur coupe, bien que l’on puisse remarquer aujourd’hui leur retrait en Irak, en Syrie et en Afghanistan, prélude sans doute à d’autres abandons, ce qu’illustre parfaitement le célèbre aphorisme prêté, entre autres auteurs, à Oscar Wilde : « Les États-Unis d’Amérique forment un pays qui est passé directement de la barbarie à la décadence, sans jamais avoir connu la civilisation. »
Sur les relations diplomatiques entre la France et la Russie depuis le 11ème siècle, force est de reconnaître qu’elles connurent des hauts et des bas et que de Henri 1er à Emmanuel Macron ce fut un peu un parcours de montagnes russes entre nos deux pays ; mais j’observe que dans la langue française, il n’existe pas de mot péjoratif pour désigner un Russe. Tout au plus, on dira un Popov ou un cosaque – ce qui pour les Russes serait plutôt un compliment – alors que pour d’autres pays voisins comme l’Angleterre ou l’Allemagne avec lesquels la France fut longtemps en guerre, les termes dépréciatifs ne manquent pas : des Godons aux Rosbifs en passant par les Schleuhs ou les Boches et je ne les citerai pas tous.
Aujourd’hui quel est l’état des lieux que l’on peut faire dans le domaine des relations franco-russes ?
On se souvient que le quinquennat de M. Macron avait commencé de manière assez ambiguë en accueillant avec faste Vladimir Poutine à Versailles en mai 2017 à l’occasion du tricentenaire de la venue de Pierre 1er en France, ce qui ne l’avait pas empêché d’accuser la Russie d’être intervenue dans la campagne présidentielle de l’année précédente. Puis, lors du Forum de Saint Pétersbourg le 25 mai 2018 le journal Kommersant avait noté qu’ « Emmanuel Macron était étonnamment soumis à Vladimir Poutine » et plus fort encore, ce qu’aucun chef d’État occidental n’avait encore admis « que l’OTAN n’avait pas tenu ses promesses faites à la Russie, que l’Occident et surtout les États-Unis étaient responsables de la dégradation des relations avec la Russie ».
Mais ce n’est pas tout, durant l’automne 2019, le président français recevait les félicitations du journal Vzgliad qui écrivait, je cite : « Macron est devenu le nationaliste n°1 en Europe […] Il se comporte comme Marine Le Pen ». La comparaison est peut-être un peu osée et parfois la presse russe, il faut le reconnaître, fait preuve d’un optimisme quelque peu excessif.
Mais toutes ces déclarations sont à remettre en perspective et surtout dans leur contexte. N’oublions pas que depuis 2016, Donald Trump est au pouvoir et que son arrivée dans l’arène politique internationale a provoqué un véritable électrochoc dans les chancelleries occidentales. La parfaite adéquation qui existait entre les capitales européennes et Washington avant l’élection de M. Trump a volé en éclat et désormais les chefs d’État occidentaux ont perdu leur chef d’orchestre et ne savent plus à quel saint se vouer, si j’ose dire.
Ceci explique en grande partie la position française durant ces 4 années, avec notamment la critique de l’OTAN et le rapprochement sur certains sujets avec les positions du Kremlin. Mais au final, n’oublions jamais que M. Macron a fait ses classes à la French American Foundation, comme ses deux prédécesseurs et un certain nombre d’autres dirigeants français, et je doute fort que cette officine créée par M.M. Giscard d’Estaing et Gerald Ford au siècle dernier soit devenue une pépinière d’agents du Kremlin.
Donc, pour résumer notre propos, M. Macron a profité du relatif effacement de l’Amérique sur la scène internationale durant les années Trump, pour tenter de faire avancer son agenda européen, quitte à relâcher un peu la pression contre la Russie, essentiellement en paroles, car dans les faits, la France ne s’est jamais désolidarisée de la politique de sanctions anti-russe votée à l’initiative de Londres et de Washington.
Pour entrer dans le vif du sujet, sur la possibilité d’une alliance entre la France et la Russie, je vous propose d’examiner la situation dans chacun des deux pays :
État des lieux en France
Il n’est pas aisé de le reconnaître tant cela est difficile à accepter mais cela fait très longtemps que la France a perdu sa souveraineté au profit d’une bourgeoisie compradore elle-même au service de l’oligarchie anglo-saxonne. On peut bien évidemment faire remonter les origines de cet abandon à la Révolution française, mais des signes avant-coureurs se faisaient déjà sentir sous l’Ancien régime.
Cela s’est fait de manière subreptice, sans à-coups majeurs, essentiellement par la corruption mais aussi par une habile politique d’influence qui a consisté à subjuguer et corrompre les élites françaises, à les convertir à l’idéologie marchande. Cela n’empêcha pas bien sûr quelques sursauts ou quelques frictions, on se souvient de Fachoda ou de Mers-El-Kébir, mais dans l’ensemble, et surtout après la parenthèse napoléonienne, la haute bourgeoisie française avait choisi son camp, celui de l’alliance avec Albion et la haute finance.
De la Restauration jusqu’à aujourd’hui – hormis quelques rares sursauts d’indépendance comme sous le règne de Charles X ou l’épisode gaullien – la France fut un pays sous influence dont l’espace de souveraineté s’est réduit comme une peau de chagrin d’année en année et dont la marge de manœuvre aujourd’hui est à peu près aussi étendue que celle dont disposait un Etat satellite membre du Pacte de Varsovie. C’est d’ailleurs ce que disait à sa façon Vladimir Poutine en 2011 : « Nous aimerions être alliés aux États-Unis, mais ce que je vois aujourd’hui (…) ce n’est pas une alliance ; parfois, j’ai l’impression que l’Amérique ne veut pas d’alliés mais qu’elle veut des vassaux ». On voit ici la parfaite maîtrise de l’art de la litote du président russe.
De fait, la France se trouve depuis les traités de Maastricht et de Lisbonne dans la situation d’un pays ayant abdiqué toute idée d’indépendance en la transférant à des fonctionnaires européens, donc non élus, qui émettent leurs directives dans la plus totale opacité et sous la pression continue des groupes de pression financiers ou idéologiques. En même temps, ayant abandonné sa monnaie au profit de l’euro, aucune politique économique nationale ne peut être lancée sans l’accord de la BCE et aucun pays ne peut prétendre à la souveraineté lorsqu’il n’est pas maître de sa monnaie, et a fortiori lorsque des juges étrangers sont maîtres de ses lois et de sa jurisprudence.
Et lorsque la république française se croit encore une grande puissance en signant un contrat mirobolant avec l’Australie, ses bons « amis » anglo-saxons se font une joie de lui rappeler quel est son rang et que dans cette alliance atlantique, malgré toutes ses courbettes et tous ses efforts, et Dieu sait si elle en a fait depuis son retour en 2009 dans le commandement intégré de l’OTAN, elle restera à jamais l’éternelle vassale.
Après avoir brossé un rapide état des lieux de la situation française, peu réjouissante il faut le reconnaître, qu’en est-il de la Russie ?
Situation de la Russie De Eltsine à Poutine, 20 ans pour reconstruire une nation
De la Rus’ de Kiev jusqu’à aujourd’hui, la vie du peuple russe n’a pas été celle d’un long fleuve tranquille, et des invasions mongoles jusqu’au démantèlement de l’Union soviétique les habitants de la grande Russie n’ont pas toujours connu une vie de quiétude ; mais quel peuple sur la terre peut se targuer de n’avoir connu que paix et prospérité ?
Pour mettre un peu de baume au cœur des Français et leur donner quelque espoir quant à l’avenir, regardons simplement les 30 dernières années qu’a connu la Russie.
En 1991, Gorbatchev est renversé et remplacé par Boris Eltsine qui appliquera à la lettre tous les conseils que lui donneront les « spins doctors » anglo-saxons et qui transformera la Russie en vaste champ de foire où tout pouvait s’acheter et se vendre. Dans la dernière décennie du siècle passé le PIB de la Russie s’effondrera de près de 50 %.
A partir de 1991, l’économie est privatisée à marche forcée et c’est le règne des oligarques et de la finance hors sol. Les partisans de la thérapie de choc menée par le professeur Jeffrey Sachs qui prônaient la libéralisation rapide des prix et du commerce, des programmes de stabilisation de l’inflation et des privatisations massives, l’ont emporté avec l’appui du FMI et de la Banque Européenne pour la Reconstruction et le Développement (BERD) qui était à l’époque dirigée, on s’en souvient, par un certain Jacques Attali avant que ce dernier ne soit contraint à démissionner en 1993 pour la gestion problématique de son établissement.
Mais au tournant du millénaire, lors de son entrée en fonction de président par intérim de la Fédération de Russie le 31 décembre 1999, Vladimir Poutine va remettre progressivement la Russie sur les rails en mettant au pas les oligarques et en restaurant la souveraineté et le prestige de l’État.
Cela ne s’est pas fait tout seul et si la Russie est sortie aujourd’hui de l’ornière, tous les problèmes ne sont pas résolus, mais à la différence de l’Europe, et notamment de la France qui semble s’enfoncer chaque jour dans un puits sans fond, la Russie à contresens de l’Occident, reconstruit sa puissance et son indépendance dans un monde qui sera multipolaire – que cela plaise ou non à Washington et à Londres -.
Mais parallèlement au redressement économique et financier spectaculaire de la Russie depuis le début du siècle, c’est surtout sur le plan militaire que la Russie a effectué un rétablissement tout à fait exceptionnel, qui a dissuadé jusqu’à présent les puissances occidentales à s’aventurer sur les voies dangereuses de l’intervention militaire.
Schématiquement, on peut considérer que la Russie à opérer ce redressement en deux périodes :
2000-2010 : La Russie reconstruit son dispositif de défense afin de sanctuariser son territoire c’est la politique du bouclier, où il est impératif d’empêcher l’OTAN d’utiliser son avantage stratégique en termes de puissance aérienne et de puissance navale.
Le développement par la Russie des systèmes anti-missiles actuellement sans équivalent dans le monde, et la mise au point de systèmes de guerre électronique qui sont capables d’annihiler une attaque massive de missiles de croisière ont tout simplement changé la donne en matière stratégique, comme l’a montré l’attaque avortée des Américains – avec la France à leurs côtés, hélas – le 31 août 2013 contre la République arabe syrienne. Les années qui suivirent verront de nombreux navires britanniques et américains subir les curieux effets de cette guerre électronique capable de transformer un redoutable cuirassé, voire un porte-avions en un inoffensif tas de ferraille. Ce ne sont pas les commandants successifs du malheureux destroyer USS Donald Cook qui pourront dire le contraire.
La seconde période 2010 -2020 est celle que l’on pourrait appeler la politique de la lance où la Russie a réussi à mettre au point tout un arsenal d’armes offensives révolutionnaires à capacité hypersonique qui réduisent à néant les velléités offensives de l’OTAN.
Ainsi, en l’espace de 20 années, la Russie a mis sur pied une politique de défense qui a tétanisé les états-majors occidentaux et qui pourrait se définir comme la possibilité d’opposer un véritable déni de guerre à tout éventuel agresseur. C’est une révolution dans l’art de la guerre et qui va bien sûr relancer le phénomène des guerres hybrides que nous observons depuis quelques années et vis-à-vis desquelles la Russie semble nettement moins bien préparée.
Après avoir fait état du retour de la puissance en Russie, et au lendemain de la victoire du parti présidentiel lors des dernières législatives, comment définir ce pays et ses institutions ?
Je crois que la meilleure définition qui n’ait jamais été donnée est celle de Winston Churchill : « La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme. » et pour moi qui l’observe et la suit depuis des décennies, je ne peux qu’acquiescer à cette laconique mais très juste définition. Et c’est sans doute une volonté de la Providence que d’avoir rendu ce pays relativement peu perméable aux influences étrangères.
Quoique, depuis la fin de l’Union soviétique et jusqu’à aujourd’hui, l’influence occidentale pour tenter de modifier l’ADN du peuple russe est plus que jamais active :
Que ce soit le par le biais des diverses ONG à vocation prétendument humanitaire, des sectes religieuses, des réseaux sociaux, de la publicité, de la mode vestimentaire même, nous voyons le poison sirupeux de l’Occident se répandre dans le corps et dans l’esprit de la société russe. Tant que les jeunes étudiants du MGU ou du MGIMO continueront d’arborer des vêtements avec l’inscription « University of Los Angeles » ou des casquettes « I love New-York », cela signifiera que dans leur tête – et de manière inconsciente, ce qui est plus grave – ils considèrent la culture américaine comme supérieure à la leur.
Sur le plan constitutionnel aussi, il reste encore des scories datant de l’ère Eltsine. Certes l’article 15 qui assurait la prévalence des traités internationaux sur les lois russes a été heureusement aboli à l’occasion de la révision constitutionnelle de 2020, mais le fameux article 13 qui interdit à la Russie de définir juridiquement sa propre conception du monde est toujours en vigueur.
Certes, cela n’a pas empêché Vladimir Poutine lors du sommet du G20 de 2019, de déclarer que « le libéralisme est obsolète » et que les valeurs libérales entrent « en conflit avec l’intérêt de la majorité écrasante de la population », mais si le libéralisme est dépassé, ce dont je suis bien convaincu, la question qui se pose alors est : par quoi le remplacer ? Et la Russie n’a toujours pas répondu à cette question.
En conclusion, que pouvons-nous tirer de tout ce que nous venons de voir ?
En ce qui concerne la France institutionnelle, tant qu’elle n’aura pas recouvré une pleine et entière souveraineté, aucune alliance politique avec la Russie ne sera possible, puisque le jeu des puissances thalassocratiques avec lesquelles la France est embarquée, est justement d’isoler, d’encercler et de faire chuter le dernier adversaire qui leur reste sur le continent.
Alors, si aucune alliance de nature politique entre la Russie et la France n’est envisageable aujourd’hui… que faire ?
Sans être un adepte du marxisme-léninisme, mes amis m’accorderont cette qualité, je dois reconnaître certaines vertus à la praxis marxiste et à ce sujet je me souviens qu’au siècle dernier, quand il y avait encore un Parti communiste en France, lorsque l’unité d’action au sommet entre les dirigeants de gauche n’était plus possible, on prônait alors l’unité d’action à la base entre les militants des différents partis.
Eh bien en quelque sorte, c’est la voie qui nous est ouverte, celle de l’action par la capillarité qui consiste à tisser des liens, chacun à son niveau, dans le domaine culturel – comme l’érection de la statue de Jeanne d’Arc à St Petersbourg, ce qui n’est pas un événement anodin, ou encore la présentation à Paris de la prestigieuse collection Morozov – et bien sûr dans le monde des idées avec le travail inlassable du Dialogue Franco-russe, et aussi avec les Journées du livre russe de notre ami Dimitri de Kochko et avec les multitudes d’associations russophiles qui œuvrent chacune dans leur domaine pour tisser les liens d’amitié entre nos deux pays et parmi lesquelles notre jeune Institut 17/17 entend également jouer son rôle.
Quant à moi, comme disait Léon Bloy, j’attends les Cosaques et le Saint-Esprit… Quoique, les Cosaques nous ayant fort aimablement accueillis aujourd’hui, attendons surtout le Saint-Esprit !
Emmanuel Leroy
<strong><a href="https://blockads.fivefilters.org/">Adblock test</a></strong> <a href="https://blockads.fivefilters.org/acceptable.html">(Why?)</a>
Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone