Derrière les appels à la Russie pour qu’elle « ouvre les robinets » du gaz russe pour approvisionner l’Europe, se cache la volonté de contraindre la Russie à approvisionner l’Europe en gaz via le gazoduc ukrainien.
Par Alastair Crooke – Le 10 octobre 2021 – Source Al Mayadeen
En 2010 déjà, Anglo Codevilla, écrivant dans The American Spectator, a mis le doigt sur le moment précis, au lendemain de la crise financière de 2008, où les élites américaines « ont affirmé leur droit de décider, ad hoc, de la réponse à la crise [en renflouant les banques]… Et de tant d’autres sujets – en supposant que ces questions dépassaient la compréhension du grand public… ».
« La classe dirigeante », écrit Codevilla, « … a été formée par un système éducatif qui l’a exposée aux mêmes idées, et lui a donné une orientation remarquablement uniforme, ainsi que des goûts et des habitudes bien ancrés. Il s’agit d’un canon social de jugements sur le bien et le mal, avec une histoire sacrée séculaire, des péchés et des saints. Utiliser les bons mots et éviter les mauvais lorsqu’on se réfère à de tels sujets – parler la langue « en vogue » – sert de badge d’ « identité ».
Aujourd’hui, ce sont principalement les « non vaccinés » qui sont déclarés moralement inadéquats, mal éduqués – et même assimilés aux « platistes » du Moyen Âge. Le champ d’application de la nouvelle idéologie morale s’étend toutefois plus largement et inclut ceux qui n’adhèrent pas à l’agenda vert et aux droits des LBGTQ – sans esprit critique.
Ce discours de l’élite dirigeante a maintenant pénétré la « science », la fracturant en une série de non sequiturs 1, imposées sous la contrainte. La « science » s’appuie désormais davantage sur l’enrôlement d’« alliés » (tels que Big Pharma) dans un processus de « mise en boîte noire » des revendications. Les faits deviennent alors des « boîtes noires » qui résistent à l’ouverture – et à l’examen.
Ainsi, des segments clés de la société nationale font l’objet d’un opprobre moral et sont exclus de leur pleine participation à la société – et menacés de sanctions qui, si elles sont appliquées, pourraient détruire leurs moyens de subsistance. Ce qui se passe en parallèle, c’est que cette idéologie d’exclusion est tournée vers l’extérieur. Aujourd’hui, ce sont la Hongrie et la Russie qui, dans le langage « in » de l’identité, deviennent les platistes qui ne voient tout simplement pas correctement « l’urgence climatique » – elle dépasse leur compréhension élémentaire.
Ainsi, la Russie est aujourd’hui jugée responsable de la flambée des prix du gaz en Europe – simplement parce qu’elle ne comprend pas correctement l’impératif pour l’Europe d’atteindre le plus rapidement possible le « zéro émission nette de carbone » . L’« analphabétisme » de la Russie en matière de climat est le problème, suggèrent les dirigeants européens avec condescendance ; la Russie doit pomper plus de gaz vers l’Europe – c’est aussi simple que cela.
Cependant, derrière la pénurie de gaz et d’énergie en Europe (dont une partie est due à un été chaud et sec dans une grande partie du monde, mais dont une grande partie est auto-infligée : par les politiques de concurrence de l’UE, en permettant au stockage de gaz de diminuer ; et la ruée vers le « zéro net »), il y a une dimension géopolitique que l’UE utilise à ses propres fins.
Les médias de l’establishment insistent sur ce récit politiquement égoïste selon lequel la Russie ne fournirait pas suffisamment de gaz à l’Europe, parce qu’il est devenu plus important pour la classe politique de maintenir une « ligne de démarcation » narrative que de définir clairement l’approche politique de la crise énergétique.
En effet, derrière les appels lancés à la Russie pour qu’elle « ouvre les robinets » de son gaz pour approvisionner l’Europe, se cache la volonté de contraindre la Russie à approvisionner l’Europe en gaz via le gazoduc ukrainien. Pour renforcer cette position, la Troisième directive sur l’énergie de l’UE est utilisée comme une arme – en retardant (de plusieurs mois) l’approbation réglementaire de l’UE pour autoriser Nordstream à commencer à pomper du gaz. Ce gazoduc est peut-être autorisé, mais il devra attendre.
L’idée est que si la Russie était obligée d’ouvrir les robinets de gaz – via le gazoduc ukrainien – non seulement Kiev en bénéficierait grâce à des droits de transit supplémentaires (Zelensky réclame 3 milliards de dollars), mais cela libérerait également certains États de l’Est de l’UE de leur crainte de devenir les otages d’un éventuel « monopole » allemand sur l’approvisionnement en gaz de l’Europe via Nordstream 2.
Mais si la Russie faisait l’affaire de l’UE et que Gazprom fournissait du gaz via l’Ukraine, alors Bruxelles crierait à coup sûr : « Vous voyez ! Après tout, l’Europe n’a pas besoin de Nordstream 2. Nous pouvons obtenir le gaz via l’Ukraine » (et ainsi gagner un point de pression ukrainienne sur la Russie).
Codevilla, dans sa prescience qui remonte maintenant à dix ans, a défini nos classes dirigeantes comme ayant pour « premier principe que « nous » sommes les meilleurs et les plus brillants, tandis que le reste de l’humanité est rétrograde, raciste et dysfonctionnel – à moins d’être correctement contraint ».
Ainsi, l’UE s’auto-proclame comme un monopsone extraordinairement important dans le domaine de l’énergie notamment (« monopole » signifie qu’il y a un seul vendeur, alors que « monopsone » signifie qu’il y a un acheteur dominant). L’UE utilise son marché fortement réglementé et contrôlé comme une arme pour projeter son « pouvoir » – et comme un levier pour essayer de forcer les fournisseurs, tels que Gazprom, à vendre de l’énergie à l’Europe à un prix inférieur au coût (pour le privilège d’approvisionner ce marché élitaire de 400 millions d’habitants). Parce que nous sommes les meilleurs et les plus brillants.
La Russie, bien sûr, remplira son obligation de faire transiter le gaz vers l’Europe par l’Ukraine, jusqu’au dernier BTU de son obligation contractuelle – mais pas un seul BTU de plus. Et elle ne sera pas prise en otage par la Troisième directive sur l’énergie de l’UE. L’UE n’est pas un monopsone gazier. La Russie peut vendre son gaz ailleurs (en Asie). Nordstream peut rester vide pendant les prochains mois si nécessaire.
Si cela n’est pas bien compris, de nombreux Européens auront froid et faim cet hiver.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
Notes
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