Par Caitlin Johnstone, journaliste indépendante basée à Melbourne, Australie.
Source : RT, 28 octobre 2021
Traduction : lecridespeuples.fr
Le premier jour de la procédure d’appel des États-Unis dans l’affaire d’extradition de Julian Assange, des adultes ont fait valoir devant le tribunal que le gouvernement américain pouvait garantir qu’il ne traiterait pas le fondateur de WikiLeaks aussi cruellement qu’il traite ses autres prisonniers.
J’aimerais que ne soit qu’une plaisanterie.
Dans leur compte rendu de la procédure de mercredi, Kevin Gosztola et Mohamed Elmaazi du média en ligne The Dissenter rapportent que l’accusation a fait valoir que « la Haute Cour devrait accepter l’appel sur la base que le gouvernement américain a offert des « assurances » qu’Assange ne sera pas soumis à des Mesures administratives spéciales (SAM) ou incarcéré à ADX Florence, une prison super-maximum dans le Colorado. »
Cela signifie qu’afin d’annuler le verdict de rejet de la demande d’extradition que la juge Vanessa Baraitser a issu en janvier au motif que le système pénitentiaire américain notoirement draconien est trop cruel pour garantir la santé et la sécurité d’Assange, l’accusation a établi comme l’un de ses motifs d’appel que les Etats-Unis peuvent offrir des « assurances » qu’ils ne lui infligeraient pas certaines de leurs mesures les plus brutales. Celles-ci incluraient les Mesures administratives spéciales susmentionnées, dans lesquelles les prisonniers sont si isolés qu’ils disparaissent effectivement de la surface de la terre, ou l’envoi à ADX Florence, où tous les prisonniers sont maintenus à l’isolement 23 heures par jour.
Ce qui est ridicule à propos de ces « assurances », en dehors de leur absurdité, c’est que dans son propre argumentaire juridique, le gouvernement américain se réserve le droit de revenir sur ces assurances à tout moment et d’imposer à Assange des SAM ou des peines d’emprisonnement dans des établissements de sécurité maximale s’il le juge nécessaire. Comme l’explique Amnesty International,
Ils disent : nous garantissons qu’il ne sera pas détenu dans un établissement à sécurité maximale et qu’il ne sera pas soumis à des Mesures administratives spéciales, et qu’il obtiendra des soins de santé. Mais s’il fait quelque chose que nous n’aimons pas, nous nous réservons le droit de ne pas le garantir, nous nous réservons le droit de le placer dans un établissement à sécurité maximale, nous nous réservons le droit de lui imposer des mesures administratives spéciales. Ce ne sont pas du tout des assurances. Il n’est pas si difficile de regarder ces assurances et de dire : elles sont intrinsèquement non-fiables, elles promettent de faire quelque chose et se réservent ensuite le droit de rompre la promesse.
Donc, l’argumentaire juridique de l’accusation ici est en substance : « Nous promettons que nous ne traiterons pas Assange aussi cruellement que nous traitons nos autres prisonniers, à moins que nous décidions de le faire. »
Ce n’est pas seulement une réflexion sur la faiblesse du recours en extradition, c’est une réflexion sur la sauvagerie de toutes les démocraties dites libres qui se sont impliquées dans cette affaire.
Les mêmes avocats du gouvernement américain ont fait valoir qu’Assange ne devrait pas se voir refuser l’extradition aux États-Unis depuis le Royaume-Uni pour des raisons humanitaires comme dans le cas de l’activiste Lauri Love, car Love souffrait à la fois de maux physiques et psychologiques alors que les maux d’Assange ne seraient que psychologiques. Ils se sont présentés devant le tribunal et ont fait valoir cet argument alors même qu’Assange souffrait visiblement et était malade lors de sa comparution vidéo de la prison de Belmarsh, à laquelle il n’a pu assister que par intermittence en raison de sa fragilité physique.
« Pour mon journal, je travaille en tant que partenaire média de WikiLeaks depuis 2009 », a tweeté la journaliste Stefania Maurizi qui a assisté à l’audience par liaison vidéo. « J’ai vu Julian Assange dans toutes sortes de situations, mais je ne l’ai jamais vu si mal et si dangereusement maigre. »
Ils brutalisent donc ouvertement un journaliste parce qu’il a dénoncé des crimes de guerre américains, tout en affirmant qu’on peut leur faire confiance pour le traiter avec humanité et lui donner un procès équitable en cas d’extradition. Ceci après qu’il a déjà été confirmé que la CIA avait comploté pour le kidnapper et l’assassiner sous l’administration Trump, après que le public a appris que l’accusation s’était appuyée sur le faux témoignage d’un pédophile condamné et diagnostiqué sociopathe, après qu’il a été révélé que la CIA avait espionné Assange et ses avocats à l’ambassade d’Équateur, et après que l’agent du renseignement Jeffrey Epstein soit décédé dans des circonstances très suspectes dans une cellule de prison américaine.
Les pires atrocités de l’histoire ont toutes été légales. Tous les pires exemples de génocide, d’esclavage, de tyrannie et d’effusion de sang ont été autorisés ou activement facilités par l’État. La persécution d’Assange vise à faire entrer l’emprisonnement des journalistes dans cette catégorie.
L’objectif est de créer un précédent juridique qui permet que les journalistes qui dénoncent les crimes des puissants soient persécutés non pas secrètement comme cela se fait normalement dans les « démocraties libres », mais au grand jour. De dire aux journalistes : « Nous vous jetterons en prison si vous vous mettez en travers de notre chemin ».
Ce qui rend ce précédent particulièrement dangereux, c’est qu’il ne menace pas seulement d’emprisonner les journalistes américains qui dénoncent les crimes américains, mais n’importe quel journaliste n’importe où dans le monde. Il s’agit d’un journaliste australien sur le point d’être extradé du Royaume-Uni pour avoir publié des faits sur les crimes de guerre américains dans les pays que Washington a envahis. L’objectif est de mettre en place un système où n’importe qui dans le monde aligné sur les États-Unis peut être jeté dans son système pénitentiaire pour avoir publié des faits gênants.
C’est la sauvagerie du monde occidental dans ce qu’elle a de plus transparent. Ce n’est pas le plus grand mal que l’empire centralisé aux États-Unis ait commis ; cette distinction serait certainement réservée à ses actes de massacre militaire de masse qu’il inflige à notre espèce en toute impunité depuis des générations sur tous les continents. Mais c’est le mal le plus effronté. Le plus manifeste. C’est la partie la plus puissante de la structure de pouvoir la plus dépravée sur terre qui nous regarde droit dans les yeux et nous dit exactement ce qu’elle est.
Et si nous pouvons vraiment regarder cette bête et ce qu’elle fait en ce moment, vraiment la voir avec les yeux grands ouverts, cela révèle bien plus sur ceux qui nous gouvernent que tout ce qu’un journaliste n’a jamais exposé.
***
En France, Le Monde et Mediapart sont de beaux exemples de cette fausse gauche atlantiste, qui a soutenu les groupes terroristes en Syrie (en les présentant comme des « rebelles », démocrates ou autres), diffamé Assange et porte le folliculaire Navalny aux nues. Cf. par exemple cet éditorial du Monde suite à l’arrestation d’Assange et à son inculpation par les Etats-Unis, développements qui lui donnaient entièrement raison : au lieu de faire son mea culpa, Le Monde s’enfonce ignominieusement :
« Julian Assange est un justiciable comme les autres. Ses démêlés avec la police ont commencé parce qu’il a refusé de se rendre à une convocation de la police suédoise qui souhaitait l’entendre après les plaintes de deux femmes pour agression sexuelle, au motif fantaisiste, à l’époque, qu’il craignait que la Suède ne le livre à la CIA. Il a eu tort de refuser de s’expliquer sur ces graves accusations. »
Comme l’établit le rapporteur de l’ONU sur la torture, Nils MELZER, lorsqu’il était réfugié à Londres, la Suède a refusé d’interroger Assange à l’ambassade d’Equateur ou via vidéo (alors que durant la même période, de tels interrogatoires de suspects entre la Suède et l’Angleterre ont eu lieu dans 44 autres cas) et de lui garantir qu’il ne serait pas extradé :
« Assange n’a pas cherché à se cacher de la justice. Par l’intermédiaire de son avocat suédois, il a proposé aux procureurs plusieurs dates possibles d’interrogatoire en Suède. Cette correspondance existe. Ensuite, les événements suivants se sont produits : Assange a eu vent du fait qu’une affaire criminelle secrète avait été ouverte contre lui aux États-Unis. À l’époque, cela n’a pas été confirmé par les États-Unis, mais aujourd’hui nous savons que c’était vrai. À partir de ce moment, l’avocat d’Assange a commencé à dire que son client était prêt à témoigner en Suède, mais il a exigé l’assurance diplomatique que la Suède ne l’extraderait pas aux États-Unis. [Ce risque était tout à fait réel, car] quelques années auparavant, le personnel de sécurité suédois avait livré à la CIA deux demandeurs d’asile, tous deux enregistrés en Suède, sans passer par la moindre procédure judiciaire. Les abus ont commencé à l’aéroport de Stockholm, où ils ont été maltraités, drogués et transportés par avion en Égypte, où ils ont été torturés. Nous ne savons pas s’il s’agit des seuls cas de ce type. Mais nous sommes au courant de ces deux cas car les hommes ont survécu. Tous deux ont par la suite déposé plainte auprès des agences des droits de l’homme de l’ONU et ont obtenu gain de cause. La Suède a été obligée de payer à chacun d’eux un demi-million de dollars en dommages et intérêts. Les avocats d’Assange affirment que pendant les près des sept ans au cours desquels leur client a vécu à l’ambassade d’Équateur, ils ont fait plus de 30 offres pour organiser la visite d’Assange en Suède, en échange d’une garantie qu’il ne serait pas extradé vers les États-Unis. La Suède a refusé de fournir une telle garantie en faisant valoir que les États-Unis n’avaient pas fait de demande formelle d’extradition. »
Voir également l’infâme article de Mediapart Julian Assange, l’histoire d’une déchéance, qui prend au sérieux les accusations de viol et valide sans l’ombre d’une preuve la thèse de la collusion avec la Russie (réaffirmées dans l’article de Mediapart sur les projets d’enlèvement et d’assassinat d’Assange par la CIA, commodément attribués à Trump, comme s’il ne s’agissait pas du modus operandi de la CIA depuis des décennies) :
[…] Depuis Londres, le fondateur de WikiLeaks annonce qu’il refuse de se rendre en Suède au motif que cette procédure n’est qu’un prétexte. Selon lui, dès qu’il foulera le sol suédois, les États-Unis demanderont son extradition pour être jugé pour espionnage, crime passible de la peine capitale. Sous le coup d’une procédure d’extradition accordée par la justice anglaise, Julian Assange va tout d’abord mener une bataille juridique pour en obtenir l’annulation. Une fois tous les recours épuisés, il se réfugie, le 19 juin 2012, dans les locaux de l’ambassade de l’Équateur qui lui accorde l’asile politique. Il y restera cantonné dans une pièce de l’immeuble sans pouvoir sortir au risque d’être immédiatement interpellé par les policiers britanniques qui le surveillent en permanence.
Avec ces accusations sexuelles, Julian Assange tombe de son piédestal. Son image de chevalier blanc se fissure et, même au sein de WikiLeaks, des langues se dénouent, dévoilant un tout autre visage. De nombreux témoignages décrivent un homme égocentrique, intransigeant et exigeant de ses collaborateurs une obéissance absolue.
Dès septembre 2010, plusieurs membres de WikiLeaks quittent l’organisation en raison d’un désaccord sur la manière dont Julian Assange gère la publication des « leaks » et son refus de toute critique. Selon le site Wired, six volontaires ont quitté l’organisation à ce moment-là. Sur le tchat interne de l’organisation, Julian Assange leur aurait lancé : « Je suis le cœur de cette organisation, son fondateur, philosophe, porte-parole, codeur original, organisateur, financeur et tout le reste. Si vous avez un problème avec moi, faites chier. »
Parmi les défections, figure celle de Daniel Schmitt, porte-parole de WikiLeaks, qui annonce sa démission dans les colonnes du Spiegel. « Julian Assange réagit à toute critique avec l’allégation que je lui ai désobéi et que j’ai été déloyal vis-à-vis du projet. Il y a quatre jours, il m’a suspendu – agissant comme le procureur, le juge et le bourreau en une personne », accuse-t-il. Daniel Schmitt racontera en détail son conflit avec Assange dans un livre paru en 2011, Inside WikiLeaks. Dans les coulisses du site internet le plus dangereux du monde (Grasset, 2011).
En début d’année 2011, un autre collaborateur de WikiLeaks, Julian Ball, claque la porte de l’organisation trois mois après y être entré. Il rejoint le Guardian et décrit, dans un article publié en septembre 2011, un Julian Assange tyrannique, plus préoccupé par sa propre défense que par les idéaux de WikiLeaks. En 2014, c’est Andrew O’Hagan, l’auteur d’une Autobiographie non autorisée publiée en 2011, qui se répand dans la presse. « Il voit chaque idée comme une simple étincelle venant d’un feu dans son propre esprit. Cette sorte de folie, bien sûr, et l’étendue des mensonges de Julian m’ont convaincu qu’il était probablement un petit peu fou, triste et mauvais, malgré toute la gloire de WikiLeaks en tant que projet », affirme-t-il.
Beaucoup s’interrogent également sur la ligne éditoriale de Julian Assange. Le rédacteur en chef de WikiLeaks est notamment accusé d’être trop indulgent, voire trop proche, de la Russie, pays sur lequel l’organisation n’a publié que peu de documents. Plusieurs interventions de Julian Assange surprennent, comme lorsqu’il assure, durant quelques mois en 2012, une émission de géopolitique sur la chaîne Russia Today (RT), The Julian Assange Show. Ou lorsque, à l’occasion d’une table ronde organisée pour les dix ans de RT, il livre un discours dans lequel il appelle « à oublier le concept de liberté individuelle, qui n’existe plus ».
La question de la proximité de WikiLeaks avec la Russie va devenir centrale avec la publication, en 2016, des DNC Leaks. Le 22 juillet, trois jours avant l’ouverture de la convention annuelle du Parti démocrate, WikiLeaks publie 19 252 mails piratés dans les ordinateurs de sa direction, le Democratic National Committee (DNC). La convention doit justement entériner l’investiture d’Hillary Clinton comme candidate démocrate à l’élection présidentielle américaine. Or, les mails révèlent une collusion dans la direction du parti visant à défavoriser son principal concurrent, Bernie Sanders.
Les DNC Leaks vont empoisonner la campagne d’Hillary Clinton et faire le délice de son adversaire républicain Donald Trump qui ira jusqu’à déclarer : « I Love WikiLeaks. » Le malaise est encore accentué par les déclarations de Julian Assange qui assume avoir publié ces « leaks » afin de nuire à Hillary Clinton, qu’il voit comme « un problème pour la liberté de la presse », et reconnaît avoir volontairement fait coïncider leur publication avec la convention démocrate. […]
WikiLeaks s’isole encore plus lorsque l’enquête sur le piratage des mails de la direction du Parti démocrate révèle que celui-ci a été réalisé par un groupe de hackers, Guccifer 2.0, lié aux services secrets russes, le GRU. Julian Assange démentira formellement que sa source soit des hackers et les différentes enquêtes ne permettront pas d’établir un lien direct entre WikiLeaks et Moscou. Mais pour beaucoup, la ficelle est trop grosse. Que Julian Assange se soit rendu complice, même à son insu, d’une opération de déstabilisation russe est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. […]
Pour ne rien arranger, Julian Assange multiplie les prises de position polémiques, voire parfois difficilement compréhensibles. En septembre 2017, il affirme par exemple, chiffres à l’appui, que le capitalisme, l’athéisme et le féminisme sont responsables de la stérilité de nos sociétés qui, elle-même, est la cause de l’immigration. […]
Voir notre dossier sur Assange.
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