Qui d’Eiffage, Bouygues ou Bain Capital remportera le gros lot ? C’est la question que tout le monde se pose dans le cadre de la vente d’Equans, la filiale multi-services d’Engie. D’autant que beaucoup craignent que le choix de l’Etat ne se fasse pas uniquement sur des critères objectifs, mais que des considération politiques et stratégiques viennent parasiter le processus de décision. Ça ne serait pas une première…
C’est le futur feuilleton politico-économique de l’hiver 2021 : la vente d’Equans, l’entreprise multi-services d’Engie. Née fin juin, cette entreprise qui regroupe 74.000 personnes, réalise près 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires et est présente dans à peu près 17 pays (1), a été officiellement mise en vente moins de trois mois après sa création.
Début septembre, sept acquéreurs potentiels (2) ont déposé leurs offres préliminaires. Parmi eux figuraient les trois groupes français Bouygues, Eiffage et Spie, les fonds d’investissement américains Bain Capital, Apollo et Carlyle, ainsi que le consortium constitué des fonds européen et français CVC et PAI Partners. Très vite, cette liste s’est réduite à cinq acheteurs potentiels (3), puis à quatre avec le retrait de Carlyle (4), et enfin à trois après que Spie a renoncé (5) à son tour. Restent donc dans la course Eiffage, Bouygues et Bain Capital, avec un léger avantage aux deux derniers (6) si l’on en juge par les derniers développements de l’affaire. Il faut dire que, l’un comme l’autre, font tout pour séduire les syndicats, dont l’avis s’annonce décisif dans le choix du repreneur, mais également l’Etat français qui détient à lui seul 23,64% du capital et 33,44% des droits de vote chez Engie (7). Mais à ce petit jeu, Bouygues a sans aucun doute un joker dans sa manche par rapport à ses concurrents.
Une proximité indéniable entre Bouygues et le pouvoir
Du côté de Bouygues, la frontière semble en effet nettement poreuse avec la majorité présidentielle en général, et avec Emmanuel Macron lui-même en particulier. Depuis son passage à Sciences Po, le Président de la République est en effet très lié à l’un de ses anciens professeurs, Didier Casas (8), qui évolue au sein du groupe Bouygues depuis 2011. En 2015, Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, de l’Industrie et du Numérique, lui avait d’ailleurs confié une mission pour favoriser la mobilisation civique des entreprises (9). Deux ans plus tard, alors qu’il est directeur général adjoint de Bouygues Telecom, Didier Casas rejoint le mouvement En Marche ! (10) pour participer à la campagne présidentielle d’Emmanuel Macron en tant que conseiller sur les questions régaliennes (11). Après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République, Didier Casas a retrouvé son poste de directeur général adjoint chez Bouygues Telecom, une fonction qu’il a occupée jusqu’au 1er novembre 2020, date à laquelle il est nommé secrétaire général de TF1 (12), une filiale du groupe Bouygues… encore ! Un poste hautement stratégique (13) puisqu’il assure le lien avec le CSA, l’Elysée, Bercy, les parlementaires et Bruxelles et qu’il a la charge, entre autres choses, du lobbying.
Et Didier Casas n’est pas le seul lien entre Bouygues et la Macronie. Ainsi, quelques semaines après l’élection d’Emmanuel Macron, La République en Marche ! présentait ses premiers candidats aux élections législatives et, parmi eux, un certain Jean-René Cazeneuve (14), alors directeur général adjoint chez Bouygues Telecom. Elu député, l’homme a certes quitté ses fonctions au sein de l’opérateur téléphonique, mais gageons qu’il a su garder quelques contacts haut placés dans l’entreprise de Martin Bouygues, à commencer par le président du géant du BTP, des télécoms et de la télévision lui-même ! D’autant que, selon le Journal du Dimanche, Martin Bouygues serait très proche d’Emmanuel Macron (15) et entretiendrait d’excellentes relations avec lui.
Une décision économique, sociale ou politique ?
Certes, le locataire de l’Elysée n’est pas le seul décisionnaire dans cette affaire, mais que penserait l’opinion publique, et donc les millions d’électeurs appelés à se présenter aux urnes dans quelques mois pour élire le Président de la République, s’il penchait en faveur d’une vente d’Equans au groupe Bouygues ? « L’Elysée est très orienté sur le social. Juste avant la campagne présidentielle, le sujet est très sensible », rapporte un candidat (16) au rachat de la filiale d’Engie. Or, sur ce point précis, l’avantage est plutôt du côté de Bain Capital qui a fait du social l’axe principal de sa stratégie. « Personne ne s’attendait à ce qu’un fonds donne le LA sur le social », confie d’ailleurs un proche d’Engie (17). Il faut dire que le fonds d’investissement basé au Luxembourg et soumis à la règlementation européenne a pris des engagements forts, avec notamment le maintien des emplois sans départs contraints pendant cinq ans et même la création de 2500 nouveaux emplois. Bain Capital propose aussi le statut « d’entreprise à mission » pour Equans et de l’actionnariat salarié jusqu’à 5% dans cinq ans, qui sont deux éléments clés de la loi Pacte (18), proposée par Bruno Le Maire, arguments qui ne devrait donc pas laisser insensible le ministre de l’Economie. D’autant que, du côté de Bouygues, même si le groupe s’est engagé lui aussi à maintenir l’emploi, on imagine mal comment le rapprochement avec Equans pourrait se faire sans casse sociale : un rachat de cette ampleur entre entreprises concurrentes génère forcément des superpositions de structure, et donc une nécessaire restructuration. Si les salariés d’Equans vont faire l’objet de toutes les attentions, ceux de Bouygues ou d’Eiffage sont sous les radars et pourraient payer le prix de ce rachat…
Si le gouvernement choisit Bouygues, les soupçons de favoritisme seront inévitables. Il faut dire que le Président de la République a déjà largement pris parti pour le groupe Bouygues dans le rachat d’M6, au détriment, entre autres, de Vincent Bolloré, du trio Niel-Pigasse-Capton et de Daniel Kretinsky. Et ce alors que le nouveau groupe ainsi créé risque de poser des problèmes de concurrence sur différents marchés, comme l’avait fait remarquer Isabelle de Silva, la présidente de l’Autorité de la concurrence. En poste depuis 2016, elle n’a d’ailleurs pas été reconduite par Emmanuel Macron (19), et nombreux sont les observateurs qui ne peuvent s’empêcher d’y voir un lien direct avec le projet de fusion TF1/M6, un « dossier délicat » de l’aveu même d’Isabelle de Silva qu’elle souhaitait « traiter avec beaucoup de sérieux ». Elle n’en aura pas eu le temps…
Quoi qu’il en soit, cette irruption du Président de la République dans le Monopoly médiatique risque bien de faire des remous, et les choses ne devraient pas s’arranger si c’est à nouveau le groupe de Martin Bouygues qui est choisi pour racheter Equans. À quelques mois des élections présidentielles, un choix plus politique que social ne serait vraiment pas un signal positif envoyé aux Français…
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir