Le 17 octobre 1961, la police française réprimait brutalement une manifestation d’Algériens organisée par le F.L.N. à Paris. Soixante ans plus tard, l’événement n’a pas épuisé la controverse. Au point de faire encore l’objet d’une négation pure et simple dans un récent article d’un universitaire pour le moins controversé.
Plusieurs dizaines d’Algériens ont été tués, plusieurs centaines blessés, lors de la répression par la police française, sur plusieurs jours, d’une manifestation pacifique que le Front de Libération Nationale algérien a orchestrée à Paris le 17 octobre 1961. Le fait a été amplement établi par des travaux d’historiens, par des missions gouvernementales à la fin des années 1990, de même que par la Justice [1]. Le 17 octobre 2012, le président François Hollande est allé jusqu’à le reconnaître officiellement. Hier, son successeur Emmanuel Macron lui a emboîté le pas, dénonçant lors d’une cérémonie commémorant le soixantième anniversaire du massacre des « crimes inexcusables pour la République. »
Ces conclusions, ces hommages (tardifs), un universitaire, Bernard Lugan les balaie d’un revers de la main dans un article publié sur son blog le 12 octobre 2021, complaisamment relayé par le site complotiste et négationniste Égalité & Réconciliation. Pour lui, pas de doute : ce « massacre » ne mérite que des guillemets, car il serait « imaginaire ». En effet, assène Lugan, aucun Algérien n’aurait perdu la vie lors de la manifestation elle-même ; seul un Français y aurait été tué ; tout au plus deux à trois Algériens auraient succombé à leurs blessures.
Il est vrai que Bernard Lugan n’en est pas à son coup d’essai. Maître de conférences à l’Université Lyon III de 1984 à 2009 après avoir enseigné au Rwanda, l’homme, se revendiquant monarchiste, a collaboré à maints périodiques d’extrême droite, tels que Minute, Présent, Identité. Chantre de la colonisation, il a été accusé par l’historien Alain Ruscio de professer la thèse « de l’infériorité naturelle des habitants » de l’Afrique. Selon lui, le colonialisme aurait eu le défaut d’être… humanitaire : « Par dizaines de milliers, nous avons envoyé les meilleurs des nôtres mourir des fièvres sur le continent noir afin d’y soigner les populations. Erreur colossale. La démentielle surpopulation africaine qui achève de détruire le continent est une conséquence directe de la colonisation. » Ce qui l’a amené à militer pour le retrait de « certaines O.N.G. d’Afrique, car leur action parfois admirable dans la réalité a des effets terriblement pervers. Soulageant la misère, elles prolongent d’autant les guerres car elles permettent à ceux qui en définitive seront vaincus de résister plus longtemps. » [2]
Rien d’étonnant, dans ces conditions, à ce que Lugan s’attaque au massacre d’octobre 1961. Quitte à s’asseoir négligemment sur les faits et l’historiographie. Un retour aux faits s’impose, avant de nous intéresser à la « thèse » de l’intéressé, et surtout à sa méthodologie.
Un contexte violent : la guerre d’Algérie en métropole
1961. La guerre d’Algérie s’éternise depuis bientôt sept ans. Le gouvernement français cherche une porte de sortie. Il a ouvert des négociations avec le Front de Libération Nationale (F.L.N.), le mouvement insurrectionnel algérien qui est parvenu, à force de propagande et de violence, à incarner la lutte pour l’indépendance.
La guerre, cependant, ne se limite pas au territoire algérien. Elle s’est invitée en métropole, où vit une importante communauté algérienne, dont près de 180 000 personnes en région parisienne. Ces émigrés sont des ressortissants de seconde zone : malgré l’égalité civique proclamée avec les Français, ils perçoivent les salaires les plus bas, et résident dans des habitats précaires, voire des bidonvilles en banlieue parisienne [3].
Le F.L.N., de longue date, s’est acharné à prendre le contrôle de cette population. Il est parvenu à éliminer d’autres organismes politiques rivaux, et surtout le Mouvement National Algérien (M.N.A.), au terme de sanglants règlements de comptes : d’après des estimations officielles publiées par Le Monde le 20 mars 1962, 4 300 personnes auraient perdu la vie dans des attentats en métropole, neuf mille autres auraient été blessées ; l’écrasante majorité des victimes (4 055 morts) sont algériennes [4]. De la sorte, le F.L.N. a organisé un vaste appareil de contrôle et de mobilisation, allant jusqu’à instaurer son propre système judiciaire (fondé sur la charia, la loi islamique) [5]. Il s’agissait pour lui de monopoliser la résistance algérienne, et de peser lourd dans les négociations à conduire avec la France en vue de l’indépendance.
De même, après avoir hésité à franchir le pas, le F.L.N. s’est finalement résolu, au cours de l’été 1958, à s’attaquer à des cibles françaises, notamment policières : alors que trois agents seulement ont été blessés en 1957, on recensera, entre 1958 et 1961, 47 morts et 137 blessés chez les policiers [6].
Ces assassinats ont exaspéré, on s’en doute, les forces de l’ordre. Sous l’égide de Maurice Papon (qui avait, sous l’Occupation, organisé des rafles et déportations de Juifs), la Préfecture de Police a opposé des méthodes s’inspirant fortement de la « guerre contre-insurrectionnelle » conduite dans les colonies : systématisation des contrôles d’identité sur les Algériens, interpellations et détentions arbitraires, violations de domicile, « raids » sur des cafés et hôtels, menaces, humiliations, coups et blessures, voire tortures. Pour ce faire, les policiers français ont abondamment employé des supplétifs algériens, les harkis, regroupés dans une Force de Police Auxiliaire (F.P.A.) : connaissant la langue et les lieux, ces derniers se sont révélés des plus efficaces… et des plus brutaux.
L’engrenage de la violence s’emballe au cours de l’année 1961. Après avoir interrompu ses assauts au cours de l’été, le F.L.N., à l’initiative de ses responsables à Paris (qui agissent à l’encontre des dirigeants de la Fédération de France du F.L.N.), relance sa campagne d’attentats dans la seconde quinzaine d’août.
A ce retour de flamme, la police répond par un surcroît de terreur. Le 5 septembre, Papon émet la directive suivante, en parfaite violation des lois applicables : « Les membres des groupes de choc [du F.L.N. – ndlr] surpris en flagrant crime doivent être abattus sur place par les forces de l’ordre. » [7] Les assassinats d’Algériens par la police se multiplient : d’après les archives judiciaires, alors que le nombre d’Algériens victimes de « mort violente » était, en moyenne, d’une douzaine par mois au cours de l’année 1961, il bondit à 37 en septembre [8]. De nombreux cadavres sont repêchés dans la Seine, la Marne et les canaux de Paris, et leur imputation aux forces de l’ordre ne fait pas de doute pour les autorités [9]. Le 2 octobre, lors des obsèques d’un policier victime d’un attentat, Papon enfonce pourtant le clou : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix. » [10]
Une manifestation pacifique écrasée par la terreur d’État
Trois jours plus tard, un nouveau cap est franchi dans la répression lorsqu’un couvre-feu est instauré pour les travailleurs algériens [11] : réclamée par des policiers [12], la mesure est manifestement discriminatoire, motivée par le racisme sous couvert de maintien de l’ordre. Bref, chez la police, tout Algérien est un ennemi en puissance. En réaction, le F.L.N. prévoit une action en trois temps : d’abord une manifestation massive, mais pacifique, suivie d’une manifestation de femmes et d’enfants devant la Préfecture de Police, puis une grève générale de vingt-quatre heures (ainsi qu’une grève de la faim dans les lieux de détention) [13]. L’objectif est de rappeler à tous qu’il maîtrise la communauté algérienne en métropole, de manière à renforcer sa légitimité et sa puissance dans l’éventualité de négociations avec le gouvernement français.
Cette démonstration de force – pacifique, rappelons-le – ne tarde pas. Dans la soirée du 17 octobre, à Paris, vingt à trente mille Algériens, hommes, femmes, enfants, se rassemblent pour protester contre le couvre-feu. Rigoureusement encadrés par le F.L.N., les manifestants ne sont pas tous des marionnettes terrorisées par les indépendantistes, loin s’en faut : ayant pour la plupart revêtu leurs habits du dimanche, ils revendiquent surtout leur fierté nationale, en se réappropriant certains lieux emblématiques de la capitale parisienne [14].
Interdite par la police, la manifestation est impitoyablement écrasée : les Algériens sont arrêtés en masse, soit à la sortie des stations de métro, soit en plein défilé ; tabassés, voire victimes de coups de feu ; emmenés de force dans certains centres de détention (Préfecture de Police, Palais des Sports, stade Coubertin, stade Beaujon, etc.). Plusieurs témoins relateront ces sévices, décriront parfois des cadavres empilés, des corps jetés dans la Seine [15].
La répression ne s’interrompt point. Le lendemain, 18 octobre, la police brise la grève générale décrétée par le F.L.N., quitte à perpétrer de nouvelles « ratonnades ». Au total, du 17 au 19 octobre, près de quatorze mille Algériens sont enfermés [16]. Entassés par milliers, souvent privés de soins alors qu’ils ont été roués de coups par les policiers, les détenus sont, sur place, victimes d’une débauche de violence [17]. Par ailleurs, d’autres meurtres interviennent, perpétrés par des « escadrons de la mort » [18].
Contrairement à une légende tenace, ces atrocités ne passent pas inaperçues. Dès le lendemain, la presse signale des heurts et même des morts [19]. Le soir même de la manifestation, la Préfecture de Police diffuse une version totalement aseptisée, mensongère même, des événements : le F.L.N. aurait contraint des Algériens à manifester ; des coups de feu auraient été tirés sur la police, qui aurait répliqué ; deux Algériens auraient été tués, plusieurs autres blessés, ainsi qu’une dizaine de policiers hospitalisés [20]. L’opposition dénonce vigoureusement ces fariboles [21].
Toutefois, le gouvernement tient bon et couvre la police car il a besoin d’elle contre le F.L.N. et l’O.A.S. (pour ne citer que lui, Papon occupera ses fonctions jusqu’en 1967). Une demande de constitution de commission d’enquête est écartée. Les investigations conduites par la Justice traitent les homicides comme autant d’affaires individuelles, sans les inscrire dans le cadre d’une répression étatique [22].
Une mémoire sous haute tension
Le mensonge d’État se met en place, pour des décennies. Dans un premier temps, il est nourri par l’attitude même du F.L.N., qui ne souhaite pas exploiter le bain de sang pour éviter d’enrayer les négociations qu’il entend mener avec Paris en position de force [23]. Les protestations, dans les milieux politiques français, interviennent en ordre dispersé. Bientôt le souvenir du 17 octobre est éclipsé par celui d’une autre explosion de violence policière, à savoir le meurtre de neuf manifestants – français, ceux-là – dans la station de métro Charonne le 8 février 1962.
En Algérie, le souvenir de la tragédie est finalement cultivé à la fin des années soixante. La dictature militaire au pouvoir instrumentalise l’épisode pour raffermir ses liens avec la diaspora algérienne. En 1968, le 17 octobre devient Journée nationale de l’émigration. Chez les immigrés algériens résidant en France, le traumatisme, refoulé par les autorités, reste vivace.
En France, il faut attendre les années 1980 pour que les premiers travaux paraissent sur le sujet, d’abord sous la plume de Michel Levine [24], puis grâce aux recherches de Jean-Luc Einaudi, qui se heurte au refus gouvernemental d’accéder aux archives [25]. La décennie suivante révèle un « retour du refoulé », lorsque mémoire de la Shoah et souvenir du 17 octobre se rencontrent au procès de Maurice Papon (1997-1998), au cours duquel Einaudi est cité comme témoin à charge contre l’ancien Préfet de Vichy et ancien Préfet de Police du général de Gaulle. Papon, d’ailleurs, assignera Einaudi en diffamation – et perdra. Deux commissions gouvernementales, l’une présidée par Dieudonné Mandelkern, l’autre par Jean Géronimi (avocat général à la Cour de Cassation), sont mises sur pied pour enquêter sur l’événement. En 1999, Jean-Paul Brunet, un universitaire habilité à explorer les fonds d’archives de la Préfecture de Police et de l’appareil judiciaire, publie le premier ouvrage scientifique sur le sujet [26].
Une polémique prend alors forme. Elle intéresse le bilan mortuaire de la répression d’octobre 1961. Le déterminer supposerait notamment d’avoir accès à l’intégralité des archives. Or, tel n’est pas le cas, car la documentation, quand elle est accessible, demeure fragmentaire et dispersée. Jean-Luc Einaudi conclut à plusieurs centaines de morts, à quoi Brunet rétorque que ce calcul est lourdement erroné, et qu’en réalité la répression a tué de trente à cinquante personnes [27]. Le rapport Mandelkern, sans faire état de conclusions précises, estime que des « dizaines » de manifestants ont péri, « ce qui est considérable, mais très inférieur aux quelques centaines de victimes dont il a parfois été question » [28]. Le rapport Géronimi, lui, conclut à 48 Algériens tués lors des journées des 17 et 18 octobre 1961, précisant que 105 Algériens ont été victimes de mort violente en octobre 1961 [29]. Les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster, pour leur part, estiment que « bien plus de 120 Algériens furent assassinés par la police en région parisienne » en septembre et octobre 1961 [30].
Quel que soit l’ordre de grandeur, il reste colossal. Ces divergences, après tout explicables compte tenu des lacunes archivistiques, elles-mêmes produit d’un mensonge d’État, n’en nourrissent pas moins la controverse. On l’a vu, ce n’est que le 17 octobre 2012 que l’État français, par la voix du Président François Hollande, réintègre le massacre dans la mémoire officielle.
La négation du massacre par Bernard Lugan
Malgré ces divergences, malgré des zones d’ombre sur le rôle du gouvernement français lui-même, l’historiographie a tout de même dégagé des certitudes : la manifestation du 17 octobre 1961 s’inscrivait dans une lutte sanglante entre le F.L.N. et la police française en métropole mais se voulait pacifique ; s’étendant sur plusieurs jours, la répression a été brutale, causant au moins plusieurs dizaines de morts et des centaines de blessés ; elle faisait d’ailleurs suite à une aggravation de la terreur d’État ciblant les immigrés algériens, laquelle avait conduit à une hausse des meurtres d’Algériens par la police au cours de l’automne.
Bernard Lugan, pour sa part, s’inscrit rageusement en faux contre ces acquis, dans une pseudo-démonstration où la multiplication des points d’exclamation fait office d’argument. Non sans recourir à une méthodologie aux antipodes de ce qu’on est en droit d’attendre d’un historien.
Tout d’abord, l’intéressé s’emploie à rappeler les prolégomènes de la manifestation, mais de manière singulièrement orientée. Si Lugan rappelle complaisamment la violence exercée par le F.L.N. en métropole, c’est pour mieux passer sous silence la brutalité raciste de la réaction policière. Le couvre-feu du 5 octobre 1961 est réduit à une décision rationnelle tendant à « gêner les communications des réseaux du F.L.N. et l’acheminement des armes vers les dépôts clandestins ». La circonstance qu’une telle mesure soit discriminatoire, raciste, et manifestement contraire à la législation applicable (à commencer par la Constitution), ce qui lui avait valu des réactions outragées dès cette époque, semble échapper à Lugan. L’ancien commissaire Jean Dides, qu’on ne classera pas à gauche de l’échiquier politique, avait lui-même vitupéré ces mesures « parce qu’elle se fondent, qu’on le veuille ou non, sur un principe de discrimination raciale et confessionnelle et qu’elles constituent, qu’on le veuille ou non, une manifestation de racisme contraire à toutes nos traditions » [31].
Ces omissions de Lugan lui permettent de décrire la manifestation du 17 octobre non pas comme ce qu’elle était – une manifestation pacifique – mais comme un déferlement cauchemardesque contre l’infortuné appareil policier, réduit à 1 658 hommes « assaillis de toutes parts ». Rappelons tout de même que pas un seul agent des forces de l’ordre n’a perdu la vie lors de la manifestation, et que selon la Préfecture de Police elle-même, à peine une dizaine de ses hommes ont été hospitalisés. Mais au moins le procédé de Lugan l’amène-t-il à inverser les rôles de bourreaux et de victimes, méthode classique de rejet de culpabilité.
La suite de l’exposé révèle une présentation frauduleuse de l’état historiographique. « Pour les historiens de métier, les prétendus « massacres » du 17 octobre 1961 constituent donc un exemple extrême de manipulation de l’histoire », affirme Lugan, alors que, précisément, les travaux d’historiens – mais aussi ceux de missions gouvernementales – ont établi la réalité desdits massacres. Même les estimations les plus basses concluent que la répression a au moins conduit à plusieurs dizaines de victimes.
Lugan prétend, de surcroît, que le rapport Mandelkern, publié en 1999, aurait fait « litière de la légende du prétendu « massacre » du 17 octobre 1961 ». Ce faisant, l’auteur passe totalement sous silence les autres travaux d’historiens (notamment Jean-Luc Einaudi, Jim House et Neil MacMaster, Emmanuel Blanchard), se limitant à évoquer dans une note infrapaginale, non pas les livres de Jean-Paul Brunet, mais un simple article de ce dernier paru dans Atlantico. La commission Géronimi passe également à la trappe – il est vrai que ses conclusions cadrent mal avec les allégations de Lugan. Il y a décidément beaucoup de choses que Lugan n’évoque pas.
Une instrumentalisation plus que douteuse du rapport Mandelkern
L’utilisation du rapport Mandelkern par Lugan s’avère elle-même critiquable. S’appuyant sur ce seul rapport, l’auteur tente de réduire au maximum le nombre de morts, acceptant certaines affirmations et écartant celles qui ne lui conviennent pas. Jamais Lugan n’indique au lecteur que, selon ce rapport, maints documents ont été perdus ou détruits, notamment les archives de la brigade fluviale (« la mission a ainsi été privée d’un précieux moyen de recoupement ») ; que le rapport n’en indique pas moins que des « dizaines » de manifestants ont péri, que « les conditions de séjour [des Algériens arrêtés] dans les centres ont été éprouvantes », que « le bilan réel des blessés est sans doute très largement supérieur au chiffre de 136 donné le 31 octobre 1961 par le ministre de l’intérieur » (après tout, indique benoîtement Lugan, « mon analyse ne porte que sur les morts »).
Ayant soigneusement sélectionné certains passages du rapport pour étayer son propos, Lugan n’en persiste pas moins dans l’ineptie. Tout d’abord, il proclame triomphalement que « le paragraphe 2.3.5 du rapport intitulé « Les victimes des manifestations » est particulièrement éloquent car il parle de sept morts, tout en précisant qu’il n’y eut qu’un mort dans le périmètre de la manifestation, les six autres victimes n’ayant aucun lien avec cet événement, ou ayant perdu la vie postérieurement à la dite manifestation dans des circonstances parfaitement détaillées dans le rapport. »
Il n’en est rien. Lugan, tout d’abord, se garde d’informer le lecteur que ledit paragraphe ne correspond pas à une conclusion du rapport, mais reprend en fait « un document contenu dans les archives du Préfet de Police », faisant état de « sept morts et cent trente-six blessés ». En d’autres termes, le rapport Mandelkern ne conclut pas à « sept morts », mais cite un document retrouvé lors de ses investigations. Le rapport ne se limitait nullement à cette source, mais recommandait, en l’état de la documentation lacunaire accessible, de s’appuyer sur le registre de l’institut médico-légal pour trouver « trace d’autres victimes éventuelles ». Lugan, au demeurant, ne dit mot des blessés, pourtant nombreux quand on les compare à ceux des forces de l’ordre…
Lugan n’est pas plus crédible quand il fait observer que seul un mort de la liste des sept a été retrouvé dans le périmètre de la manifestation, à savoir un Français, Guy Chevalier, ce qui prouverait qu’aucun Algérien n’a été tué lors de la manifestation elle-même. C’est « oublier » que, selon le rapport Mandelkern, le document lui-même déclare ces sept morts imputables à la répression des 17-20 octobre, si bien qu’il est particulièrement ridicule de lui faire déduire qu’il innocenterait les policiers français ; que l’un des autres membres de cette liste a été tué le 20 octobre au stade Coubertin, lieu de détention des manifestants ; que quatre autres sont morts en banlieue (Puteaux, Colombes), lors du reflux ou de la dispersion des manifestations des 17 et 18 octobre.
De fait, Lugan « oublie » que la tragédie ne se limite pas à la soirée et à la nuit du 17 octobre, qu’elle s’est prolongée les jours suivants, et que bien des manifestants ont été violemment empêchés de se rendre dans Paris, ce qui explique que des cadavres soient retrouvés en banlieue. Ainsi, contrairement à ce qu’indique Lugan, le rapport rattache bel et bien ces morts aux événements du 17 octobre et des jours qui suivent. Mais, par principe, Lugan exclut tout bonnement les cadavres de banlieue et ceux postérieurs au 17 octobre pour réduire autant que faire se peut le bilan mortuaire de la répression ! Ce qui constitue une faillite méthodologique de première grandeur.
Quand Lugan attribue les morts… au F.L.N.
Lugan cite un autre passage du rapport Mandelkern, à savoir son annexe III, qui recense vingt-cinq cas d’Algériens retrouvés morts et « pour lesquels les informations disponibles sur la date de la mort ou ses circonstances ne permettent pas d’exclure tout rapport avec les manifestations des 17-20 octobre ». Plusieurs cadavres de cette liste, en effet, ont été immergés dans la Seine et autres cours de région parisienne. Pour Lugan, pas d’équivoque : « 17 de ces 25 défunts ont été tués par le FLN, la strangulation-égorgement, l’emploi d’armes blanches etc., n’étant pas d’usage dans la police française… »
Une déduction automatique qui ne résiste pas à un examen critique. Car il est, là encore, établi que de telles méthodes ont été mises en pratique par des policiers français et leurs supplétifs algériens – ne serait-ce que parce que quelques rares victimes ont pu survivre à leurs blessures et raconter le modus operandi des tueurs. Le fait de jeter les corps à l’eau rendait également difficile leur identification, et ne correspondait pas aux manières du F.L.N., qui souhaitait exposer les cadavres de ses rivaux [32].
Du reste, les autorités judiciaires françaises n’étaient pas dupes, comme l’atteste, entre autres documents, une note du directeur de cabinet du Garde des Sceaux de l’époque, en date du 27 octobre 1961 : « Du Parquet de la Seine et du Parquet général de Paris me parviennent des échos qui m’alarment. Depuis un certain temps, le nombre de cadavres de nord-africains découverts dans la Seine et même la Seine-et-Oise se multiplie : du 1er au 24 octobre, une soixantaine au moins dans la Seine et une quarantaine dans le seul arrondissement de Versailles. Il en est de même des « disparitions » signalées. Sans autoriser une certitude absolue, le plus souvent certains indices permettent de craindre qu’il peut s’agir « d’actions policières ». » [33]
On pourrait recenser d’autres oublis et inexactitudes chez Lugan : il ne mentionne pas les conditions de détention des milliers de manifestants arrêtés ; il ne tient pas compte du fait que bien des Algériens blessés ont cherché à éviter l’hôpital de peur d’y être appréhendés, que des cadavres et des blessés ont été récupérés par leurs compatriotes sans passer par les autorités [34]. De ces complexités, et des carences de la documentation, Lugan n’a cure, ne préférant retenir que ce qui l’intéresse d’un seul document, à savoir le rapport Mandelkern, dont les conclusions – très prudentes – contredisent sa propre « thèse ».
De ce qui précède, il ressort que, loin d’avoir fait œuvre d’historien, l’auteur a entrepris de nier, purement et simplement, la réalité d’un massacre à l’aide d’une argumentation frelatée. Bref, l’article de Lugan ne tient nullement de l’Histoire, mais relève de la propagande – et signe son incompétence.
Notes :
[1] Lors du procès en diffamation intenté par l’ancien Préfet de Police de l’époque, Maurice Papon, contre le chercheur Jean-Luc Einaudi, et qui conduira au rejet de la plainte. Jugement du T.G.I. de Paris n° 9822300700 du 26 mars 1999, Papon c. Einaudi : https://www.mrap.fr/mediawiki/images/f/fe/Jugement_1.pdf
[2] Voir la notice d’Alain Ruscio, « Un africaniste ami de l’Apartheid », in Sébastien Jahan & Alain Ruscio (dir.), Histoire de la colonisation. Réhabilitations, falsifications et instrumentalisations, Paris, Les Indes Savantes, 2007, p. 180-183.
[3] Jim House & Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008, p. 91-92 (trad. de l’anglais).
[4] Tentative de bilan par Charles-Robert Ageron, « Les Français devant la guerre civile algérienne », in Jean-Pierre Rioux (dir.), La Guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 54-55. Dans son billet, Bernard Lugan reprend certaines de ces statistiques, sans citer ses sources.
[5] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 92-96.
[6] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 123 ainsi que Jean-Paul Brunet, Police contre F.L.N. Le drame d’octobre 1961, Paris, Flammarion, 1999, p. 334.
[7] Cité dans Jean-Luc Einaudi, Octobre 1961. Un massacre à Paris, Paris, Fayard, Pluriel, 2010, p. 139.
[8] Rapport de mission : Recensement des archives judiciaires relatives à la manifestation organisée par le F.L.N. le 17 octobre 1961 et, plus généralement, aux faits commis à Paris à l’encontre des Français musulmans d’Algérie durant l’année 1961 (ci-après désigné : Rapport Géronimi), 1998, p. 19. En ligne : https://www.mrap.fr/mediawiki/images/7/75/Rapport_Geronimi.pdf. Jim House et Neil MacMaster démontrent de manière rigoureuse que la police française est sans doute à l’origine de la majorité des décès (Paris 1961, op. cit., p. 142-148).
[9] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 144.
[10] Einaudi, Octobre 1961, op. cit., p. 179. House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 140. Brunet, Police contre F.L.N., op. cit., p. 87-88. Jugement du T.G.I. de Paris n° 9822300700 du 26 mars 1999, Papon c. Einaudi, p. 22 : https://www.mrap.fr/mediawiki/images/f/fe/Jugement_1.pdf
[11] Le 17 octobre 1961 à Paris par les textes de l’époque, Paris, Les Petits Matins, association « Sortir du colonialisme », 2011, p. 35-41.
[12] Brunet, Police contre F.L.N., op. cit., p. 83-85.
[13] Circulaire du comité fédéral de la Fédération de France du F.L.N. du 10 octobre 1961, Le 17 octobre 1961 à Paris par les textes de l’époque, op. cit., p. 42-45.
[14] Emmanuel Blanchard, « Derrière le massacre d’État : ancrages politiques, sociaux et territoriaux de la « démonstration de masse » du 17 octobre 1961 à Paris », French Politics, Culture & Society, vol. 34, n°2, été 2016, p. 101-122, notamment p. 103-113.
[15] Sur ce point, voir Einaudi, Octobre 1961, op. cit.. Jean-Paul Brunet, pour sa part, n’a pas interrogé de témoins algériens, ce qui lui a valu plusieurs critiques, notamment de Pierre Vidal-Naquet (Préface à Paulette Péju, Ratonnades à Paris, Paris, La Découverte, 2000, p. 17).
[16] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 161-165.
[17] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 165-171.
[18] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 170-171.
[19] Voir le dossier de presse constitué par le Mouvement contre le Racisme et pour l’Amitié entre les Peuples : https://www.mrap.fr/mediawiki/index.php/Dossiers_th%C3%A9matiques_-_Massacre_d%27alg%C3%A9riens_le_17_octobre_1961
[20] Communiqué de la Préfecture de Police – 17 octobre 1961 à minuit, Le 17 octobre 1961 par les textes de l’époque, op. cit., p. 49-51.
[21] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 174-178 et 182-185.
[22] Emmanuel Blanchard, « 17 octobre 1961. Un massacre colonial à Paris », L’Histoire, n°488, octobre 2021, p. 18-19.
[23] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 294.
[24] Michel Levine, Les ratonnades d’octobre. Un meurtre collectif à Paris, Paris, Ramsay, 1985. Rééd. : Paris, Jean-Claude Gawsewitch, 2011.
[25] Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris. 17 octobre 1961, Paris, Seuil, 1991.
[26] Brunet, Police contre F.L.N., op. cit.
[27] Einaudi, Octobre 1961, op. cit., p. 549-602 et Brunet, Police contre F.L.N., op. cit., p. 315-331 ainsi que Charonne. Lumières sur une tragédie, Paris, Flammarion, 2003, p. 17-40.
[28] Rapport sur les archives de la Préfecture de Police relatives à la manifestation organisée par le F.L.N. le 17 octobre 1961 (ci-après : Rapport Mandelkern), p. 18. https://www.vie-publique.fr/rapport/26127-rapport-sur-les-archives-de-la-prefecture-de-police-relatives-la-manif.
[29] Rapport Géronimi, op. cit., p. 19.
[30] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 203-211.
[31] Cité dans Brunet, Police contre F.L.N., op. cit., p. 165.
[32] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 142-148.
[33] Document intégralement reproduit dans Rapport Géronimi, p. 15.
[34] House & MacMaster, Paris 1961, op. cit., p. 207.
Voir aussi :
Rwanda : pourquoi les génocidaires s’acharnent à nier le rôle de l’Akazu
Source: Lire l'article complet de Conspiracy Watch