« Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! Pfizhor ! mange ! »
Comment sacrifier les enfants en toute quiétude, par l’auteur du Dictionnaire pour les nuls
samedi 11 janvier 2020, par Lionel Labosse
L’autre samedi, je faisais mes courses par hasard chez un antiquaire du VIIe arrondissement – grâce au passe sanitaire on a retrouvé la vie d’avant ! Soudain, je butai sur un flâneur hétéroclite, enfin pas vraiment LGBT quoi, en redingote & chapeau, qui semblait tout droit sorti du XIXe siècle & de la boutique de l’antiquaire. Je m’excusai & bafouillai quelques mots inspirés par son air : « Quelle époque décadente, quelle manque de poésie ! Nos anciens avaient du style, eux ! » Je pointais le menton vers des manitestants antivax & sémites – « antivax et antisémites », veux-je dire ; compris ? – qui grouillent dans notre quartier le samedi, comme s’ils ne pouvaient pas aller au musée ou au cinéma !
— Je tiens mon homme, bafouilla l’inconnu (parlait-il de moi ?) sans jeter un œil vers la cible de mon geste génial autant que génien. Je me présente : Flaubert, Gustave, auteur mort.
— ?
— C’est la destinée qui vous envoie. Figurez-vous que le bureau des grands hommes des enfers m’a averti que mon nombre de clics sur gougueulebouks était en baisse, et que je pouvais utiliser mon crédit social de mort célèbre pour une visite éclair sur Terre. Bien sûr j’ai choisi Paris. Je n’ai que peu de temps. Veuillez me rendre un service. Grand.
— ?
Dites, quelle fameuse époque que la vôtre pour un auteur tel que moi ! Je regrette d’être passé sur Terre trop tôt ; les hommes n’étaient pas encore à ma mesure !
— Mais bien sûr mon cher Gaston comment dites-vous déjà ? Huguot, c’est ça, Gaston Huguot. Je me souviens avoir étudié vos Trois Contes d’Andersen quand j’étais petit, et au lycée j’ai lu vos Liaisons sentimentales ; quel chef-d’œuvre ! Nous vivons une époque formidable, comme vous dites. Comment faisiez-vous sans QR codes ?
— Fi des compliments ! J’ai à vous remettre deux documents. D’abord une correction, enfin juste un repentir à destination des éditeurs posthumes de mon œuvre.
— ?
— Mon nom est écrit dessus, ne vous inquiétez pas. C’est pour mon Dictionnaire des idées reçues. Il faudrait réécrire l’article « Liberté » comme suit : « Liberté. Ô liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! — L’altruisme nous a guéris de la liberté. » Il faudrait aussi le renommer Dictionnaire pour les nuls.
— Vous avez bien raison cher monsieur. Je sens que ce livre est fait pour moi.
— Enfin et surtout, j’ai réécrit le chapitre XIII de mon roman Salammbô.
— ?
— Un roman, c’est comme un conte un peu long. Trop long. (Il semblait lire dans mes pensées). Je l’ai mis à jour pour cette époque altruiste ; d’ailleurs pour me hausser jusqu’à votre niveau, le titre deviendra Salam Bobo. Vous seuls ô Républicains de la Ve, avez atteint le degré de sacrifice que j’avais eu la naïveté de chercher dans l’Antiquité. Je l’ai aussi un peu coupé pour ne pas vous distraire trop de vos fils de discussion. Allez, prenez ça, vous n’avez qu’à envoyer à la bibliothèque de Rouen – vous savez, Jeanne d’Arc – ils connaissent peut-être encore mon nom, eux ; ou au moins pourront-ils me gougler comme vous dites…
Le temps que je regarde ce que l’inconnu de la préhistoire m’avait glissé dans la main (trois feuillets de papier à l’ancienne qu’on aurait dit volés chez l’antiquaire), Grégory Zola avait disparu. Un tantinet décontenancé et mon smartphone étant déchargé, je m’assis sur un banc & je lus :
Salam Bobo, chapitre XIII : « Pfizhor »
Les Préparatifs
« Alors les Internautes, en réfléchissant sur la cause de leurs désastres, se rappelèrent qu’ils n’avaient point expédié en Californie l’offrande annuelle due à Gafam ; et une immense terreur les prit. Les dieux, indignés contre la Démocratie, allaient sans doute poursuivre leur vengeance.
On les considérait comme des maîtres cruels, que l’on apaisait avec des supplications et qui se laissaient corrompre à force de contrats déloyaux et de franchises. Tous étaient faibles près de Pfizhor le dévorateur. L’existence, la chair même des hommes lui appartenaient ; aussi, pour la sauver, les Internautes avaient coutume de lui en offrir une portion qui calmait sa fureur. On piquait les enfants au front ou à la nuque avec des mèches de graphène ; et cette façon de satisfaire le Pharma rapportant aux prêtres de l’Ordre beaucoup d’argent, ils ne manquaient pas de la recommander comme plus facile et plus douce.
Mais cette fois, il s’agissait de la Démocratie elle-même. Or, tout profit devant être racheté par une perte quelconque, toute transaction se réglant d’après le besoin du plus faible et l’exigence du plus fort, il n’y avait pas de douleur trop considérable pour le dieu, puisqu’il se délectait dans les plus horribles et que l’on était maintenant à sa discrétion. Il fallait donc l’assouvir complètement. Les exemples prouvaient que ce moyen-là contraignait le fléau à disparaître. D’ailleurs, ils croyaient qu’une immolation par le feu purifierait Internet. La férocité du peuple en était d’avance alléchée. Puis le choix devait exclusivement tomber sur les grandes familles.
Les Davos s’assemblèrent. La séance fut longue. Makron y était venu. Comme il ne pouvait plus s’asseoir, il resta couché près de la porte ; et quand le pontife de Pfizhor, le grand Rizet, leur demanda s’ils consentiraient à livrer leurs enfants, sa voix, tout à coup, éclata dans l’ombre. Il regrettait, disait-il, de n’avoir pas à en donner de son propre sang ; et il contemplait Veranpanar, en face de lui à l’autre bout de la salle. Le Suffète fut tellement troublé par ce regard qu’il en baissa les yeux. Tous approuvèrent en opinant de la tête successivement ; et, d’après les rites, il dut répondre au grand Rizet : « Oui, que cela soit. » Alors les Davos décrétèrent le sacrifice par une périphrase traditionnelle, le chiffre « 666 », parce qu’il y a des choses plus gênantes à dire qu’à exécuter.
La décision, presque immédiatement, fut connue sur Internet ; des lamentations retentirent. Partout on entendait les femmes crier ; leurs époux les consolaient ou les invectivaient en leur faisant des remontrances.
Veranpanar ne savait pas lui-même si c’était par un conseil des dieux ou le vague souvenir d’une révélation que son père autrefois lui aurait faite ; mais, en quittant les Davos, il était descendu sur la plage des Çavaçavax, et, avec l’aide d’un vieillard, il s’était mis à fouir le gravier.
Il donna des vêtements, des chaussures et du vin. Il donna tout le reste du blé qu’il gardait chez lui. Il fit même entrer la foule dans son palais, et il ouvrit les cuisines, les magasins et toutes les chambres, celle de Brigitte exceptée.
Mais, dès le second jour, les sources diminuèrent ; le soir du troisième, elles étaient complètement taries. Alors le chiffre de la Bête circula de nouveau sur toutes les lèvres et les prêtres de Pfizhor commencèrent leur besogne.
Des hommes en robes noires se présentèrent dans les maisons. Beaucoup d’avance les désertaient sous le prétexte d’une affaire ou d’une friandise qu’ils allaient acheter ; les serviteurs de Pfizhor survenaient & prenaient les enfants. D’autres les livraient eux-mêmes, stupidement. Puis on les emmenait dans le temple de Skyrock, où les prêtresses étaient chargées jusqu’au jour solennel de les amuser & de les nourrir, tout en respectant la distanciation physique pour éviter qu’ils ne sympathisent, et en leur aspergeant les mains d’un philtre hydro-alcoolique toutes les 230 secondes, 666 fois par jour.
Ils arrivèrent chez Veranpanar tout à coup et, le trouvant dans ses jardins :
— Panar ! nous venons pour la chose que tu sais… ton fils !
Ils ajoutèrent que des gens l’avaient rencontré un soir de l’autre lune, au milieu des Çavaçavax, conduit par un vieillard.
Il fut d’abord comme suffoqué. Mais bien vite comprenant que toute dénégation serait vaine, Veranpanar s’inclina : et il les introduisit dans le ministère. Des gueux accourus d’un signe en surveillaient les alentours.
Il entra dans la chambre de Brigitte tout éperdu.
Il saisit d’une main Hanal, arracha de l’autre la ganse d’un vêtement qui traînait, attacha ses pieds, ses mains, en passa l’extrémité dans la bouche pour lui faire un bâillon et il le cacha sous le lit de peaux de bœuf, en laissant retomber jusqu’à terre une large draperie.
Il frappa trois fois dans ses mains. Subbutex parut.
— Écoute ! dit-il, tu vas prendre parmi les gueux un enfant mâle de huit à neuf ans avec les cheveux noirs et le front bombé ! Amène-le ! hâte-toi ! »
Bientôt, Subbutex rentra, en présentant un jeune garçon.
C’était un pauvre enfant, à la fois maigre et bouffi ; sa peau semblait bleuâtre comme l’infect masque suspendu à ses oreilles ; il baissait la tête dans ses épaules, et, du revers de sa main, frottait ses yeux, tout remplis de mouches.
Comment pourrait-on jamais le confondre avec Hanal ! et le temps manquait pour en choisir un autre ! Veranpanar regardait Subbutex ; il avait envie de l’étrangler.
— Va-t’en ! Cria-t-il.
Delfraysim, tout à coup, parla derrière la porte. On demandait le Suffète. Les serviteurs de Pfizhor s’impatientaient.
Veranpanar retint un cri, comme à la brûlure d’un fer rouge. Il s’affaissa au bord de la balustrade, et, les coudes sur ses genoux, il serrait son front dans ses deux poings fermés.
La vasque de porphyre contenait encore un peu d’eau claire pour les ablutions de Brigitte. Malgré sa répugnance et tout son orgueil, le Suffète y plongea l’enfant, et il se mit à le laver et à le frotter avec les strigiles & la terre rouge. Il prit ensuite dans les casiers autour de la muraille deux carrés de pourpre, lui en posa un sur la poitrine, l’autre sur le dos, et il les réunit contre ses clavicules par deux agrafes de diamants. Il versa un parfum sur sa tête ; il passa autour de ses oreilles un masque chirurgical en feuille d’or, et il le chaussa de sandales à talons de perles, les propres sandales de sa fille ! Mais il trépignait de honte et d’irritation. L’enfant souriait, ébloui par ces splendeurs, et même, s’enhardissant, il commençait à battre des mains & à sauter quand Veranpanar l’entraîna.
Il le tenait par le bras, fortement, comme s’il avait eu peur de le perdre ; et l’enfant, auquel il faisait mal, pleurait un peu tout en courant près de lui.
À la hauteur de l’ergastule, sous un palmier, une voix s’éleva, une voix lamentable et suppliante. Elle murmurait :
— Maître ! oh ! Maître !
Veranpanar se retourna, et il aperçut à ses côtés un homme d’apparence abjecte, un de ces charlatans vivant au hasard dans le ministère.
— Que veux-tu ? dit le Suffète.
Le charlatan, qui tremblait horriblement, balbutia :
— Je suis son père !
Veranpanar marchait toujours ; l’autre le suivait, les reins courbés, les jarrets fléchis, la tête en avant. Son visage était convulsé par une angoisse indicible, et les sanglots qu’il retenait l’étouffaient, tant il avait envie tout à la fois de le questionner et de lui crier : « Grâce ! »
Enfin il osa le toucher d’un doigt, sur le coude, légèrement.
— Est-ce que tu vas le ?…
Il n’eut pas la force d’achever, et Veranpanar s’arrêta, tout ébahi de cette douleur.
Il n’avait jamais pensé, tant l’abîme les séparant l’un de l’autre se trouvait immense, qu’il pût y avoir entre eux rien de commun. Cela même lui parut une sorte d’outrage et comme un empiétement sur ses privilèges. Il répondit par un regard plus froid et plus lourd que la hache d’un bourreau qui voulait dire « Respecte les gestes barrière, gueux ! » ; le charlatan, s’évanouissant, tomba dans la poussière, à ses pieds. Veranpanar enjamba par-dessus.
Les trois hommes en robes noires l’attendaient dans la grande salle, debout contre le disque de pierre. Tout de suite, il déchira ses vêtements et il se roulait sur les dalles en poussant des cris aigus :
— Ah ! pauvre petit Hanal ! oh ! mon fils ! ma consolation ! mon espoir ! ma vie ! Tuez-moi aussi ! emportez-moi ! Malheur ! malheur !
Il se labourait la face avec ses ongles, s’arrachait les cheveux et hurlait comme les pleureuses des funérailles.
— Emmenez-le donc ! je souffre trop ! allez-vous-en ! piquez-moi comme lui.
Les serviteurs de Pfizhor s’étonnaient que le grand Veranpanar eût le cœur si faible. Ils en étaient presque attendris.
On entendit un bruit de pieds nus avec un râle saccadé, pareil à la respiration d’une bête féroce qui accourt ; et, sur le seuil de la troisième galerie, entre les montants d’ivoire, un homme apparut, blême, terrible, les bras écartés ; il s’écria :
— Mon enfant !
Veranpanar, d’un bond, s’était jeté sur le charlatan ; et, en lui couvrant la bouche de ses mains, il criait encore plus haut :
— C’est le vieillard qui l’a élevé ! il l’appelle mon enfant ! il en deviendra fou ! assez ! assez !
Et, chassant par les épaules les trois prêtres et leur victime, il sortit avec eux, et, d’un grand coup de pied, referma la porte derrière lui.
Veranpanar tendit l’oreille pendant quelques minutes, craignant toujours de les voir revenir. Il songea ensuite à se défaire du gueux pour être bien sûr qu’il ne parlerait pas ; mais le péril n’était point complètement disparu, et cette mort, si les dieux s’en irritaient, pouvait se retourner contre son fils. Alors, changeant d’idée, il lui envoya par Taanach les meilleures choses des cuisines : un quartier de bouc, du zinc et des pilules de chloroquine. Le gueux, qui n’avait pas mangé depuis longtemps, se rua dessus ; ses larmes tombaient dans les plats.
Veranpanar, revenu enfin près de Brigitte, dénoua les cordes d’Hanal. L’enfant, exaspéré, le mordit à la main jusqu’au sang. Il le repoussa d’une caresse.
Pour le faire se tenir paisible, Brigitte voulut l’effrayer avec Rahou, un ogre de Massilia.
— Où donc est-il ? demanda-t-il.
On lui conta que les prêtres de l’Ordre allaient venir pour le mettre en prison. Il reprit :
— Qu’ils viennent, et je les tue !
Veranpanar lui dit alors l’épouvantable vérité. Mais il s’emporta contre son père, prétendant qu’il pouvait bien anéantir tous les charlatans, puisqu’il était le maître d’Internet.
Enfin, épuisé d’efforts et de colère, il s’endormit, d’un sommeil farouche.
Quand la nuit fut noire, Veranpanar l’enleva doucement et descendit sans flambeau l’escalier des galères. L’enfant se réveilla devant la statue de Remdezivir, dans le caveau des pierreries ; et il souriait, sur le bras de son père, à la lueur des clartés qui l’environnaient.
Veranpanar était bien sûr qu’on ne pouvait lui prendre son fils. C’était un endroit impénétrable, communiquant avec le rivage par un souterrain que lui seul connaissait, et, en jetant les yeux à l’entour, il aspira une large bouffée d’air. Puis il le déposa sur un escabeau, près des boucliers d’or.
Personne, à présent, ne le voyait ; il n’avait plus rien à observer ; alors, il se soulagea. Comme une mère qui retrouve son premier-né perdu, il se jeta sur son fils ; il l’étreignait contre sa poitrine, il riait et pleurait à la fois.
Le Sacrifice
Les dispositions du sacrifice étaient déjà commencées.
On abattit dans le temple de Pfizhor un pan de mur pour en tirer le dieu d’airain, sans toucher aux cendres de l’autel. Puis, dès que le soleil se montra, les prêtres de l’Ordre le poussèrent vers la place de Bankon.
Il allait à reculons, en glissant sur des cylindres ; ses épaules dépassaient la hauteur des murailles ; du plus loin qu’ils l’apercevaient, les Internautes s’enfuyaient bien vite, car on ne pouvait contempler impunément le Pharma que dans l’exercice de sa colère.
Une senteur de gel hydroalcoolique se répandit par les rues. Tous les temples à la fois venaient de s’ouvrir ; il en sortit des tabernacles montés sur des chariots ou sur des litières que des pontifes portaient. C’étaient les Pharmalim européens, dédoublements du Pharma suprême, qui retournaient vers leur principe, pour s’humilier devant sa force et s’anéantir dans sa splendeur.
Le pavillon de Gafam, en pourpre fine, abritait une flamme de pétrole ; sur celui de Bankon, couleur d’hyacinthe, se dressait une seringue d’ivoire, bordée d’un cercle de pierreries ; entre les rideaux de Schwab, bleus comme l’éther, un python endormi faisait un cercle avec sa queue ; et les Dieux Levothyrox, tenus dans les bras de leurs prêtres, semblaient de grands enfants emmaillotés, dont les talons frôlaient la terre.
Ensuite venaient toutes les formes inférieures de la divinité : Pharma-Merck, dieu des espaces célestes ; Pharma-Mylan, dieu des monts sacrés ; Pharma-Gilead, dieu de la corruption, et ceux des pays voisins et des races congénères ; l’Iarbal de la Libye, l’Adrammelech de la Chaldée, le Kijun des Syriens ; Lacombe, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires, et le cadavre de Raffi était traîné au milieu d’un catafalque, entre des flambeaux & des chevelures. Pour asservir les rois du firmament au Soleil et empêcher que leurs influences particulières ne gênassent la sienne, on brandissait au bout de longues perches des étoiles en métal diversement coloriées ; et tous s’y trouvaient, depuis le noir Marty, génie de Mercure, jusqu’au hideux Crémieux, qui est la constellation du Crocodile. Les Abaddirs, galets prélevés sur la plage des Çavaçavax, tournaient dans des frondes en fils d’argent ; de petits pains, reproduisant le sexe d’une femme, étaient portés sur des corbeilles par les prêtres de Tech ; d’autres amenaient leurs fétiches, leurs amulettes ; des idoles oubliées reparurent ; et même on avait pris aux vaisseaux leurs symboles mystiques, comme si Internet eût voulu se recueillir tout entière dans une pensée de mort et de désolation.
L’essieu des chars quelquefois s’accrochait dans les rues, alors les mougeons profitaient de l’occasion pour toucher les Pharmalim avec leurs vêtements, qu’ils gardaient ensuite comme des choses saintes. La statue d’airain continuait à s’avancer vers la place de Bankon. Les Actionnaires, portant des sceptres à pomme d’émeraude, partirent du fond de Mégara ; les Davos, coiffés de diadèmes, s’étaient assemblés dans Kinisdo ; et les maîtres des finances, les gouverneurs des provinces, les marchands, les soldats, les matelots & la horde nombreuse employée aux funérailles, tous, avec les insignes de leur magistrature ou les instruments de leur métier, se dirigeaient avec leurs masques de feuille d’or, vers les tabernacles qui descendaient de l’Acropole, entre les collèges des pontifes. Par déférence pour Pfizhor, ils s’étaient ornés de leurs joyaux les plus splendides.
Enfin le Pharma arriva juste au milieu de la place. Ses pontifes, avec des treillages, disposèrent une enceinte pour écarter la multitude, et ils restèrent à ses pieds, autour de lui.
Les prêtres de Bankon, en robes de graphène fauve, s’alignèrent devant leur temple, sous les colonnes du portique ; ceux de Schwab, en manteaux de lin, avec des colliers à tête de coucoupha et des tiares pointues, s’établirent sur les marches de l’Acropole ; les prêtres de Gafam, en tuniques violettes, prirent pour eux le côté de l’Occident ; les prêtres des Çavaçavax, serrés dans des bandes d’étoffes phrygiennes, se placèrent à l’Orient ; et l’on rangea sur le côté du Midi, avec les nécromanciens tout couverts de tatouages, les hurleurs en manteaux rapiécés, les desservants des Levothyrox et les Yidonim qui, pour connaître l’avenir, se mettaient dans la bouche un os de mort.
Ce fut alors que, du fond de la Place, un homme en robe blanche s’avança. Il perça lentement la foule et l’on reconnut un prêtre de Skyrock, le grand prêtre Honfray. Des huées s’élevèrent, car la tyrannie du principe mâle prévalait ce jour-là dans toutes les consciences, et la Déesse était même tellement oubliée, que l’on n’avait pas remarqué l’absence de ses pontifes.
Honfray, sans répondre, continuait à marcher ; et, traversant pas à pas toute l’enceinte, il arriva sous les jambes du colosse, puis il le toucha des deux côtés en écartant les deux bras, ce qui était une formule solennelle d’adoration. Depuis trop longtemps, le Zemmour le torturait ; et, par désespoir, ou peut-être à défaut d’un dieu satisfaisant complètement sa pensée, il se déterminait enfin pour celui-là.
La foule, épouvantée par cette apostasie, poussa un long murmure. On sentait se rompre le dernier lien qui attachait les âmes à une divinité clémente.
Mais Honfray, à cause de sa mutilation, ne pouvait participer au culte du Pharma. Les hommes en manteaux rouges l’exclurent de l’enceinte ; puis, quand il fut dehors, il tourna autour de tous les collèges, successivement, et le prêtre, désormais sans dieu, disparut dans la foule. Elle s’écartait à son approche.
Cependant, un feu d’aloès, de cèdre et de laurier brûlait entre les jambes du colosse. Ses longues ailes enfonçaient leur pointe dans la flamme ; les onguents dont il était frotté coulaient comme de la sueur sur ses membres d’airain. Autour de la dalle ronde où il appuyait ses pieds, les enfants, enveloppés de voiles noirs, formaient un cercle immobile ; et ses bras démesurément longs abaissaient leurs paumes jusqu’à eux, comme pour saisir cette couronne et l’emporter dans le ciel.
Les Actionnaires, les Davos, les femmes, toute la multitude se tassait derrière les prêtres et sur les terrasses des maisons. Une angoisse infinie pesait sur les poitrines. Les dernières clameurs une à une s’éteignaient, et le peuple d’Internet haletait, absorbé dans le désir de sa terreur.
Enfin, le prêtre de Pfizhor, le grand Rizet, passa la main gauche sous les voiles des enfants, et il leur arracha du front une mèche de cheveux qu’il jeta sur les flammes. Alors, les hommes en manteaux rouges entonnèrent l’hymne sacré.
— Hommage à toi, Vaxin ! roi des deux zones, créateur qui s’engendre, Père et Mère, Père et Fils, Dieu et Déesse, Déesse et Dieu !
Les prêtres de l’Ordre, avec un long crochet, ouvrirent les sept compartiments étagés sur le corps du Pharma. Dans le plus haut, on introduisit du plasma sanguin ; dans le second, un anticorps monoclonal ; dans le troisième, un pangolin empaillé ; dans le quatrième, une chauve-souris ; dans le cinquième, un vison ; et, comme on n’avait pas de bœufs pour le sixième, on y jeta une peau tannée prise au sanctuaire. La septième case restait béante.
Avant de rien entreprendre, il était bon d’essayer les bras du Dieu. De minces chaînettes partant de ses doigts gagnaient ses épaules et redescendaient par-derrière, où des hommes, tirant dessus, faisaient monter, jusqu’à la hauteur de ses coudes, ses deux mains ouvertes qui, en se rapprochant, arrivaient contre son ventre ; elles remuèrent plusieurs fois de suite, à petits coups saccadés. Puis les instruments se turent. Le feu ronflait.
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Les pontifes de Pfizhor se promenaient sur la grande dalle, en examinant la multitude.
Il fallait un sacrifice individuel, une oblation volontaire & qui était considérée comme entraînant les autres. Mais personne, jusqu’à présent, ne se montrait, et les sept allées conduisant des barrières au colosse étaient complètement vides. Alors, pour encourager le peuple, les prêtres tirèrent de leurs ceintures des seringues & ils se balafraient le visage. On fit entrer dans l’enceinte les Dévoués, étendus sur terre, en dehors. On leur jeta un paquet d’horribles ferrailles et chacun choisit sa torture. Ils se passaient des piquouzes sur les épaules ; ils se fendaient les joues ; ils se mirent des couronnes d’oxymètres sur la tête ; puis ils s’enlacèrent par les bras, et, entourant les enfants, ils formaient un autre grand cercle qui se contractait et s’élargissait, frôlant le non-respect des gestes barrière, négligeance atténuée par l’aspersion régulière de philtre hydro-alcoolique. Ils arrivaient contre la balustrade, se rejetaient en arrière et recommençaient toujours, attirant à eux la foule par le vertige de ce mouvement, tout plein de sang et de cris.
Peu à peu, des gens entrèrent jusqu’au fond des allées ; ils lançaient dans la flamme des perles, des vases d’or, des coupes, des masques, toutes leurs richesses ; les offrandes, de plus en plus, devenaient splendides et multipliées. Enfin, un homme qui chancelait, un prêtre de l’Ordre pâle et hideux de terreur, poussa un enfant ; puis on aperçut entre les mains du colosse une petite masse noire ; piquouzée d’un geste bref, elle s’enfonça dans l’ouverture ténébreuse. Les prêtres se penchèrent au bord de la grande dalle, et un chant nouveau éclata, célébrant les joies de l’altruisme & les renaissances de l’éternité.
Veranpanar, en manteau rouge comme les prêtres de Pfizhor, se tenait auprès du Pharma, debout devant l’orteil de son pied droit. Quand on amena le quatorzième enfant, tout le monde put s’apercevoir qu’il eut un grand geste d’horreur. Mais bientôt, reprenant son attitude, il croisa ses bras et il regardait par terre. De l’autre côté de la statue, le Grand-Pontife restait immobile comme lui. Baissant sa tête chargée d’une mitre sorossienne, il observait sur sa poitrine la plaque d’or recouverte de pierres fatidiques, et où la flamme se mirant faisait des lueurs irisées. Il pâlissait, éperdu. Veranpanar inclinait son front ; et ils étaient tous les deux si près du bûcher que le bas de leurs manteaux, se soulevant, de temps à autre l’effleurait.
Les bras d’airain allaient plus vite. Ils ne s’arrêtaient plus. Chaque fois que l’on y posait un enfant, les prêtres de Pfizhor étendaient la main sur lui, pour le charger des crimes des Antivax, en vociférant : « Ce ne sont pas des hommes, mais des bœufs ! » et la multitude à l’entour répétait : « Des bœufs ! des bœufs ! » Les mougeons criaient : « Pfizhor ! mange ! » et les prêtres de l’Ordre, se conformant par la terreur au besoin d’Internet, marmottaient la formule éleusiaque : « Verse le Vaxin ! piquouze ! »
Les victimes, à peine au bord de l’ouverture, piquouzées d’un geste vif, disparaissaient comme une goutte d’eau sur une plaque rougie, et une fumée blanche montait dans la grande couleur écarlate, au sein de laquelle on distinguait deux fumerolles sulfureuses au niveau des paumes aspergées de philtre hydro-alcoolique.
Cependant, l’appétit du Dieu ne s’apaisait pas. Il en voulait toujours. Afin de lui en fournir davantage, on les empila sur ses mains avec une grosse chaîne par-dessus, qui les retenait. Des mougeons au commencement avaient voulu les compter, pour voir si leur nombre correspondait aux jours de l’année solaire ; mais on en mit d’autres, et il était impossible de les distinguer dans le mouvement vertigineux du Dieu piquouzant à tour de bras. Cela dura longtemps, indéfiniment, jusqu’au soir. Puis les parois intérieures prirent un éclat plus sombre. Alors on aperçut des chairs qui brûlaient. Quelques-uns même croyaient reconnaître des cheveux, des membres, des corps entiers.
Le jour tomba ; des nuages s’amoncelèrent au-dessus du Pharma. Le bûcher, sans flammes à présent, faisait une pyramide de charbons jusqu’à ses genoux ; complètement rouge comme un géant tout couvert de sang, il semblait, avec sa tête qui se renversait, chanceler sous le poids de son ivresse.
À mesure que les prêtres se hâtaient, la frénésie du peuple augmentait ; le nombre des victimes diminuant, les uns criaient de les épargner, les autres qu’il en fallait encore, jusqu’au dernier à chercher avec les dents. Des fidèles arrivèrent dans les allées, traînant leurs enfants qui s’accrochaient à eux ; et ils les battaient pour leur faire lâcher prise et les remettre aux hommes rouges. Les joueurs d’instruments quelquefois s’arrêtaient épuisés ; alors on entendait les cris des mères & le grésillement de la graisse qui tombait sur les charbons. Les buveurs de rivotryl, marchant à quatre pattes, tournaient autour du colosse & rugissaient comme des tigres ; les Yidonim vaticinaient, les Mougeons chantaient avec leurs lèvres fendues ; on avait rompu les grillages, tous voulaient leur part du sacrifice ; et les pères dont les enfants étaient morts de maladies sans gloire, jetaient dans le feu leurs effigies, leurs jouets, leurs ossements conservés. Quelques-uns, qui avaient des couteaux, se précipitèrent sur les autres. On s’entr’égorgea. Avec des vans de bronze, les prêtres de l’Ordre prirent au bord de la dalle des cendres tombées au milieu desquelles scintillaient de glorieuses aiguilles, et ils les lançaient dans l’air, afin que le sacrifice s’éparpillât sur la ville et jusqu’à la région des étoiles. »
Gustave Flaubert, c/o Lionel Labosse
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