« Ce qui me surprend le plus chez l’Homme, c’est qu’il perd la santé pour gagner de l’argent et il perd ensuite son argent pour récupérer la santé. A force de penser anxieusement au futur, il ne vit pas au présent et il ne vit donc ni le présent ni le futur. Il vit comme s’il ne devait jamais mourir, et il meurt comme s’il n’avait jamais vécu. » (Auteur inconnu)
L’infiniment petit à l’assaut de l’infiniment vulnérable
Lorsqu’il s’agit de décrire l’état actuel du monde, un mot clé vient à l’esprit de manière presque automatique. Il s’agit du mot « incertain » ou « incertitude ». Tel qu’il est communément compris, ce concept est souvent associé à notre incapacité de comprendre ce qui se passe et, par conséquent, d’exercer, le cas échéant, un contrôle suffisant sur les événements qui se déroulent ou qui se profilent, ou même sur des événements familiers qui se présentent à nous sous des aspects nouveaux et inconnus. Face à de telles situations inattendues, l’on se retrouve confronté à un sentiment profondément déstabilisant, de faiblesse et d’impuissance, qui conduit généralement à un état de confusion et de désarroi.
Ces traits caractéristiques du monde d’aujourd’hui sont tout sauf nouveaux, mais ils ont été exacerbés par le choc soudain et substantiel infligé à l’ordre mondial par la pandémie de la Covid-19 apparue à la fin de l’année 2019.
A ce jour, cette terrible pandémie a affecté plus de deux cents millions de personnes dans le monde, a coûté la vie à plusieurs millions d’autres et provoqué des ravages socio-économiques dans le monde entier, engendrant ainsi une inquiétude croissante quant à la durabilité d’un ordre international conçu, façonné et érigé dans une large mesure par les vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale.
Cet ordre a connu une érosion constante et est aujourd’hui brutalement remis en question. C’est le moins que l’on puisse dire. Le théoricien politique de l’université de Stanford et auteur du best-seller La fin de l’histoire et le dernier homme, Francis Fukuyama, avoue n’avoir « jamais vu une période où le degré d’incertitude quant à l’aspect politique que prendra le monde de demain est plus grand qu’aujourd’hui ».
La gestion chaotique des efforts de lutte contre cette pandémie, tant dans les pays développés que dans ceux en développement, a mis en lumière des questions fondamentales sur la compétence des gouvernements, la montée du nationalisme populiste, la mise à l’écart de l’expertise, le déclin du multilatéralisme et jusqu’à l’idée même de « démocratie libérale ».
Pourtant, cette crise majeure n’est pas intervenue sans signes avant-coureurs ni avertissements. De fait, une année entière avant l’apparition de la pandémie, plus précisément le 9 novembre 2018, le Secrétaire général des Nations Unies, M. Antonio Guterres, a prononcé un discours pour le moins prémonitoire lors d’un débat ouvert du Conseil de sécurité intitulé « Renforcement du multilatéralisme et rôle des Nations Unies ». Il est intéressant de noter que cet événement a eu lieu quelques jours seulement avant la commémoration du 100ème anniversaire de la fin de la Première Guerre mondiale, un conflit qui fut une tragédie planétaire colossale et un effrayant présage des décennies sanglantes qui allaient suivre.
Dans ce discours qui sonnait comme à un appel urgent à la vigilance, M. Guterres a déclaré que les efforts multilatéraux étaient mis à rude épreuve, dans un contexte caractérisé, entre autres, par la multiplication des conflits, la progression du changement climatique, l’aggravation des inégalités et l’augmentation des tensions commerciales, sans parler de la permanence du risque de prolifération des armes de destruction massive et des dangers potentiels liés aux nouvelles technologies.
En conséquence, l’anxiété, l’incertitude et l’imprévisibilité augmentent dans le monde entier, la confiance est en déclin au sein des nations et entre elles, et les gens perdent confiance dans les institutions politiques, tant au niveau national que mondial. Soulignant que du fait de ces évolutions négatives, des idéaux et des efforts importants ont été sapés et des institutions clés ont été malmenées, le Secrétaire général a observé qu’il semble souvent que plus la menace est globale, moins nous sommes capables de coopérer. Il a donc tiré la sonnette d’alarme de cette situation périlleuse face à la montée de défis globaux pour lesquels des approches globales sont essentielles et urgentes.
Face à un contexte aussi difficile, M. Guterres ne voit pas de meilleure solution que le retour à la coopération internationale au sein d’un système multilatéral réformé, revigoré et renforcé ; un système qui doit être davantage mis en réseau aux niveaux régional et international et plus inclusif, grâce à des liens plus étroits avec la société civile et les autres parties prenantes afin d’être mieux adapté et outillé pour garantir la paix et la prospérité pour tous sur une planète saine.
Hélas, plus de deux ans après ce discours sage et visionnaire, le monde est encore loin d’avoir atteint les objectifs escomptés visant à renforcer le multilatéralisme et mieux défendre ainsi la sécurité collective et le bien-être des citoyens du monde. De même, aucun changement significatif n’est intervenu au sein du Conseil de sécurité, devant lequel M. Guterres a exposé son plan. En tant qu’organe diplomatique le plus puissant du monde, il continue de se trouver au cœur de la politique mondiale. Toutefois, et bien qu’il n’y ait pratiquement aucune limite à son autorité, sa performance globale, hormis concernant la raison même de son existence, à savoir la préservation des intérêts et de la paix entre ses cinq membres permanents dotés du droit de veto, il a maintes fois anéanti l’espoir de la communauté internationale de construire un monde plus pacifique, plus juste et plus prospère.
Compte tenu de la gravité des défis mondiaux, rendus encore plus pressants par les implications géopolitiques, économiques et sociales de la pandémie de la Covid-19, les décideurs devraient réfléchir à la manière de faire de cette crise mondiale aiguë une opportunité de changement positif. Pour reprendre les mots de Noam Chomsky, l’un des intellectuels publics les plus éminents de notre époque, « nous devons nous demander quel monde sortira de cette crise » et « quel est le monde dans lequel nous voulons vivre ».
Malek Bennabi ou le retour posthume du visionnaire
Cette question ô combien lancinante a été examinée avec brio, selon une perspective islamique, par l’un des plus grands penseurs des temps modernes, l’Algérien Malek Bennabi.(1) De tous les écrits, de plus en plus nombreux, que nous avons pu consulter, nous n’avons pas trouvé meilleurs présentation et hommage à la pensée de cet érudit exceptionnellement visionnaire que celle de Muhammad Adnan Salim (2). Comme lui, nous sommes convaincus que le moment est venu de traduire dans les faits la pensée éclairée de Malek Bennabi en matière de renaissance civilisationnelle, tout comme est arrivé l’instant historique propice pour sa relance. En cet âge de mondialisation et d’explosion du savoir, la conscience de l’Homme est prête à s’en saisir et l’histoire humaine est de plus en plus disposée à l’accueillir.
Nous sommes conscients aujourd’hui de la grande responsabilité qui est la nôtre vis-à-vis de cet instant historique favorable et de la nécessité de faire sortir la pensée de Malek Bennabi des tours d’ivoire où les élites intellectuelles l’ont confinée, en la fredonnant vainement. Il faut impérativement la placer entre les mains des gens ordinaires dans la société. Car la parole est dépourvue de toute force si elle reste enfermée dans une tour et ne circule pas parmi les gens, dans les lieux publics et dans les marchés. Elle ne peut passer de la théorie à la pratique que si ses valeurs pénètrent la conscience des Hommes et s’installent dans leur être pour se réaliser ensuite dans leur comportement et dans leur travail. Sauf à être ainsi, la parole demeure un simple phénomène vocal, susceptible même d’être abhorrée par Dieu, comme énoncé dans le verset coranique « C’est une grande abomination auprès de Dieu que de dire ce que vous ne faites pas »(3).
Comme l’affirmait Malek Bennabi, ce qui est requis aujourd’hui ce n’est pas de défendre l’authenticité de l’Islam, mais tout simplement de lui restituer son efficacité en faisant actionner ses forces productives. La phase de transition que vit l’humanité à l’heure actuelle au moment où elle semble se détourner des nationalismes antagonistes pour s’orienter vers l’idée d’universalisme, ne peut être menée à bien sans le Musulman. Car c’est dans la conscience du Musulman que s’est ancrée l’unicité du genre humain en ne laissant guère de place pour la discrimination raciale, ainsi qu’affirmé dans le Saint Coran : « Ô Hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le plus noble d’entre vous, auprès d’Allah, est le plus pieux. Allah est certes Omniscient et Grand Connaisseur »(4), et confirmé par le Prophète Mohamed : « Vous êtes tous issus d’Adam et Adam est fait d’argile ». Dans la conscience du Musulman se sont également solidement établies des valeurs absolues de droit, de bien, de justice et d’égalité, en ne laissant nulle place pour l’égoïsme et la duplicité.
Dans cette situation critique où l’Homme passe de l’ère de l’économie industrielle à celle de l’économie du savoir, nous n’avons d’autre choix que d’entrer de plain-pied dans cette phase transitoire et y assumer un rôle actif. Sans les Musulmans, l’Homme ne pourra prendre ce tournant et déboucher sur le droit chemin en toute sécurité et poursuivre son effort en vue d’arriver à la Vérité suprême qu’est Dieu. En effet, ne voyons-nous pas clairement le monde trébucher, regardant les choses d’un seul œil tel un borgne, marchant sur un seul pied tel un boiteux, aux prises avec ses errements tel un égaré dans un désert s’orientant sans boussole ni guide ?
Au milieu du siècle passé, Malek Bennabi a constaté la crise de la civilisation occidentale, son aboutissement à une impasse et la perte des motivations de son existence ; tout comme il a compris que cette civilisation avait besoin de l’Islam pour corriger son orientation. Il a constaté aussi que le Musulman contemporain n’était en rien capable de porter assistance à la civilisation occidentale car, dit-il, « l’eau qui coule à un niveau inférieur ne peut irriguer une terre desséchée si elle n’est pas en mesure de remonter à un niveau qui lui soit supérieur ».
Concluant que la crise du Musulman se résume à une crise de sa propre civilisation, Bennabi traça à celui-ci les grandes lignes du rôle attendu de lui dans le dernier tiers du XXe siècle, en avertissant que les vents de la civilisation se détourneront de lui s’il ne remédie pas à ses lacunes suivant la loi coranique « Et si vous vous détournez, Il vous remplacera par un peuple autre que vous, et ils ne seront pas comme vous »(5).
Assurément, le monde musulman n’a pas été capable, à ce jour, de répondre aux aspirations de Malek Bennabi. Il n’a pas avancé d’un iota à cet égard et se trouve aujourd’hui confronté à des défis majeurs qui le menacent dans son existence même; qui le sous estiment au point de l’ignorer; qui se moquent de lui au point de le ridiculiser; qui exigent tellement de lui qu’il en devient un subordonné; qui le traitent comme un mineur ne sachant pas gérer ses affaires; qui exercent sur lui la tutelle d’un maître tyrannique aspirant à mettre la main sur ses ressources et ses richesses, à oblitérer son identité, à le séparer de son environnement, à couper ses liens avec son histoire, à marginaliser sa langue, à abâtardir ses valeurs, à dilapider son héritage, à hébéter ses émotions, à lui faire ignorer son appartenance, à effacer sa mémoire, à le faire fondre dans un moule qui n’est pas le sien, à occuper ses terres, à exiler ses enfants et à implanter des éléments étrangers dans son corps en vue de remplacer le nom « monde musulman », son appellation historique dont il continue d’être fier, par les noms de « Grand Moyen-Orient » selon le projet américain, ou de « Partenariat euro-méditerranéen » selon le projet européen.
Des défis de cette ampleur vont-ils réveiller le monde musulman de son sommeil, suivant la loi de l’instant du désespoir citée dans le Saint Coran « Quand les messagers faillirent perdre espoir (et que leurs adeptes) eurent pensé qu’ils étaient dupés, voilà que vint à eux Notre secours. Et furent sauvés ceux que Nous voulûmes. Mais Notre rigueur ne saurait être détournée des gens criminels »(6), ou suivant la théorie du « défi-riposte » chez Arnold Toynbee(7)?
Depuis sa tombe, Malek Bennabi parie sur cet instant historique et espère que le Musulman ne le laissera pas lui filer entre les doigts, profondément convaincu qu’il est que c’est l’Islam qui constitue pour l’humanité le sanctuaire le plus sûr et qui la délivrera de ses souillures qui lui causent aujourd’hui les pires souffrances.
Pour Malek Bennabi, peu importe que les vents de la délivrance soufflent de l’Orient ou de l’Occident, car cette délivrance est un don de Dieu pour l’humanité tout entière.
C’est essentiellement sur cette toile de fond que nous tenterons, dans les chapitres qui suivent, d’esquisser une mise en perspective des idées-forces contenues dans les deux conférences et dans l’ultime interview données par Malek Bennabi à Damas et Tripoli respectivement, après avoir accompli son pèlerinage à la Mecque et peu de temps avant sa mort le 31 octobre 1973, et démontrer qu’elles conservent leur entière validité dans le monde d’aujourd’hui, un monde troublé et de plus en plus incertain.
Amir Nour
Amir Nour : Chercheur algérien en relations internationales, auteur du livre « L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau SykesPicot », publié aux éditions Alem El Afkar, Alger, 2014.
Cette contribution constitue l’introduction du livre d’Amir Nour qui paraîtra prochainement en Algérie aux Éditions Alem El Afkar sous le titre « L’Islam & l’ordre du monde : Le testament de Malek BENNABI ».
Notes :
1 Malek Bennabi (1905 – 1973) est un penseur et écrivain qui avait consacré la majeure partie de sa vie à observer et à analyser l’Histoire pour comprendre les lois générales qui sous-tendent la naissance, l’essor et la chute des civilisations. Il est surtout connu pour avoir inventé le concept de « colonisabilité » (l’aptitude intérieure à être colonisé) et même la notion de « mondialisme ».
2 Penseur musulman syrien, fondateur de la maison d’édition « Dar el Fikr », Beyrouth, Liban.
3 Sourate as-Saff (Les rangs), verset 3.
4 Sourate al-Hujurat (Les appartements), verset 3.
5 Sourate Mohamed, verset 38.
6 Sourate Yousouf, verset 110.
7 Dans son œuvre maîtresse, la monumentale « Etude de l’histoire » en 12 tomes, écrite entre 1934 et 1961 et portant sur la naissance, l’essor et le déclin des civilisations, Toynbee avance une explication basée sur la conception dialectique « défi/riposte ». Dans cette optique, seuls les minorités et les individus créatifs peuvent apporter l’innovation sociale nécessaire à l’adaptation d’une civilisation aux nouveaux défis posés par l’environnement physique et humain.
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