L’été est déjà derrière nous depuis quelques semaines. Nous revoilà bien plongés dans le nécessaire mais potentiellement néfaste temps chronologique des obligations.
Potentiellement néfaste si l’on oublie que le temps n’est pas seulement composé de secondes, de minutes, d’heures, de jours, de mois et d’années. Il est élastique, vertical, invisible, multidimensionnel. Il ne se réduit pas à la quantité ni à la linéarité.
Les Grecs anciens avaient quatre notions du temps :
Le chronos : celui de la succession et du découpage en minutes, heures, etc., celui de l’avant et de l’après (mais jamais du pendant).
Le kaïros : du nom d’un dieu qui représentait le moment opportun, le bon évènement au bon moment. En anglais, on parlerait de serendipity ou encore de the right man at the right time in the right place.
La diatribè ou l’usure du temps, comme on le voit avec les rides d’un visage ou la trame usée d’un tapis.
La scholè ou le temps du loisir, le temps inutile, le temps de la contemplation. L’équivalent latin est l’otium, qui donnera oisiveté, à rebours de son contraire, le negotium, qui donnera négoce, ou temps productif. La scholè est le temps du pendant, du présent qui est ici-bas le signe de l’éternité. Le temps du Christ bénissant le pain devant les disciples d’Emmaüs et évanoui sitôt reconnu.
C’est la scission entre les quatre dimensions du temps ou la réduction à une seule qui est néfaste.
Le temps en soi n’est ni bon ni mauvais. C’est la scission entre les quatre dimensions ou la réduction à une seule qui est néfaste. Saint Benoît, jouant sur les mots, disait justement ora et labora : prie et travaille, allie temps inutile et temps utile. Mets de l’inutile dans l’utile, incarne Dieu dans ta vie quotidienne, consacre tout ce que tu fais à Dieu, car tu es à son image et sa ressemblance. Co-rédime le monde.
Promenade estivale
Ainsi, l’été est une recréation, il nous permet de nous recréer. C’est la saison par excellence de la prière. Mais il n’y a pas que la prière ou la contemplation qui permettent de faire entrer Dieu dans le temps. Il y a aussi la beauté à travers l’art. La beauté inutile, la beauté improductive, cette précieuse perte de temps.
J’ai vécu un de ces moments avec mon meilleur ami.
Un jour d’insolente gloire estivale que nous visitions le château de Chambord, à quelques encablures de la Loire, nous venions de découvrir une chanson de la Renaissance espagnole arrangée en 1947 par le compositeur Joaquin Rodrigo pour ses Madrigales amatorios : ¿ Con qué la lavaré ?, « Avec quoi laverai-je mon visage, moi qui suis si triste si ce n’est avec ma peine et ma douleur ? » L’interprétation de Victoria de Los Angeles et de l’Orchestre de la Société des concerts du Conservatoire, sous la baguette de Rafael Frühbeck de Burgos, a fait le reste.
Que s’est-il passé à ce moment ? Nous venions de vivre une concordance de la scholè et du kaïros, de l’éternité et du moment opportun où tous les éléments conspirent à conférer à cet instant sa poignante beauté : compagnie avec mon alter ego, temps ensoleillé, splendeur architecturale de la Renaissance, tristesse du texte espagnol, harmonisation et interprétation justes.
Aucun hiatus, aucun manque, aucun désir.
J’aurais accepté de mourir la seconde d’après.
Entre ciel et terre
Comme le mystique qui voit Dieu et qui ne veut plus retourner dans la cité, lieu du combat et de la médiocrité, lieu du chronos pur, du temps utile et lourd. Car s’il y a une chose qui enflamme plus encore que ce moment extatique, c’est bien la vision béatifique. Tout le reste ne peut que blesser le cœur, sauf à y mettre de la charité.
Mais je sais bien que la mystique authentique se passe de ces supports que sont la musique, l’architecture, la poésie, le soleil, l’amour humain. Le vrai mystique se tient droit sur la terre et sous le ciel, sans rien d’autre que sa solitude et le vaste et tendre regard de Dieu.
Et la charité le pousse à revenir sur terre tendre la main à son prochain.
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Source : Lire l'article complet par Le Verbe
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