Le 30 septembre 2021, après quatre ans de procédure, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu sa décision dans l’affaire Ali Aarrass contre l’État belge (Reynders). Il s’agissait « de savoir si l’État belge avait l’obligation positive de lui accorder son assistance consulaire pour empêcher le risque de mauvais traitement durant son incarcération au Maroc ». Dans sa décision, la Cour a choisi le camp de Didier Reynders, ancien ministre des affaires étrangères belge, devenu entretemps le commissaire européen à la Justice « avec pour mission les Droits fondamentaux et la défense de l’État de droit ».
Le commissaire Reynders a réussi à convaincre la Cour de son infatigable soutien à Ali Aarrass. Dans sa décision la Cour déclare que « les autorités belges ne sont pas restées passives ou indifférentes. Au contraire, elles ont, en pratique, à plusieurs reprises et notamment après l’ordonnance du président du tribunal de première instance de Bruxelles du 3 février 2014, effectué des démarches auprès des autorités marocaines, soit sur une base diplomatique soit pour des motifs humanitaires, pour faire évoluer la situation du requérant ».
Ainsi, le mensonge d’état a gagné
Tout au long de ces douze ans, aussi bien Reynders que son prédécesseur Steven Vanackere, ont refusé et refusé encore de lever le petit doigt pour protéger Ali Aarrass. Ni pour s’opposer à son extradition. Ni pour empêcher sa torture. Ni pour s’indigner sur sa torture. Ni pour critiquer son procès inique. Ni pour s’opposer à ses conditions de détention inhumaines, contraires aux Règles Nelson Mandela, qui définissent les conditions de détention à respecter par tous les États membres de l’ONU.
Jamais Reynders n’a fait une déclaration publique sur Ali Aarrass, comme il a l’habitude de le faire lorsqu’il s’agit de Belges en Iran ou au Nicaragua. L’argument avancé pour ce refus systématique ? Il n’y en avait qu’un seul, répété par Reynders et ses services à chaque demande d’assistance : « « Nous n’intervenons jamais pour un binational sur le territoire d’un pays dont il possède la nationalité… Ce principe est appliqué sans discrimination pour tous les détenus de double nationalité ». En vérité, les seuls principes qui ont empêché une assistance belge sont les relations privilégiées économiques, politiques, judiciaires et sécuritaires entre le Maroc et la Belgique. Au nom des intérêts communs dans la sainte lutte antiterroriste, la non-assistance à une personne injustement accusée, extradée et torturée a été justifiée.
« Nos services ne contacteront pas les autorités marocaines »
L’extradition d’Ali Aarrass par l’Espagne au Maroc en décembre 2010 fut suivie d’un long silence d’un mois. Ali avait disparu. Personne n’était informé de son lieu de détention. Il n’avait pas accès aux services d’un avocat. Farida Aarrass s’adressait alors au ministre des Affaires étrangères, lui demandant de s’informer auprès des autorités marocaines sur la situation de son frère afin de savoir où il se trouve. En réponse à son email, le ministre répond : « Je vous confirme que la position en matière d’aide consulaire aux bipatrides est de ne pas intervenir auprès des autorités locales du pays de leur autre nationalité. Comme Ali Aarrass est considéré comme de nationalité marocaine par les autorités marocaines, nos services ne les contacteront donc pas pour votre frère ».
Cette position sera répétée pendant des années. Ali, de son côté réapparaît le 18 janvier 2011, lorsqu’il est présenté au juge d’instruction, assisté de son avocat. Sorti de dix jours de torture, Ali décide de porter plainte du chef de torture, non seulement au Parquet mais également auprès du ministre de la Justice et du Conseil National des Droits de l’Homme. Cela ne change en rien la position de la Belgique. Ainsi, le 7 mars 2012, en réponse à une interpellation à la commission des Relations extérieures, Didier Reynders, répondait : « Nous n’intervenons jamais pour un binational sur le territoire d’un pays dont il possède la nationalité. La Belgique applique ce principe qui a été confirmé entre autres par la Convention de La Haye du 12 avril 1930 concernant certaines questions relatives au conflit de loi sur la nationalité, stipulant qu’un État ne peut exercer sa protection diplomatique au profit d’un de ses nationaux à l’égard d’un État dont celui-ci est également le ressortissant national. Et la Belgique a signé cette convention. Ce principe est appliqué sans discrimination pour tous les détenus de double nationalité. Le même principe est bien entendu appliqué sur le territoire belge ».
« Je ne veux pas rencontrer la famille »
Un an plus tard, le 20 février 2013, même réponse – mot pour mot – de Reynders à la demande de recevoir la famille Aarrass : « Je ne peux que vous confirmer que le Service Public Affaires étrangères n’intervient pas pour un binational sur le territoire d’un pays dont il possède la nationalité. Ce principe est appliqué sans discrimination pour tous les détenus de double nationalité. Je n’estime donc pas opportun d’organiser une rencontre concernant ce dossier ». Dans une lettre à l’ambassade de la Belgique à Rabat du 5 août 2013, Didier Reynders écrivait : « … Je confirme le principe que les ambassades belges s’abstiennent d’accorder la protection consulaire à des personnes ayant la double nationalité ».
Après six ans de demandes et d’actions, Ali Aarrass et ses avocats ont décidé de s’adresser au tribunal pour briser cette discrimination et obliger la Belgique à assurer une protection consulaire à Ali Aarrass.
Une victoire historique pour les binationaux, mais Reynders ne désarme pas
Le 3 février 2014, Ali Aarrass et ses avocats obtiennent une victoire historique devant le Tribunal de première instance de Bruxelles. Pour la première fois dans l’histoire judiciaire belge, un citoyen binational a trainé l’état belge devant un tribunal et venait d’obtenir d’un Tribunal l’ordre de le protéger hors de la Belgique.
En s’appuyant sur l’article 3 de la convention européenne des droits de l’homme, le tribunal avait déclaré : « La protection consulaire vise principalement à la protection des droits individuels à l’étranger. Elle doit être entendue comme un mécanisme visant à ce que les droits reconnus à un individu puissent être effectivement garantis (…) La protection consulaire est donc de nature à contribuer au respect des droits fondamentaux, comme celui garanti à l’article 3 de la Convention européenne des Droits de l’homme (…) Un agent consulaire a le droit de communiquer avec son ressortissant mais ce droit peut se transformer en obligation, en vertu de l’article 1er de la Convention européenne des Droits de l’homme, si une violation à ladite Convention est alléguée et portée à la connaissance de cet Etat (…) ».
Mais, Monsieur Reynders ne désarmait pas et décidait de faire appel de ce jugement. À une interpellation parlementaire de Zoé Genot, le 11 mars 2014, demandant pourquoi aucun suivi n’a été donné au jugement, Reynders répondait : « Pour ce qui est de l’ordonnance du tribunal de première instance de Bruxelles, outre le fait que nous avons interjeté appel car nous ne partageons pas du tout l’analyse sur deux points de droit, cette ordonnance stipule que M. Ali Aarrass doit pouvoir, s’il en fait la demande, communiquer avec le consul belge sur place. Instruction a été donnée à notre ambassade à Rabat de mettre M. Aarrass en mesure de communiquer avec l’ambassade. En fonction de ses doléances, il sera examiné avec quelle fréquence cette communication devra avoir lieu ».
Contrainte par le tribunal, la Belgique demandait l’autorisation d’une assistance consulaire au Maroc, le 4 mars 2014. Tout en mentionnant dans sa demande que la Belgique était forcée par un tribunal de le faire et que de nouvelles démarches judiciaires allaient suivre pour faire annuler cette obligation ! Ainsi, l’ambassade belge à Rabat écrivait le 4 mars 2014 au ministère des affaires étrangères au Maroc que « la demande (d’assistance consulaire au Maroc) et la communication qui en résulterait… laissent entièrement inaffectée sa position juridique sur le plan international concernant l’exercice de l’assistance consulaire en faveur de binationaux. » En d’autres mots : nous ne souhaitons pas accorder une assistance consulaire à Ali Aarrass. Le 11 mars 2014, l’affaire Ali Aarrass et le pourvoi en appel seront discutés lors d’une rencontre entre la Belgique et le Maroc. Il ressort de cette réunion, je cite : « … Que les autorités marocaines ne souhaitent pas voir se créer un précédent, la question de la possible condamnation de l’État belge en appel (procédure belge) et de ses suites jurisprudentielles se posant alors… ».
Reynders n’attendait qu’une chose : que la Cour d’appel annule le premier jugement.
Ce que la Cour d’appel ne fera pas ! Au contraire, en septembre 2014, la Cour d’appel non seulement confirmait le premier jugement, mais elle durcissait le ton : elle ordonnait la Belgique à « requérir de l’État du Maroc de permettre aux autorités consulaires au Maroc de rendre hebdomadairement visite à Ali Aarrass pendant une période de six mois », et à payer « une astreinte de 100 euros par jour de retard si elle n’adresse pas cette demande dans le mois de la signification de l’arrêt », si elle ne réagit pas à l’urgence signalée par la Cour de Bruxelles. Pour la Cour, « des indications sérieuses tendent à démontrer que l’intimé (Ali Aarrass) a subi des traitements inhumains et dégradants dans les prisons marocaines afin de lui arracher des aveux. » La Cour critiquait « le silence persistant conservé par les autorités marocaines aux demandes d’information », « la manière dont elles tendent à minimiser les plaintes de l’intimé ». Pour la Cour, il y a urgence : « Ali Aarrass subit encore à ce jour des atteintes graves à son intégrité physique et à son intégrité morale… ».
Après cette deuxième défaite, Didier Reynders se pourvoyait en cassation. Ce qu’il obtenait finalement, non pas sur le fond, mais sur des aspects formels, le 29 septembre 2017, lorsque la Cour de Cassation en Belgique cassait les arrêts en faveur d’Ali Aarrass de 2014, disant que « l’Etat belge n’avait aucune obligation vis-à-vis d’Ali Aarrass ».
Entretemps, le Maroc avait eu le temps d’observer tranquillement cette saga judiciaire en Belgique et se rangeait bien évidement du côté de Reynders qui lui a ouvert la porte pour continuer sa politique de maltraitance et d’isolement d’Ali Aarrass.
Le 28 juin 2016, deux ans (!) après la réception de la demande belge du 4 mars 2014, le Maroc envoie sa réponse, refusant une visite consulaire belge à Ali Aarrass, « détenu dans le cadre d’une affaire de terrorisme et de radicalisme ». Reynders y réagit le 16 août 2016 en disant que cette réponse « … a le mérite de nous fournir une réponse claire… », et à une autre occasion il déclare que la réponse marocaine était tout à fait normale et conforme aux accords et pratiques internationaux. En d’autres termes, la réponse marocaine n’était que la confirmation de la position du gouvernement belge.
Le 10 octobre 2016, les autorités pénitentiaires marocaines décidaient de transférer Ali Aarrass de la prison de Salé II à la prison de Tiflet II où il sera enfermé en isolement total. Un isolement prolongé qui, pour Amnesty international « s’apparente à la torture ou à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants au titre des Règles Nelson Mandela ». Le Comité contre la Torture (CAT) de l’ONU, saisi par les avocats d’Ali, ordonne que « le régime pénitentiaire de Ali soit allégé et ses droits garantis ». Le Maroc ne réagit pas et continuera sa détention solitaire jusqu’au dernier jour de son incarcération.
En avril 2017, la Cour de cassation au Maroc rejette le pourvoi en cassation d’Ali Aarrass introduit en 2012.
Le 21 juin 2017, le Ministère des Affaires étrangères et de la Coopération du Maroc refuse même la demande belge d’une « visite à caractère strictement humanitaire ».
La Belgique n’élevait même pas la voix.
Sur ce, Ali Aarrass et ses avocats saisissaient la Cour européenne des droits de l’homme pour violation des articles 1er et 3 de la Convention. Et ce n’était pas fini. Non satisfait de sa victoire devant la Cour de cassation, Reynders (et Geens) décidait de faire bétonner la non-protection des binationaux dans un nouvel article 11 du code consulaire (9 mai 2018), ce qui débarrasserait définitivement la Belgique d’une campagne comme celle menée par Ali Aarrass.
Pour Ali Aarrass, sa famille, ses amies et ses camarades, ce n’est pas fini non plus. Le jour viendra où les tortionnaires marocains et leurs complices en Espagne et Belgique devront rendre des comptes.
Que le Maroc ne se réjouisse pas trop de ce jugement de la Cour européenne. La Cour européenne ne dit pas qu’une intervention consulaire et humanitaire belge n’était pas nécessaire, elle constate que le Maroc a refusé froidement un regard extérieur sur les conditions de détention d’Ali Aarrass.
Pourquoi ce refus, s’il n’y avait rien à cacher ?
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir