« Ce qui dans le monde non-totalitaire prépare les êtres humains à la domination totalitaire, c’est le fait que la solitude, une expérience autrefois peu habituelle dont on souffrait surtout dans certaines conditions sociales marginales comme la vieillesse, est devenue une expérience quotidienne… »
~ Hannah Arendt, Les origines du totalitarisme – 1951
Note du traducteur : Notons que tout en arrivant à la conclusion développée dans cet article, Hannah Arendt appréciait sa propre solitude. Nous ne sommes toutefois pas tous soumis au même « terreau » — l’esprit — et les « graines » — la connaissance — ne poussent pas partout de la même manière. Pour celles qui réussissent à se développer en dépit d’un terreau fragile, il en est un certain nombre qui ne résisteront pas aux événements extérieurs, et finalement, seule une petite quantité aura germé sur le bon terreau, développé des racines profondes et sera devenue robuste face aux aléas de la vie. Voir « La parabole du semeur », une parabole évangélique racontée dans les trois Évangiles synoptiques: Matthieu XIII, 1-23; Marc IV, 1-20, Luc VIII, 4-15.
« S’il te plaît, écris-moi régulièrement, sinon je vais mourir ». Hannah Arendt n’avait pas l’habitude de commencer les lettres à son mari de cette façon, mais au printemps 1955, elle s’est retrouvée seule dans un « désert ».
Après la publication de Les origines du totalitarisme, Hannah Arendt est invitée à donner une conférence à l’université de Californie, à Berkeley. Elle n’aime pas l’atmosphère intellectuelle qui y règne. Ses collègues n’ont pas le sens de l’humour, et le spectre du maccarthysme plane sur la vie sociale. On lui dit qu’il y aura trente étudiants dans ses classes de premier cycle : il y en a cent vingt dans chacune d’entre elles. Elle déteste être sur scène pour donner des cours tous les jours :
« Je ne peux tout simplement pas être exposée au public cinq fois par semaine — ce qui revient à dire que je n’échapperai jamais aux regards du public. J’aurais l’impression de devoir me chercher partout. »
Hannah Arendt trouve son oasis dans la personne d’un docker de San Francisco devenu philosophe, Eric Hoffer, mais elle n’est pas sûre de lui non plus : elle dit à son ami Karl Jaspers que Hoffer est « la meilleure chose que ce pays ait à offrir » ; elle dit à son mari Heinrich Blücher que Hoffer est « très charmant, mais pas brillant ».
Hannah Arendt n’était pas étrangère aux périodes de solitude. Dès son plus jeune âge, elle avait le sentiment aigu d’être différente, d’être une étrangère, une paria, et préférait souvent être seule. Son père est mort de la syphilis lorsqu’elle avait sept ans ; lorsqu’elle était enfant, elle a simulé toutes sortes de maladies pour éviter d’aller à l’école afin de pouvoir rester à la maison ; son premier mari l’a quittée à Berlin après l’incendie du Reichstag ; elle est demeurée apatride pendant près de vingt ans. Mais, comme le savait Arendt, la solitude fait partie de la condition humaine. Tout le monde se sent seul de temps en temps.
Les écrits sur la solitude appartiennent souvent à l’un des deux camps suivants : les récits de souvenirs complaisants ou la médicalisation rationnelle qui traite la solitude comme une maladie qu’il faut soigner. Ces deux approches laissent le lecteur un peu froid. L’une se complaît dans la solitude, tandis que l’autre tente de l’éliminer complètement. C’est en partie parce qu’il est particulièrement difficile de communiquer sur la solitude. Dès que nous commençons à parler de la solitude, nous transformons l’une des expériences humaines les plus profondément ressenties en objet de contemplation et en sujet de raisonnement. Le langage ne parvient pas à saisir la solitude parce que la solitude est un terme universel qui s’applique à une expérience particulière. Tout le monde connaît la solitude, mais chacun la vit différemment.
Le mot « solitude » est relativement nouveau dans la langue anglaise. L’une de ses premières utilisations figure dans la tragédie Hamlet de William Shakespeare, écrite vers 1600. Polonius supplie Ophélie :
« Lis donc ce livre : Cette mise en scène colorera ta solitude. »
Il lui conseille de lire un livre de prières, afin que personne ne soupçonne qu’elle est seule — et le sous-entendu consiste ici à lui éviter d’être avec les autres plutôt qu’à souhaiter qu’elle le soit.
Tout au long du XVIe siècle, la solitude était souvent évoquée dans les sermons pour effrayer les fidèles du péché — on demandait aux gens de s’imaginer dans des lieux solitaires comme l’enfer ou la tombe. Mais au XVIIe siècle, le mot était encore rarement utilisé. En 1674, le naturaliste anglais John Ray a inclus le mot « solitude » dans une liste de mots rarement utilisés et l’a défini comme un terme décrivant des lieux et des personnes « éloignés du voisinage ». Un siècle plus tard, le mot n’avait pas beaucoup changé. Dans son A Dictionary of the English Language (1755), Samuel Johnson décrit l’adjectif « solitude » uniquement en termes soit d’une condition de vie isolée (le « renard solitaire ») soit d’un endroit désert (les « rochers solitaires »), un peu comme Shakespeare l’a utilisé dans l’exemple de Hamlet ci-dessus.
Jusqu’au XIXe siècle, la solitude se référait à une action — franchir un seuil, se rendre dans un lieu hors de la ville — et avait moins à voir avec le sentiment. Les descriptions de la solitude et de l’abandon étaient utilisées pour susciter la terreur de l’inexistence chez les individus, afin qu’ils imaginent un isolement absolu, coupé du monde et de l’amour de Dieu. Et d’une certaine manière, cela a du sens. Dans la Bible, le premier mot négatif prononcé par Dieu au sujet de sa création se trouve dans la Genèse, après qu’il ait créé Adam :
« Et le Seigneur Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul ; je lui ferai une aide semblable à lui. » ».
Le totalitarisme a trouvé le moyen de cristalliser la solitude occasionnelle en un état d’être permanent.
Au XIXe siècle, en pleine modernité, la solitude a perdu son lien avec la religion et a commencé à être associée à des sentiments séculiers d’aliénation. L’utilisation du terme a commencé à augmenter fortement après 1800, avec l’arrivée de la révolution industrielle, et a continué à grimper jusque dans les années 1990, avant de se stabiliser, puis de remonter au cours des premières décennies du XXIe siècle. La solitude est devenue un personnage et une cause dans l’œuvre de Herman Melville Bartleby (1853 [pour l’édition anglaise – NdT]), dans les peintures réalistes d’Edward Hopper et dans le poème de T.S. Eliot La Terre vaine (1922 [pour l’édition anglaise – NdT]). Elle s’est inscrite dans le paysage social et politique, a été romancée, poétisée et lamentée.
Note du traducteur : L’ouvrage de Herman Melville ci-dessus mentionné a été publié en français sous de nombreux titres : Bartleby l’écrivain — Bartleby le scribe — Bartleby : une histoire de Wall Street — et Bartleby. Il a été adapté plusieurs fois au cinéma et au théâtre.
Mais au milieu du XXe siècle, Hannah Arendt abordait la solitude selon un angle différent. Pour elle, c’était à la fois quelque chose qui pouvait être accompli [de manière volontaire – NdT] et quelque chose qui était vécu [de manière subie – NdT]. Dans les années 1950, alors qu’elle essayait d’écrire un livre sur Karl Marx au plus fort du maccarthysme, elle en est venue à penser à la solitude en relation avec l’idéologie et la terreur. Hannah Arendt pensait que l’expérience de la solitude elle-même avait changé lorsqu’elle était soumise aux conditions du totalitarisme :
« Ce qui dans le monde non-totalitaire prépare les êtres humains à la domination totalitaire, c’est le fait que la solitude, une expérience autrefois peu habituelle dont on souffrait surtout dans certaines conditions sociales marginales comme la vieillesse, est devenue une expérience quotidienne… »
Le totalitarisme au pouvoir a trouvé le moyen de cristalliser l’expérience occasionnelle de la solitude en un état d’être permanent. En recourant à l’isolement et à la terreur, les régimes totalitaires ont créé les conditions de la solitude, et, grâce à une propagande idéologique, ont ensuite fait passer la solitude comme étant séduisante aux yeux des populations.
Avant que Hannah Arendt ne parte enseigner à Berkeley, elle avait publié un essai, « Idéologie et terreur » (1953), traitant de l’isolement, de l’exclusion et de la solitude, au sein d’un Festschrift pour le 70e anniversaire de Jaspers. Cet essai, ainsi que son livre Les origines du totalitarisme, ont servi de base à son cours très prisé à Berkeley, « Totalitarisme ». Le cours était divisé en quatre parties : le déclin des institutions politiques, la croissance des masses, l’impérialisme et l’émergence des partis politiques en tant qu’idéologies de groupes d’intérêt. Dans sa conférence d’ouverture, Hannah Arendt a encadré le cours en réfléchissant à la manière dont la relation entre la théorie politique et les politiques est à l’époque moderne devenue douteuse. Elle soutenait qu’il existait une volonté croissante et générale de se débarrasser de la théorie en faveur de simples opinions et idéologies. Beaucoup, a-t-elle dit, pensent qu’ils peuvent se passer complètement de la théorie, ce qui signifie bien sûr qu’ils veulent que leur propre théorie, sous-jacente à leurs propres déclarations, soit acceptée comme parole d’évangile.
Note du traducteur : En lisant Montesquieu, elle avait fin 1951-début 1952 compris que la terreur était l’essence du régime totalitaire. « Idéologie et terreur » sera rédigé à une vitesse ahurissante, en allemand. De retour aux États-Unis, Hannah Arendt le retravailla de façon substantielle pour le publier en anglais. Puis, en 1958, cet essai servira de base à la rédaction du dernier chapitre des Origines du totalitarisme.
Un « Festschrift » est un volume d’écrits de différents auteurs présenté comme un hommage ou un mémorial, notamment à un érudit, ici à Karl Jaspers, psychiatre et philosophe germano-suisse.
Hannah Arendt faisait référence à la manière dont l’« idéologie » avait été utilisée comme un désir de séparer la pensée de l’action — « ideology » vient du français idéologie, et a été utilisé pour la première fois pendant la Révolution française, mais n’a pas été popularisé avant la publication de L’idéologie allemande de Marx et Friedrich Engels (écrit en 1846), et plus tard de Idéologie et utopie de Karl Mannheim (1929), dont elle a fait la critique pour Die Gesellschaft en 1930.
Note du traducteur : Idéologie et utopie de Karl Mannheim, constitue un témoignage et une analyse lucide des transformations politiques et intellectuelles d’une époque, [et] il reste d’une grande actualité. Il montre, en effet, comment idéologies et utopies naissent de l’interaction sociale et comment celle-ci, à son tour, oriente les dispositions d’esprit [et dans cet ouvrage], Mannheim révèle très précisément la situation existentielle de l’homme moderne. Source
En 1958, une version révisée de « Idéologie et terreur » a été ajoutée comme nouvelle conclusion à la deuxième édition de Les origines du totalitarisme.
Les origines du totalitarisme est un ouvrage de 600 pages divisé en trois sections : Sur l’antisémitisme, L’impérialisme et Le système totalitaire. Alors qu’elle travaillait à sa rédaction, Hannah Arendt a au fil du temps fait évoluer le texte afin d’y intégrer de nouvelles informations sur Hitler et Staline, telles qu’elles émergeaient d’Europe. La conclusion initiale, publiée en 1951, réfléchissait au fait que, même si les régimes totalitaires disparaissaient du monde, les éléments du totalitarisme demeureraient. Elle écrit :
« Les solutions totalitaires pourraient bien survivre à la chute des régimes totalitaires sous la forme de fortes tentations qui surgiront chaque fois qu’il semblera impossible de soulager la misère politique, sociale ou économique d’une manière qui soit digne de l’homme. »
Note du traducteur : Et ce que Hannah Arendt avait découvert tel que décrit ci-dessus est en parfaite adéquation avec ce que Andrew Lobaczewski avait aussi compris et qu’il a décrit dans son ouvrage La ponérologie politique — Étude de la genèse du mal, appliqué à des fins politiques. Il s’agit d’un cycle probablement corrélé aux cycles de la Nature que l’on peut présenter comme suit :
Le lecteur voudra peut-être aussi lire ou relire cet article essentiel de James Lindsay : La psychopathie et les origines du totalitarisme que nous avons publié en janvier dernier. Et toujours sur le totalitarisme, les articles d’Ariane Bilheran, psychopathologiste.
Lorsque Hannah Arendt ajoute « Idéologie et terreur » à Les origines du totalitarisme en 1958, la teneur de l’ouvrage change. Les éléments du totalitarisme étaient nombreux, mais c’est dans la solitude qu’elle a découvert l’essence du gouvernement totalitaire et son point commun avec la terreur.
Pourquoi la solitude n’est pas une évidence.
La réponse de Hannah Arendt était la suivante : parce que la solitude coupe radicalement les individus de tout lien humain. Elle a défini la solitude comme une sorte d’état sauvage dans lequel une personne se sent isolée de toute mondanité et de toute compagnie humaine, même si elle est entourée d’autres personnes. Le mot qu’elle utilisait dans sa langue maternelle pour désigner la solitude était Verlassenheit — un état d’abandon ou de délaissement. La solitude, disait-elle, est « l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de la nature humaine », car dans la solitude, nous sommes incapables de réaliser notre pleine capacité d’action en tant qu’êtres humains. Lorsque nous faisons l’expérience de la solitude, nous perdons la capacité d’expérimenter quoi que ce soit d’autre ; et, dans la solitude, nous sommes incapables de prendre de nouveaux départs.
Le totalitarisme détruit la capacité de l’individu à penser, tout en l’amenant à se retourner contre tous les autres depuis son retranchement solitaire.
Afin d’illustrer pourquoi la solitude [imposée – NdT] constitue l’essence du totalitarisme et son point commun avec la terreur, Hannah Arendt a distingué l’isolement de la solitude, et la solitude de l’isolement. La solitude, selon elle, est parfois nécessaire à l’activité créatrice. Même la simple lecture d’un livre, dit-elle, exige un certain degré de solitude. Il faut se détourner intentionnellement du monde pour faire de la place à l’expérience de la solitude mais, une fois seul, on est toujours capable de revenir en arrière :
« L’isolement et la solitude ne sont pas identiques. Je peux être isolée — c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi — sans être seule ; et je peux être seule — c’est-à-dire dans une situation où, en tant que personne, je me sens à l’écart de toute compagnie humaine — sans être isolée. »
Note du traducteur : Voir la dernière Note avec l’extrait de « Idéologie et terreur » pour une variante de ce qui précède.
Le totalitarisme utilise l’isolement pour priver les individus de compagnie humaine, rendant impossible l’action dans le monde, tout en détruisant la sphère de solitude [celle que l’on décide soi-même – NdT]. La ceinture de fer du totalitarisme, comme l’appelle Hannah Arendt, détruit la capacité de l’individu à penser, tout en l’amenant à se retourner contre lui-même et contre tous les autres depuis son retranchement solitaire. Le monde devient un espace sauvage, où ni l’expérience ni la pensée ne sont possibles.
Pour isoler les individus, les mouvements totalitaires utilisent l’idéologie. Isoler signifie « amener une personne à être ou à rester seule ou à l’écart des autres ». Pour illustrer comment ce procédé fonctionne, Hannah Arendt passe la première partie de « Idéologie et terreur » à décomposer les « recettes des idéologies » en leurs ingrédients de base :
- Les idéologies sont déconnectées des réalités vécues dans le monde et excluent la possibilité de nouvelles expériences ;
- Les idéologies se préoccupent de contrôler et de prédire le cours de l’histoire ;
- Les idéologies n’expliquent pas ce qui est, elles expliquent ce qui devient ;
- Les idéologies s’appuient sur des procédures logiques de pensée qui sont coupées de la réalité ;
- La pensée idéologique insiste sur une « réalité plus vraie », qui se cache derrière le monde des choses perceptibles.
Note du traducteur : Cette supposée « réalité plus vraie » est en fait une pseudo-réalité.
La manière dont nous pensons le monde affecte les relations que nous entretenons avec les autres et avec nous-mêmes. En injectant une signification secrète à chaque événement et expérience, les mouvements idéologiques sont contraints de modifier la réalité conformément à leurs prétentions une fois qu’ils sont au pouvoir. Et cela signifie que l’on ne peut plus faire confiance à la réalité de ses propres expériences vécues dans le monde [dans le cadre d’une pseudo-réalité – NdT]. Au lieu de cela, on nous apprend à nous méfier de nous-mêmes et des autres, et à toujours nous fier à l’idéologie du mouvement, qui doit avoir raison.
Mais pour rendre les individus sensibles à l’idéologie, il faut d’abord ruiner leur relation à eux-mêmes et aux autres en les rendant sceptiques et cyniques, de sorte qu’ils ne puissent plus se fier à leur propre jugement :
« De même que la terreur, même sous sa forme pré-totale, simplement tyrannique, ruine tous les rapports entre les hommes, de même l’auto-compulsion de la pensée idéologique ruine tout rapport avec la réalité. La préparation a réussi lorsque les gens ont perdu le contact avec leurs semblables ainsi qu’avec la réalité qui les entoure ; car avec ces contacts, les hommes perdent la capacité d’expérience et de pensée. Le sujet idéal du régime totalitaire n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu, mais des individus pour qui la distinction entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) et la distinction entre vrai et faux (c’est-à-dire les normes de la pensée) n’existent plus. »
La solitude organisée, issue de l’idéologie, conduit à une pensée tyrannique et détruit la capacité d’une personne à distinguer la réalité de la fiction — à porter un jugement. Dans la solitude, il est impossible de tenir une conversation avec soi-même, car la capacité de penser est compromise. La pensée idéologique nous détourne des expériences vécues dans le monde, affame l’imagination, nie la pluralité et détruit l’espace entre les hommes qui leur permet d’avoir des relations significatives les uns avec les autres. Et une fois que la pensée idéologique s’est enracinée, l’expérience et la réalité ne pèsent plus sur la pensée. Au contraire, l’expérience se conforme à l’idéologie dans la pensée. C’est pourquoi, lorsque Hannah Arendt parle de solitude, elle ne parle pas seulement de l’expérience affective de la solitude : elle parle d’une manière de penser. La solitude apparaît lorsque la pensée est séparée de la réalité, lorsque le monde commun a été remplacé par la tyrannie des exigences logiques coercitives.
Note du traducteur : Karl Mannheim écrivait en 1929 dans Idéologie et utopie :
« Un état d’esprit est utopique, quand il est en désaccord avec l’état de réalité dans lequel il se produit. »
Nous pensons à partir de l’expérience, et lorsque nous n’avons plus de nouvelles expériences dans le monde à partir desquelles penser, nous perdons les normes de pensée qui nous guident dans notre réflexion sur le monde. Et lorsque l’on se soumet à l’auto-contrainte de la pensée idéologique, on renonce à sa liberté intérieure de penser. C’est cette soumission à la force de la déduction logique qui « prépare » à la tyrannie « chaque individu à se retourner contre tous les autres depuis son retranchement solitaire ». Le libre mouvement de la pensée est remplacé par le courant propulsif et singulier de la pensée idéologique.
Dans l’un de ses journaux de réflexion, Hannah Arendt demande : « Gibt es ein Denken das nicht Tyrannisches ist ». (Existe-t-il une façon de penser qui ne soit pas tyrannique ?) Elle fait suivre sa question de l’affirmation selon laquelle il s’agit de résister à la tentation d’être emporté par la marée. Qu’est-ce qui conduit les hommes à se laisser emporter ? Hannah Arendt affirme que la peur sous-jacente qui attire l’homme vers l’idéologie est la peur de l’auto-contradiction. Cette peur de l’auto-contradiction est la raison pour laquelle la pensée elle-même est dangereuse — parce que la pensée a le pouvoir de déraciner toutes nos croyances et opinions sur le monde. La pensée peut ébranler notre foi, nos croyances, notre sens de la connaissance de Soi. La pensée peut dépouiller tout ce qui nous est cher, tout ce sur quoi nous comptons, que nous considérons comme acquis au quotidien. La pensée a le pouvoir de nous désintégrer.
Note du traducteur : Cette désintégration peut être positive ; voir La formation de la personnalité par la désintégration positive – Dr Kazimierz Dabrowski.
Mais la vie est désordonnée. Au milieu du chaos et de l’incertitude de l’existence humaine, nous avons besoin d’un sentiment d’appartenance et de sens. Nous avons besoin de racines. Et les idéologies, comme les sirènes de l’Odyssée d’Homère, nous attirent. Mais ceux qui succombent au chant des sirènes de la pensée idéologique doivent se détourner des expériences vécues dans le monde réel. Ce faisant, ils ne peuvent pas se confronter à la pensée car, s’ils le font, ils risquent de saper les croyances idéologiques qui leur ont donné le sentiment d’avoir un but et un rôle. En d’autres termes, les personnes qui adhèrent à une idéologie ont des pensées, mais elles sont incapables de penser par elles-mêmes. Et c’est cette incapacité à penser, à se tenir compagnie, à donner un sens à ses expériences dans le monde, qui les rend solitaires.
Elle n’a pas réussi à trouver l’espace privé et introspectif nécessaire à la réflexion.
L’argument de Hannah Arendt sur la solitude et le totalitarisme n’est pas facile à accepter, en ce qu’il implique une sorte de banalité quant aux tendances qu’ont les systèmes totalitaires à faire appel à la solitude : si vous n’êtes pas satisfait de la réalité, si vous renoncez au bien et exigez toujours quelque chose de mieux, si vous ne voulez pas vous confronter au monde tel qu’il est, alors vous serez sensible à la pensée idéologique [du totalitarisme – NdT]. Vous serez sensible à la solitude organisée [par le totalitarisme – NdT].
Lorsque Hannah Arendt écrit à son mari :
« Je ne peux tout simplement pas être exposée au public cinq fois par semaine — ce qui revient à dire que je n’échapperai jamais aux regards du public. J’aurais l’impression de devoir me chercher partout. »
… elle ne se plaignait pas en vain des feux de la rampe. L’exposition constante à un auditoire public l’empêchait de se tenir compagnie à elle-même. Elle était incapable de trouver l’espace privé et introspectif nécessaire à la réflexion. Elle était incapable de vivre sa solitude.
C’est l’un des paradoxes de la solitude. La solitude exige d’être seul alors que l’isolement est ressenti de manière plus aiguë en présence d’autres personnes. Tout comme nous dépendons du monde public des apparences pour être reconnus, nous avons besoin du domaine privé de la solitude pour être seuls avec nous-mêmes et pouvoir réfléchir. Et c’est ce dont Hannah Arendt a été privée lorsqu’elle a perdu l’espace lui permettant d’être seule avec elle-même. Ce qui rend l’isolement si insupportable, disait-elle, « c’est la perte de son propre moi que l’on peut conserver dans la solitude… ».
Dans la solitude [celle que l’on décide soi-même – NdT], on est capable de se tenir compagnie, d’engager une conversation avec soi-même. Dans la solitude, on ne perd pas le contact avec le monde, car le monde de l’expérience est toujours présent dans notre pensée. Hannah Arendt cite Cicéron :
« Jamais un homme n’est plus actif que lorsqu’il ne fait rien, jamais il n’est moins seul que lorsqu’il est seul. »
C’est ce que la pensée idéologique et la pensée tyrannique détruisent — notre capacité à penser avec et pour nous-mêmes. C’est la racine de la solitude organisée.
Note du traducteur : Voici trois extraits choisis de « Idéologie et terreur » de Hannah Arendt :
« On a souvent fait observer que la terreur ne peut régner absolument que sur des hommes qui sont isolés les uns des autres, et qu’en conséquence l’un des premiers soucis de tout régime tyrannique est de provoquer cet isolement. L’isolement peut être le début de la terreur; il est certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat. L’isolement est, pour ainsi dire, prétotalitaire ; il est marqué au coin de l’impuissance dans la mesure où le pouvoir provient toujours d’hommes qui agissent ensemble, qui « agissent de concert » (Burke) : les hommes isolés sont par définition sans pouvoir.
L’isolement et l’impuissance, c’est-à-dire l’incapacité fondamentale et absolue d’agir, ont toujours été caractéristiques des tyrannies. Dans un régime tyrannique, les contacts politiques entre les hommes sont rompus et les aptitudes humaines pour l’action et le pouvoir sont contrecarrées. Mais ce ne sont pas tous les contacts entre les hommes qui sont brisés, ce ne sont pas toutes les aptitudes humaines qui sont détruites. Toute la sphère de la vie privée, avec ses possibilités d’expérience, d’invention et de pensée est laissée intacte. Nous savons que Ie cercle de fer de la terreur totale ne laisse pas d’espace à une telle vie privée et que l’auto contrainte de la logique totalitaire détruit chez l’homme la faculté d’expérimenter et de penser aussi certainement que celle d’agir.
Ce que nous appelons isolement dans la sphère politique se nomme désolation[4] dans la sphère des relations humaines. Isolement et désolation ne sont pas identiques. Je peux être isolé — c’est-à-dire dans une situation où je ne peux agir parce qu’il n’est personne pour agir avec moi — sans être « désolé » ; et je peux être désolé — c’est-à-dire dans une situation où, en tant que personne, je me sens à l’écart de toute compagnie humaine — sans être isolé. L’isolement est cette impasse où sont conduits les hommes lorsque la sphère politique de leurs vies, où ils agissent ensemble dans la poursuite d’une entreprise commune, est détruite. Pourtant l’isolement, bien que destructeur du pouvoir et de la faculté d’agir, non seulement laisse intactes mais est même nécessaire aux activités dites productives des hommes. L’homme, dans la mesure où il est homo faber, a tendance à s’isoler lui-même dans son travail, autrement dit à quitter temporairement le domaine de la politique. La fabrication (poiesis, la production de choses), en tant qu’elle se distingue de l’action (praxis) d’une part et du travail pur d’autre part, est toujours menée à bien dans un certain isolement par rapport aux préoccupations communes, que le résultat soit une œuvre d’artisanat ou d’art. Dans l’isolement, l’homme reste en contact avec le monde en tant qu’œuvre humaine ; c’est seulement lorsque la forme la plus élémentaire de la créativité humaine — c’est-à-dire le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun — est détruite, que l’isolement devient absolument insupportable. C’est ce qui peut se produire dans un monde où les valeurs majeures sont dictées par le travail, autrement dit où toutes les activités humaines ont été transformées en travail. Dans de telles conditions, seul demeure le pur effort du travail, autrement dit l’effort pour se maintenir en vie, et le rapport au monde comme création humaine est brisé. Un homme isolé qui a perdu sa place dans le domaine politique de l’action est tout autant exclu du monde des choses, s’il n’est plus comme homo faber mais traité comme un animal laborans, dont le nécessaire « métabolisme naturel » n’est un sujet de préoccupation pour personne : alors l’isolement devient désolation. Une tyrannie fondée sur l’isolement laisse généralement intactes les capacités productives de l’homme ; une tyrannie sur les « travailleurs, comme par exemple le pouvoir sur les esclaves dans l’Antiquité, serait, dès lors, automatiquement un pouvoir sur des hommes désolés et non simplement isolés, et tendrait à être totalitaire. »
Tandis que l’isolement intéresse uniquement le domaine politique de la vie, la désolation intéresse la vie humaine dans sa totalité. Le régime totalitaire comme toutes les tyrannies ne pourrait certainement pas exister sans détruire le domaine public de la vie, c’est-à-dire sans détruire, en isolant les hommes, leurs capacités politiques. Mais la domination totalitaire, comme forme de gouvernement, est nouvelle en ce qu’elle ne se contente pas de cet isolement et détruit également la vie privée. Elle se fonde sur la désolation, sur l’expérience d’absolue non-appartenance au monde, qui est l’une des expériences les plus radicales et les plus désespérées de l’homme.
La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour l’idéologie et le système logique, préparation des exécutants et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à la superfluité qui ont constitué la malédiction des masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle et qui sont devenus critiques avec la montée de l’impérialisme à la fin du siècle dernier et la débâcle des institutions politiques et des traditions sociales à notre époque. Être déraciné, cela veut dire n’avoir pas de place dans le monde, reconnue et garantie par les autres ; être superflu, cela veut dire n’avoir aucune appartenance au monde. Le déracinement peut être la condition préliminaire de la superfluité, de même que l’isolement peut (mais ne doit pas) être la condition préliminaire de la désolation. Prise en elle-même, abstraction faite de ses causes historiques récentes et de son nouveau rôle dans la politique, la désolation va à l’encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l’une des expériences essentielles de chaque vie humaine. Même l’expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être en rapport avec d’autres hommes, de notre sens commun qui règle et régit tous les autres sens et sans lequel chacun de nous serait enfermé dans la particularité de ses propres données sensibles, en elles-mêmes incertaines et trompeuses. C’est seulement parce que nous possédons un sens commun, c’est seulement parce que ce n’est pas un homme mais les hommes au pluriel qui habitent la Terre, que nous pouvons nous fier à l’immédiateté de notre expérience sensible.
[4] Désolation, par quoi nous traduisons « loneliness », ne doit pas être pris au sens psychologique ; la désolation est la solitude de l’homme que le système totalitaire déracine, prive de sol [NdT].
Plus loin, elle poursuit :
« Ce qui rend la désolation si intolérable c’est la perte du moi, qui, s’iI peut prendre réalité dans la solitude, ne peut toutefois être dans son identité que par la compagnie confiante et digne de confiance de mes égaux. Dans cette situation, l’homme perd la confiance qu’il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et de faire une expérience sont perdus en même temps.
La seule faculté de l’esprit humain qui n’ait besoin ni du moi, ni d’autrui, ni du monde pour fonctionner sûrement, et qui soit aussi indépendante de la pensée que de l’expérience est l’aptitude au raisonnement logique dont la prémisse est l’évident en soi. Les règles élémentaires de l’évidence incontestable, le truisme que deux et deux font quatre, ne peuvent devenir fausses même dans l’état de désolation absolue. C’est la seule « vérité » digne de foi à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois qu’ils ont perdu la mutuelle garantie, le sens commun, dont les hommes ont besoin pour faire des expériences, pour vivre et pour connaître leur chemin dans un monde commun. »
Puis, plus loin encore :
« La domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre destruction. De même que la peur et l’impuissance qui l’engendrent sont des principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la déduction logico-idéologique du pire qu’elle engendre, représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine. Néanmoins, la désolation organisée est plus dangereuse que l’impuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la volonté tyrannique et arbitraire d’un seul homme. Son danger, nous le connaissons : elle menace de dévaster le monde — un monde qui partout semble avoir atteint sa fin — avant qu’un nouveau commencement, naissant de cette fin, n’ait eu le temps de s’imposer.
Hormis ces considérations — qui, de par leur caractère de prédictions sont peu utiles et encore moins consolantes — il reste que la crise de notre temps et son expérience centrale ont suscité l’apparition d’une forme de gouvernement entièrement nouvelle. Celle-ci constitue un danger toujours présent et ne promet que trop d’être désormais notre partage, comme toutes les autres formes de gouvernement qui apparurent à différents moments de l’histoire, sur la base d’expériences fondamentales différentes, ont été le partage de l’humanité en dépit de défaites temporaires — les monarchies et les républiques, les tyrannies, les dictatures et le despotisme.
Mais demeure aussi cette vérité que chaque fin dans l’histoire contient nécessairement un nouveau commencement ; ce commencement est la promesse, le seul « message » que la fin puisse jamais donner, le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Initium ut esset homo creatus est — « pour qu’il ait un commencement, l’homme fut créé » a dit saint Augustin — Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme. »
À propos de l’auteur
Samantha Rose Hill est membre éminent du Hannah Arendt Center for Politics and Humanities et membre associé du Brooklyn Institute for Social Research et de l’université de l’Underground. Elle est l’auteur de Hannah Arendt (2021) et de Hannah Arendt’s Poems (à paraître en 2022), et ses travaux ont été publiés dans Los Angeles Review of Books, LitHub, OpenDemocracy, Public Seminar, Contemporary Political Theory et Theory & Event.
Source de l’article initialement publié en anglais le 16 octobre 2020 : Aeon
Traduction : Sott.net
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