Létalité des guerres — Philippe ARNAUD

Létalité des guerres — Philippe ARNAUD

Tous les journaux télévisés, tous les médias (notamment le journal télévisé de France 2 de 20 h) ont ouvert leur émission en relatant la mort au Sahel du caporal-chef Blasco, des chasseurs alpins. Ce militaire était âgé de 34 ans et il est le 52e militaire français tué dans le Sahel depuis le début de l’engagement français au Sahel, au travers des opérations Serval puis Barkhane. L’opération Serval ayant été lancée en janvier 2013, cela fait donc près de neuf ans (moins 4 mois) d’engagement de l’armée française. Je souhaite, à ce propos, relever quelques points que n’ont guère souligné les médias, et qui, en creux, sont révélateurs de notre époque et de notre société.

1. Sur l’acceptabilité des sacrifices en cas de guerre

1.1. Je reviens au chiffre qui a été donné plus haut : 52 morts en près de neuf ans, pour le replacer en perspective avec d’autres conflits, et en particulier avec celui qui a le plus marqué les Français, la Première Guerre mondiale. Celle-ci a duré du 1er août 1914 au 11 novembre 1918 (le premier mort français, le caporal Peugeot, fut tué le 2 août 1914). Entre ces deux dates, il s’écoula 1563 jours. Et, entre ces dates, la France déplora la mort de 1 397 800 soldats (et de 300 000 civils). Pour les soldats seuls, cela fait une moyenne de près de 900 morts par jour (un peu plus de 894) et pour les soldats et les civils, une moyenne de près de 1100 morts par jour (un peu plus de 1086).

1.2. Avec, toutefois, de fortes disparités quotidiennes. Par exemple, ce que l’on ne sait guère, le jour le plus coûteux pour l’armée française ne se situa ni durant la bataille de Verdun, ni durant la bataille de la Somme, ni durant celle du Chemin des Dames (celles qui viennent le plus à l’esprit), mais au tout début de la guerre, dans ce que l’on appela plus tard la Bataille des frontières : le 22 août 1914, 27 000 soldats français furent tués en une seule journée. [A titre de comparaison, pendant les 7 ans et 8 mois de la guerre d’Algérie, la France perdit 25.000 militaires – et, néanmoins, cette guerre d’Algérie est toujours un cauchemar pour nombre d’entre ceux qui y participèrent].

1.3. Où veux-je en venir ? A ceci : compte tenu de l’émotion suscitée par la mort du caporal-chef Blasco, on peut se demander si, en 2021, la société française supporterait encore des pertes semblables à celles de la guerre de 14, et ce, jour après jour, durant 1563 jours. Poser cette question, n’est-ce pas y répondre par la négative, surtout lorsqu’on connaît les « progrès » immenses accomplis en matière d’armement depuis 1914 : sous-munitions, bombes à fragmentation, bombes à dépression, bombes au graphite, bombes DIME, lasers aveuglants, etc. ? Qu’est-ce qui a fait, néanmoins, que, durant plus de quatre longues années, la société française ait tenu ?

1.4. Elle a tenu parce qu’elle s’y était préparée durant 43 ans, de la capitulation de Paris, en janvier 1871, à la déclaration de guerre en août 1914. Elle s’y est préparée en réorganisant son armée sur le modèle allemand (qui avait fait ses preuves…), en développant son industrie, en faisant un gros effort de conscription pour compenser le différentiel de population avec l’Allemagne (42 millions d’habitants contre 65 millions), en instruisant sa population (toujours à l’imitation des Allemands), et, surtout, en entretenant le souvenir de l’humiliation de la défaite, de la frustration des provinces perdues, en ressassant la haine du « Boche » par les cérémonies commémoratives, par les leçons d’histoire et de morale à l’école, et par le récit des vieux (songeons que ceux qui avaient 20 ans en 1871 n’en avaient que 63 en 1914). Certes, la longévité était moins grande au début du XXe siècle qu’aujourd’hui, mais les sexagénaires n’étaient pas rares et tous les Français de 1914 avaient entendu les souvenirs des soldats de 70 des centaines, voire des milliers de fois. Le patriotisme, le nationalisme, étaient exacerbés (pas seulement en France, d’ailleurs).

1.5. Elle a tenu parce que les Français étaient durs au mal : la grande majorité d’entre eux était encore occupée par les secteurs primaire et secondaire (agriculture, extraction, mines, industrie) où les conditions de travail étaient rudes. [La catastrophe minière de Courrières, en 1906, fit 1100 morts]. On ne se protégeait pas aussi bien qu’aujourd’hui contre le froid la chaleur ou l’humidité. La Sécurité sociale n’existait pas, la médecine était bien moins développée (surtout la préventive). La mortalité périnatale était encore élevée et les femmes, qui n’étaient pas suivies durant leur grossesse comme aujourd’hui, mouraient plus fréquemment en couches. Aujourd’hui, où la majorité des actifs travaille dans le tertiaire, où le temps de travail est réduit (à la journée, à la semaine, au mois, à l’année, toute la vie. Aujourd’hui, on dispose d’analgésiques, d’antibiotiques, de vaccins, d’anesthésiants, on supporte beaucoup moins la douleur du fait qu’on l’éprouve moins.

1.6. Elle a tenu parce qu’elle était aussi plus obéissante : même s’il y avait des luttes sociales, des luttes syndicales et politiques, les Français étaient plus soumis (surtout à la campagne, le pays étant encore en grande partie agricole) à leurs « élites », soumis à la campagne au grand propriétaire, au hobereau, au notable (médecin, notaire), au curé, à l’instituteur, soumis, à la ville au patron (lesquels « élites », durant la guerre de 14, se retrouvèrent tout naturellement officiers). L’obéissance, jadis, était mieux enracinée qu’aujourd’hui [précision : il ne s’agit pas là d’un jugement – négatif ou positif – mais d’un constat]. Les « élites » ou, si l’on préfère, les « cadres » de la société ont bien tenu la population. Sinon, comment celle-ci aurait-elle pu endurer ces épreuves sans autre révolte que, jusqu’à 1917, des mutineries limitées ?

1.7. Elle a tenu parce que, depuis le milieu du XIXe siècle, la plupart des guerres avaient été courtes et, relativement, peu sanglantes :

– La guerre austro-prussienne de 1866 (à laquelle participèrent, de chaque côté, des États de la Confédération germanique, plus l’Italie côté prussien), dura deux mois et causa dans les 13 000 morts côté prussien, et 29 000 côté autrichien,

– La guerre de franco-allemande 1870-71 dura un peu plus de 6 mois et causa 140 000 morts à la France (et 51 000 à l’Allemagne).

– La guerre russo-japonaise, en 1904-1905, dura un an et demi et coûta 71 000 morts aux Russes et 85 000 aux Japonais.

– La première guerre balkanique (Serbie, Grèce, Bulgarie, Montenegro contre empire ottoman), en 1912, dura 8 mois et fit 50 000 morts turcs et moitié moins chez leurs adversaires.

– La deuxième guerre balkanique, en 1913 (Roumanie, Grèce, Serbie, Monténégro, empire ottoman contre Bulgarie), dura un mois, et fit 18 000 morts côté bulgare et 25 000 chez leurs adversaires (parmi lesquels les Turcs, qui s’étaient rangés du côté de leurs adversaires de la guerre précédente pour tomber ensemble sur les Bulgares à bras raccourcis).

– La guerre italo-turque de 1911-1912 dura un an et fit 3400 morts italiens et 14 000 morts turcs.

Au vu de ces divers engagements, les éventuels belligérants pouvaient s’imaginer s’en tirer à bon compte et, la guerre commençant au début de l’été, être de retour à la maison pour les vendanges. Les Français de 1914 (pour ne s’en tenir qu’à eux) se seraient-ils lancés dans la guerre si, avant l’ouverture des hostilités, on leur en avait présenté le devis ? [D’autant plus que, durant ces guerres – et notamment, celle de 1870 – les pertes civiles et les destructions d’infrastructures (routes, ponts, gares, chemins de fer, usines, logements…) avaient été limitées]. Là aussi, rétrospectivement, la réponse aurait eu de fortes probabilités d’être la même qu’en 2021…

Aucun ne s’imaginait que, de 1871 à 1914, la létalité des armes avait énormément augmenté, ce qui se marque par un fait en général peu connu : de toutes les années de la Première Guerre mondiale, 1914 fut la plus sanglante. On le constate sur les monuments aux morts, où la liste des tués, lorsqu’elle est présentée chronologiquement par année, fait apparaître davantage de noms en 1914, et, elle le fut encore plus de façon relative du fait qu’en 1914, la guerre ne dura que 5 mois. En faisant une règle de trois ou en calculant le ratio de pertes par jour, l’année 1914 surpasse toutes les autres.

1.8. Elle a tenu parce que les enjeux étaient tout autres : l’Allemagne était un pays redoutable. Redoutable par sa population (de 1870 à 1914, la France était passée de 38 à 42 millions d’habitants – en prenant en compte les 1,7 millions de sujets de l’Alsace-Moselle « reversés » à l’Allemagne –, tandis que l’Allemagne passait de 38 à 65 millions). Redoutable par son industrie et son commerce : l’Allemagne disposait de la première industrie et de la première armée d’Europe. Sa marine de guerre ambitionnait de tailler des croupières à la Royal Navy, qui dominait alors les océans. En cas de victoire, l’Allemagne envisageait de s’emparer d’autres portions du territoire français, au nord-est (notamment du bassin de Briey) mais aussi de colonies en Afrique, et de faire payer à la France une indemnité de guerre autrement consistante que les 5 milliards de francs-or du traité de Francfort de 1871. [Les Allemands avaient été sidérés, à l’époque, de l’aisance avec laquelle la France avait réglé cette somme et s’étaient dit qu’ils avaient été bien bêtes de ne pas réclamer davantage…].

Son dessein était aussi de reléguer la France dans une situation subalterne, une situation de dominée économique – semblable à celle où elle avait réduit l’Autriche-Hongrie (un brillant second, mais un second tout de même) depuis la création du Reich, le 18 janvier 1871, dans la galerie des glaces du château de Versailles. [On peut en avoir une idée par l’uchronie L’autre siècle, publiée chez Fayard en 2018, et qui imagine ce qu’aurait été l’histoire du XXe siècle si les Allemands avaient gagné la bataille de la Marne.] L’empire allemand, l’armée allemande représentaient une tout autre force, une tout autre puissance, un tout autre danger pour la France que les quelques djihadistes du Sahel.

[On notera qu’en 2021, l’Allemagne, bien qu’ayant perdu deux guerres, bien qu’ayant été dépecée et divisée, n’en est pas moins parvenue ce résultat de domination économique – non seulement de la France, mais aussi de l’Europe continentale tout entière, qu’elle envisageait, en 1914, d’obtenir à l’issue d’une guerre victorieuse …].

1.9. Elle a peut-être tenu aussi en raison de l’ampleur des pertes dès le début. De façon paradoxale, cette ampleur aurait pu jouer aussi bien dans le sens de la démoralisation, du découragement, du défaitisme que de ce qui s’est réellement passé : le raidissement, l’abnégation, la ténacité, la pensée étant alors : « Après tous les sacrifices qu’on a consenti, on ne va quand même pas jeter l’éponge ! ». Et les pertes supplémentaires ne pouvaient alors que conforter les esprits dans cette mentalité.

2. Sur l’image de l’armée française et de ses adversaires

Après l’annonce de la mort du caporal-chef Blasco, la télévision a rediffusé une séquence filmée où ce même militaire avait sauvé, il y a un an et demi, la vie de deux de ses camarades, blessés par des guérilleros, en les arrimant à des patins d’hélicoptère pour les faire évacuer vers une base française. Dans un documentaire diffusé après le J.T., le journaliste Laurent Delahousse revient sur cet épisode :

1. Les images émanent de l’armée, elles ont été filmées en infra-rouge depuis un hélicoptère, ce qui confère aux images en noir et blanc un aspect irréel, ou, plus précisément, un aspect de fiction. On pourrait se croire dans un film du type de « La guerre des étoiles », avec retranscription des dialogues entre pilotes, commandos au sol et, éventuellement, poste de commandement. De la même façon que l’on entend les dialogues des Jedi, pilotes des chasseurs de l’Alliance, s’interpeller, s’encourager lorsqu’ils attaquent des chasseurs de l’Empire – le téléspectateur est ainsi replacé dans un univers où il s’identifie au camp du « Bien » – camp qui, dans les œuvres de fiction, finit toujours par gagner…

2. L’aéronef (qui peut être chasseur-bombardier, hélicoptère ou drone) est un instrument de guerre qui possède plusieurs caractéristiques : il est cher, il va vite, il domine le champ de bataille. A cet égard, il est le lointain homologue de l’instrument guerrier du Moyen âge qu’était le cheval – dont l’usage supposait la possession d’un capital et de hauts revenus (pour acheter et entretenir le cheval – voire les deux chevaux, le destrier et le palefroi –, pourvoir à la vie du chevalier et à la vie les deux ou trois suivants (valets à pied). L’analogie peut être poursuivie par le harnachement du pilote, sa combinaison, et, notamment son casque, nanti de lunettes infra-rouge, d’une caméra, d’un écouteur, d’un microphone, etc. Ce casque reproduit, aux XXe et XXIe siècles, ce qu’était le heaume du chevalier médiéval, qui avait la même fonction symbolique que le casque du pilote (de chasseur ou d’hélicoptère) : voir en dissimulant son regard : le heaume n’avait qu’une mince fente pour lui permettre de voir, comme les lunettes noires, très enveloppantes, du pilote, lui permettent de voir sans réciprocité.

3. Et, effectivement, depuis la suppression du service militaire obligatoire par Jacques Chirac, en 1997, on en est revenu à une armée de format réduit, formée de professionnels hautement qualifiés et entraînés et servant des matériels très couteux et très sophistiqués (chars Leclerc, canons Caesar, chasseurs-bombardiers Rafale, frégates FREMM, hélicoptères Tigre, drones Reaper…) et habités par un grand esprit de corps.

Du point de vue de la conception de la chose militaire, on en est ainsi revenu à ce que disait Philippe Contamine, dans son ouvrage La guerre au Moyen âge (P.U.F., 1980) : « Réduite à l’essentiel, l’originalité militaire du Moyen Age occidental, si on le compare à l’Antiquité, à Byzance, aux Temps modernes, réside dans la prépondérance qualitative d’une cavalerie lourde très expérimentée, disposant de montures coûteuses, d’étriers, d’une armure complète, de selles très enveloppantes ; dans une majorité de cas, chaque combattant, flanqué de serviteurs de guerre, y est possesseur de son équipement, et se rattache par son mode de vie, son système de valeurs, ses ressources, à l’aristocratie laïque dans son acception la plus large. »

4. De ce point de vue, la guerre n’a pas seulement un caractère militaire, elle a aussi un caractère social : des riches combattent des pauvres. Comme lorsque des armées de chevaliers, lors des jacqueries, des révoltes urbaines ou des paysannes, affrontaient des vilains, des rustauds, des manants. Comme à la bataille de Roosebeke, en 1382, où l’armée du roi de France Charles VI écrasa les milices flamandes. Ou en 1514, lorsqu’un armée de nobles hongrois et transylvains réprima la jacquerie de György Dozsa. Ou onze ans plus tard, lorsque la révoltes des paysans allemands fut écrasée par les seigneurs allemands et le duc de Lorraine.

5. Mais, parfois, face aux rustauds et aux gueux, armés de bric et de broc, les beaux guerriers empanachés, et leurs coûteux équipements tombent sur un os : comme, en 1302, l’armée du roi de France Philippe le Bel, face aux milices flamandes, à Courtrai. Comme les seigneurs du Saint-Empire face aux Hussites, de 1420 à 1431. Comme les troupes du maréchal de Montrevel face aux Camisards en 1703. Comme les Étasuniens face aux talibans en 2021. Comme, bientôt, la France au Sahel…

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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir

À propos de l'auteur Le Grand Soir

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