Les amas de cendres de nos catastrophes
21 septembre 2021 – Il est tout de même assez rare de voir et d’entendre des interviews qu’on pourrait croire de promotion d’un livre, et découvrant que cette parution est annoncée pour sept mois plus tard, ici pour le 5 avril 2022. Pourtant, c’est bien le cas de cette émission de la série ‘Going Underground’, de Afshin Rattansi, sur RT.com le 20 septembre 2021, accueillant le philosophe Slavoj Zizek que l'on connaît évidemment bien, pour son livre ‘Heaven in disorder’. Si vous allez par exemple sur l’infâme mais efficace ‘Amazon.fr’, – en tout bien, tout déshonneur, – vous avez confirmation que le livre paraît le 5 avril 2022 (en Europe et en France, et aux USA également). C'est dire, au fond, si on le juge tellement brûlant d'actualité qu'il faut le commenter aant qu'il ne paraise;
La présentation du livre nous dit ceci :
« Alors que nous sortons (mais peut-être seulement temporairement) de la pandémie, d'autres crises occupent le devant de la scène : inégalités scandaleuses, catastrophe climatique, réfugiés désespérés, tensions croissantes d'une nouvelle guerre froide. Le thème permanent de notre époque est un chaos incessant.
» Reconnaissant les possibilités de nouveaux départs dans de tels moments, Mao Zedong avait eu cette formule fameuse : “Il y a un grand désordre en dessous du paradis ; la situation est excellente”. La pertinence contemporaine de l’observation de Mao dépend de la question de savoir si les catastrophes d’aujourd'hui peuvent être un catalyseur de progrès ou si elles représentent désormais quelque chose de terrible et d'irrémédiable. Peut-être le désordre n'est-il plus sous le paradis, mais dans le paradis lui-même.
» Particulièrement riche en paradoxes et en renversements qui divertissent autant qu'ils éclairent, le nouveau livre de Slavoj Zizek traite avec la même profondeur d'analyse les leçons de ‘Rammstein’ et Corbyn, Morales et Orwell, Lénine et le Christ. Il déterre des vérités universelles à partir de sites politiques locaux en Palestine et au Chili, en France et au Kurdistan, et au-delà.
» ‘Heaven In Disorder’ examine avec une froideur féroce la fracture de la gauche, les promesses vides de la démocratie libérale et les compromis tièdes offerts par les puissants. Récit à propos des amas de cendres recueillies de ces échecs. »
Je suis loin d’être convaincu lorsque Zizek fait son travail de philosophe ‘constructeur’ (bien qu’il soit d'une filiation de déconstructeur), et qu'il offre l’une ou l’autre piste pour résoudre la catastrophique Grande Crise (GCES) qui nous frappe tous si durement. Par contre, lorsqu’il apparaît comme observateur critique, sinon vitupérant, de la situation crisique permanent, et des responsabilités des composants du Système, il est dévastateur à bon escient et je me reconnais dans nombre de ses observations, et surtout dans la perspective sans retour d’un effondrement qu’il décrit. Je reconnais alors en lui la paradoxale vertu des déconstructeurs et de ceux qui leur sont proches, et aussi de leurs adversaires de la tendance de l'antiSystème qu'ignorent ces déconstructeurs, car nous sommes alors tous favorables à la déconstructuration, c'est-à-dire à la destruction du Système.
Quant à moi et pour ce qui est de l'esprit de la chose, étant moi-même adepte d'une symphonie du monde qui s'accorde aux préceptes d'harmonie, d'équilibre et d'ordre, je ne suis certainement pas l'ami sans réserves des déconstructeurs. Il s'en faut de beaucoup. Simplement, comme l'on écoute un grand ancêtre comme l'“oncle Ho”, il faut savoir choisir l'“ennemi principal”, et si nécessaire de mettre au côté de “l'ennemi de mon ennemi”. Peut-être qu'entretemps, les esprits et le coeur évolueront, changeront, et que l'on se découvrira des proximités. On verra…
En attedant et quoi qu'il en soit jusqu'à dorénaant, on peut écouter avec grand profit les vitupérations du philosophe pour se voir confirmé, – pour ceux qui jugent dans ce sens (on comprendra que j’en suis), – dans le diagnostic de l’irrémédiabilité de l’effondrement, Grande Crise conduite vers son paroxysme. On rit alors, un peu à la manière de ce diable qui “en rit encore”, des contines sur la République, sur la démocratie et sur notre civilisation, sur la “racisation”, sur le “décolonialisme” et le slalom postmoderne entre les genres. J'avoue que ces vertueux débats dont nous sommes si friands ressemblent à l'image du maître d'hôtel fort policé qui range les transat sur le pont du 'Titanic' fait ce qque vous savez, qui prend le fond comme on prend le large.
Mais enfin… Pour la cause, on peut lire une transcription très résumée des réponses de Zizek aux questions de Rattansi, en fait quelques-unes des répliques de Zizek là où Rattansi n’a même pas besoin d’une allumettes pour laisser gronder le brasier des furieuses observations du philosophe.
« L'incapacité croissante à prendre des mesures collectives sur des questions urgentes telles que le changement climatique et la pandémie de Covid-19 est un signe que l'idéologie du libéralisme est devenue “totalement folle", a déclaré à RT le philosophe Slavoj Zizek.
» “Nous ne pouvons tout simplement pas, – surtout dans l'Occident dit développé, – nous unir même sur les valeurs fondamentales qui permettraient le bon fonctionnement de la démocratie elle-même", a déclaré Zizek à Afshin Rattansi de RT dans son émission ‘Going Underground’.
» “Regardez les États-Unis aujourd'hui, qui sont pratiquement dans une situation de guerre civile idéologique. Cela explique aussi la résistance à la vaccination. C'est le libéralisme idéologique qui est devenu totalement fou.”
» Selon le philosophe, le monde vit dans un état de désintégration toujours grandissante et se dirige vers la plus totale “incapacité d’une action collective”, dont on a cruellement besoin pour s’attaquer à des problèmes majeurs comme la pandémie de Covid-19 et le changement climatique.
» Nos sociétés se divisent en deux extrêmes. D'un côté, [nous avons] les théories du complot. Certains appellent cela la logique ou l'univers de la post-vérité. De l’autre côté, nous avons des experts qui prétendent agir de manière neutre, en nous disant simplement la vérité. Mais, bien entendu, ce ne sont pas de véritables experts, – ils sont toujours d’ores et déjà partiaux. »
Nous faisons, dit Zizek, du demi-Kant. Le philosophe allemand disait qu’il était tout à fait bienvenu et nécessaire de débattre en toute liberté, mais à condition, au bout du compte, de fixer une conclusion comme terme à ce débat, et que tous les débateurs s’engagent à en soutenir l’accomplissement. « Oui, – le débat ! , s’exclame Zizek. Mais quand une société arrive à une conclusion, nous devons nous réunir et la réaliser. Il est devenu impossible de le faire aujourd'hui. » Bien entendu, cela se mesure chaque jour à l'oeil nu.
On pourrait s'interroger à propos de l'importance accordée ici à ces propos: que nous apporte Zizek que nous ne sachions déjà, et que d’ailleurs il répète depuis quelques années ? Pourtant, son intervention est tonitruante et utile, elle est même impressionnante, – non parce qu’elle est nouvelle, mais parce qu’elle s’inscrit dans le courant d’une réalisation collective nécessaire de l’effondrement de cette civilisation dont la pourriture, l’impuissance et la corruption exsudent par tous les pores (si une société aussi emprisonnée dans une armure qui est une carcasse déjà morte puisse prétendre avoir des pores…).
On sait si l’on suit ce journal et le reste sur ce site, que je me garde complètement, autant de prévoir l’avenir, que de recommander la prise du pouvoir pour façonner l’avenir, que de commettre quelque acte que ce soit voulu comme ‘constructif’ de cette sorte-là qui implique nécessairement une complicité active avec le Système. Je ne dis pas que je n’en ai pas : mes liens avec le Système sont purement techniques, de moyens et de survie dans l’instant, puisque le Système tient tout ; et en ayant à l’esprit que la seule façon de détruire le Système est de favoriser son autodestruction enfantée par sa surpuissance, de retourner ses propres armes contre lui-même [faire ‘aïkido’], de collaborer activement à la promotion de ses excès autodestructeurs dans le désordre qui est aujourd’hui nécessairement un agent de dilution de l’ordre du Système.
Ma conviction porte sur la nécessité d’une prise de conscience active de l’effondrement de la civilisation, de l’inutilité absolue et de la malfaisance de sa survie, de l’incapacité de produire quelque chose d’acceptable à partir d’elle, c’est-à-dire à partir « des amas de cendres recueillies de [ses] échecs ». Cette même conviction supporte l’hypothèse que plus est grande cette prise de conscience, plus elle s’exprime hautement, plus elle alimente le désordre, plus elle construit un courant collectif répondant aux forces extérieures et supérieures qui sont à l’œuvre pour détruire le Système. C’est cela qu’il faut appeler de ses vœux, qu’il faut favoriser avec ardeur, qu’il faut proclamer sans cesse et sans répit.
Zizek n’apporte rien de nouveau, certes, parce que n’avons besoin de rien de nouveau. Nous savons tout ce qu’il faut savoir. L’ennemi est là, devant nous, sans le moindre doute ni hésitation ; il est écrasant, il est monstrueux, on ne saurait l’ignorer. Ce que Zizek nous apporte avec ses exclamations catastrophiques, avec ses proclamations sur l’évidence de la catastrophe, c’est une imploration et une exhortation à renforcer nos psychologies pour mieux tenir, pour mieux “résister” mais bien dans le sens que nous dit La Boétie…
» “Or, ce tyran seul [écrit La Boétie], il n’est pas besoin de le combattra, ni de l’abattre. Il est défait de lui-même. Il ne s’agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. … C’est le peuple qui s’asservit et qui se coupe la gorge ; qui, pouvant choisir d’être soumis ou libre, repousse la liberté et prend le joug ; qui consent à son mal, ou plutôt qui le recherche. … Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien, de même que la branche, n’ayant plus de suc ni d’aliment à sa racine, devient sèche et morte”.
» Ce que prône La Boétie, c’est la réappropriation par le peuple de la force. Non pas de la force comme violence, non pas de la force comme agressivité, [mais] de la force comme résolution, de la force comme fermeté de l’âme, de la force comme capacité à simplement dire : “Non”.
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