Par William Engdahl − Le 6 septembre 2021 − Source New Eastern Outlook
L’ignominieux retrait américain d’Afghanistan a creusé un trou dans le système de domination globale américain d’après 1945, un vide de pouvoir qui aura probablement des conséquences irréversibles. Pour l’instant, on peut se demander si les stratèges de Biden à Washington – car il ne fait manifestement pas de politique – ont déjà réussi à perdre le soutien de son plus gros acheteur d’armes et de son allié stratégique régional, le Royaume d’Arabie saoudite. Depuis les premiers jours de l’investiture de Biden, fin janvier, la politique américaine pousse la monarchie saoudienne à opérer un changement radical de sa politique étrangère. Les conséquences à long terme pourraient, elles aussi, être énormes.
Dès la première semaine de son entrée en fonction, l’administration Biden entamait un changement radical dans les relations américano-saoudiennes. D’abord en annonçant un gel des ventes d’armes au Royaume pendant qu’elle examinait les contrats d’armement de Trump. Puis, fin février, les services de renseignement américains ont publié un rapport condamnant le gouvernement saoudien pour le meurtre du journaliste saoudien du Washington Post, Adnan Khashoggi, à Istanbul en octobre 2018, ce que l’administration Trump avait refusé de faire. Puis Washington a enlevé la direction Houthi de sa liste terroriste tout en mettant fin au soutien militaire américain à l’Arabie saoudite dans sa guerre contre les forces Houthi soutenues par l’Iran, un geste qui a enhardi les Houthis à poursuivre les attaques de missiles et de drones contre des cibles saoudiennes.
La politique du Pentagone après le 11 septembre
Si le prince héritier saoudien, Mohammed bin Salman, a jusqu’à présent pris soin d’éviter une rupture avec Washington, certaine initiatives prises depuis que Biden est au pouvoir sont significatives. La principale est une série de négociations secrètes menées avec l’ancien ennemi juré, l’Iran, et son nouveau président. Des pourparlers avait débuté en avril, à Bagdad, entre Riyad et Téhéran pour explorer un éventuel rapprochement.
La stratégie géopolitique de Washington au cours des deux dernières décennies a consisté à attiser les conflits et à plonger l’ensemble du Moyen-Orient dans le chaos, dans le cadre d’une doctrine approuvée par Cheney et Rumsfeld après le 11 septembre 2001, parfois appelée « Grand Moyen-Orient » par l’administration de George W. Bush. Cette doctrine a été formulée par feu l’amiral américain Arthur Cebrowski, qui faisait partie du bureau de transformation des forces de Rumsfeld au Pentagone après le 11 septembre. L’assistant de Cebrowski, Thomas Barnett , a décrit la nouvelle stratégie de chaos délibéré dans son livre publié en 2004, The Pentagon’s New Map : War and Peace in the Twenty-first Century, juste après l’invasion américaine non provoquée de l’Irak. Rappelons que personne n’a jamais trouvé de preuves des armes de destruction massive de Saddam.
Barnett était professeur à l’US Naval War College, puis stratège pour le cabinet israélien Wikistrat. Comme il l’a écrit, l’ensemble des frontières nationales du Moyen-Orient post-ottoman découpées par les Européens après la Première Guerre mondiale, y compris l’Afghanistan, devaient être dissoutes et les États actuels balkanisés en entités sunnites, kurdes, chiites et autres entités ethniques ou religieuses afin de garantir des décennies de chaos et d’instabilité nécessitant une « forte » présence militaire américaine pour contrôler tout cela. C’est ainsi que se sont déroulées deux décennies d’occupation catastrophique des États-Unis en Afghanistan, en Irak et au-delà. C’était un chaos délibéré. La secrétaire d’État Condi Rice a déclaré en 2006 que le Grand Moyen-Orient, alias le Nouveau Moyen-Orient, serait réalisé grâce à un « chaos constructif ». En raison d’une énorme réaction de l’Arabie saoudite et d’autres pays de la région, le nom a été enterré, mais la stratégie du chaos a perduré.
Les révolutions de couleur du « printemps arabe » d’Obama, qui ont été lancées en décembre 2010 avec les déstabilisations de la Tunisie, de l’Égypte et de la Libye par les réseaux des Frères musulmans soutenus par les États-Unis, ont été une nouvelle application de la nouvelle politique américaine de chaos et de déstabilisation. L’invasion par procuration de la Syrie par les États-Unis a ensuite suivi, tout comme le Yémen avec la révolution des Houthis contre le président Ali Abdullah Saleh en 2012, soutenue secrètement par les États-Unis.
Le conflit actuel entre Téhéran et Riyad trouve ses racines dans cette stratégie Cebrowski-Barnett/Pentagone-CIA. Elle a provoqué et alimenté la scission entre le Qatar pro-Frères musulmans et Riyad anti-Frères musulmans en 2016, après quoi le Qatar a cherché le soutien de l’Iran et de la Turquie. Elle a provoqué la triste guerre par procuration en Syrie, entre les forces soutenues par l’Arabie saoudite et celles soutenues par l’Iran. Elle a provoqué la guerre par procuration entre l’Arabie saoudite et Téhéran au Yémen, et l’impasse politique au Liban. Aujourd’hui, le régime saoudien, sous la direction de MBS, semble s’engager dans un virage majeur en s’éloignant de cette guerre chiite-sunnite pour la domination du monde islamique et en recherchant la paix avec ses ennemis, dont l’Iran.
Téhéran est la clé
Sous l’administration Trump, la politique est passée d’un soutien apparent des États-Unis à l’Iran sous Obama avec le JCPOA nucléaire de 2015, au détriment des Saoudiens et d’Israël, à un soutien unilatéral de Trump-Kushner à l’Arabie saoudite et à Israël, à la sortie du JCPOA, à l’imposition de sanctions économiques draconiennes contre Téhéran et à d’autres mesures incarnées en dernier lieu par les accords mal conçus d’Abraham visant Téhéran.
MBS et les Saoudiens lisent clairement les intentions de Washington et s’efforcent de désamorcer les multiples zones de conflit qui les ont conduits dans une impasse tracée par les États-Unis. Washington sous Trump avait nourri MBS d’armes à profusion (payées par les pétrodollars saoudiens) pour alimenter les conflits. Cela a été une catastrophe pour les Saoudiens. Maintenant qu’il est devenu clair qu’une administration Biden ne signifie également rien de bon pour eux, MBS et les Saoudiens ont commencé un pivot stratégique pour mettre fin à tous ses conflits au sein du monde islamique. La clé de tout cela est l’Iran.
Discussions en coulisse
En avril, les Saoudiens ont entamé la première des trois négociations bilatérales visant à stabiliser leurs relations avec l’Iran, des pourparlers secrets en Irak, puis à Oman. Bagdad a un intérêt majeur dans une telle paix car la politique américaine en Irak depuis 2003 a été de créer le chaos en opposant une majorité de chiites à une minorité de 30% de sunnites pour semer la guerre civile. En juillet, le Premier ministre al Kadhimi a obtenu la promesse de Biden de mettre fin à la présence des troupes américaines d’ici la fin de l’année.
Les discussions par canaux détournés entre Téhéran et Riyad porteraient sur la position de l’Iran à l’égard de Washington dans le cadre des politiques du Pentagone voulues par Biden, ainsi que sur la volonté de l’Iran de réduire sa présence militaire en Syrie, au Yémen et au Liban. Les discussions indirectes entre les États-Unis et l’Iran sur un retour à l’accord nucléaire de 2015 ont été suspendues après les élections iraniennes de juin. L’Iran a également annoncé qu’il intensifiait l’enrichissement de son uranium.
Les pourparlers entre l’Arabie saoudite et l’Iran ont réuni des personnalités de haut niveau des deux parties, dont le chef de la direction générale des renseignements saoudiens, Khalid al-Humaidan, et le secrétaire adjoint du Conseil suprême de sécurité nationale iranien, Saeed Iravani. Les protestations en cours en Iran concernant le coût économique du déploiement de troupes et de l’aide apportée à des groupes tels que le Hezbollah au Liban et en Syrie et les Houthis au Yémen, seraient en augmentation. Cette situation, à un moment où les difficultés économiques causées par les sanctions américaines sont graves, incite fortement Téhéran à faire un compromis dans le cadre d’un rapprochement avec Riyad. Si cela se produit, ce sera un coup dur pour la stratégie américaine de chaos régional.
Alors qu’aucun accord n’est encore à portée de main, un quatrième entretien vient d’être annoncé qui indique une volonté de forger un compromis dès que le gouvernement du président iranien nouvellement élu, Ebrahim Raisi, sera approuvé par le Majlis ou parlement. Un accord ne sera pas facile, mais les deux parties se rendent compte que le statu quo est une option perdante.
Dans le même temps, l’Iran, sous la direction de Raisi, joue la carte de la fermeté avec les négociateurs de Biden. Le guide suprême iranien, Ali Khamenei, exigerait que l’administration Biden lève toutes les sanctions contre l’Iran et l’indemnise pour les dommages qu’elles ont causés, et que l’Iran soit reconnu comme un État au seuil du nucléaire ayant la capacité de produire une bombe nucléaire dans un court laps de temps. Les sanctions américaines imposées en 2018 ont provoqué une hausse annuelle de 250 % des prix des denrées alimentaires et une chute libre de la monnaie, les recettes pétrolières s’étant effondrées. Raisi subit une énorme pression intérieure pour que cela change, bien que le Washington de Biden refuse à ce jour de lever les sanctions comme condition préalable à la reprise des négociations du JCPOA.
Pour Téhéran, la question est de savoir s’il est préférable de faire confiance à un rapprochement avec les États arabes sunnites du Golfe dirigés par l’Arabie saoudite ou de s’en remettre à Washington, dont le bilan de promesses non tenues est mis en évidence par sa sortie catastrophique de Kaboul.
Plus récemment, Téhéran a renoué des relations avec les talibans afghans et du matériel militaire américain provenant d’Afghanistan et pris par les talibans aurait été vu en Iran, ce qui suggère une coopération étroite entre l’Iran et l’Afghanistan qui joue contre Washington. Dans le même temps, l’Iran a convenu d’une coopération économique stratégique de 400 milliards de dollars sur 25 ans avec la Chine. Cependant, jusqu’à présent, Pékin semble faire preuve de prudence en évitant de défier les sanctions américaines de manière majeure et cherche également à resserrer ses liens avec l’Arabie saoudite, les États arabes du Golfe et Israël. Un rapprochement entre l’Arabie saoudite et l’Iran permettrait d’alléger davantage les pressions exercées sur ce pays.
L’effondrement spectaculaire de la présence américaine en Afghanistan donne à toutes les parties une idée claire du fait que, quel que soit le président américain, les pouvoirs institutionnels américains poursuivent en coulisse un programme de destruction et qu’on ne peut plus compter sur eux pour tenir leurs promesses de soutien.
Les implications d’un véritable accord entre l’Arabie saoudite et l’Iran constitueraient un pivot majeur en termes géopolitiques. En plus de mettre fin à la guerre au Yémen et en Syrie, cela pourrait mettre fin à l’impasse destructrice au Liban entre le Hezbollah soutenu par l’Iran et les principaux intérêts saoudiens dans ce pays. C’est ici que les récentes négociations sur les armes entre Riyad et Moscou deviennent plus qu’intéressantes.
Le rôle central de la Russie
Dans ce cocktail géopolitique d’intérêts concurrents, le rôle de la Russie devient stratégique. La Russie est la seule grande puissance militaire étrangère qui a pour objectif de mettre fin aux guerres par procuration entre sunnites et chiites et de créer une stabilité dans toute l’Eurasie et au Moyen-Orient, un défi direct à la stratégie Cebrowski-Barnett de Washington, qui consiste à instaurer délibérément l’instabilité et le chaos.
En avril de cette année, le président russe Vladimir Poutine et une délégation de chefs d’entreprise ont effectué une rare visite à Riyad, la première de Poutine en 12 ans. La rencontre était annoncée comme une réunion de partenariat énergétique, mais il est clair qu’elle était bien plus que cela. Des accords d’une valeur de 2 milliards de dollars ont été conclus dans les domaines suivants : pétrole, espace et navigation par satellite, santé, ressources minérales, tourisme et aviation. Les deux pays ont convenu de coopérer pour stabiliser les prix du pétrole, ce qui constitue une avancée majeure. Poutine et MBS ont souligné que le pétrole et le gaz naturel continueraient à jouer un rôle majeur dans les années à venir, ce qui constitue une gifle pour l’agenda vert de Davos. Le fonds souverain russe RDIF a également ouvert son premier bureau étranger à Riyad.
Pris isolément, cet événement était intéressant, mais le fait qu’il ait été suivi, quatre mois plus tard, par une visite du vice-ministre saoudien de la défense, le prince Khalid bin Salman, en Russie, à l’occasion du Forum technique militaire international annuel (ARMY 2021), près de Moscou, donne une nouvelle signification aux liens croissants entre l’Arabie saoudite et la Russie, à un moment où Biden et ses collaborateurs « recalibrent » les liens américano-saoudiens, comme l’a dit le département d’État, quoi que cela signifie. Khalid a tweeté : « J’ai signé avec le vice-ministre russe de la Défense, le colonel général Alexandre Fomin, un accord entre le Royaume et la Fédération de Russie visant à développer la coopération militaire conjointe entre les deux pays. » Bin Salman a également ajouté : « J’ai rencontré le ministre russe de la Défense, Sergey Shoygu, pour explorer les moyens de renforcer la coopération militaire et de défense et j’ai discuté de notre effort commun pour préserver la stabilité et la sécurité dans la région. » Notamment, la Russie a mené des exercices militaires conjoints avec l’Iran au cours des dernières années et est également bien placée pour favoriser une détente entre l’Arabie saoudite et l’Iran.
Les pourparlers de Moscou ont eu lieu quelques semaines seulement après que le Pentagone et l’administration Biden ont annoncé qu’ils retiraient huit systèmes antimissiles Patriot d’Arabie saoudite, de Jordanie, du Koweït et d’Irak, ainsi qu’un système THAAD (Terminal High Altitude Area Defense) du Royaume saoudien, et qu’ils accéléraient le retrait des troupes américaines de la région, des mesures qui ne renforcent guère la confiance en Washington en tant que protecteur de l’Arabie saoudite. La meilleure technologie de défense antimissile au monde, le système de défense aérienne S-400, est fabriquée en Russie, tout comme un large éventail d’autres équipements militaires.
Toutes ces mesures prises par les Saoudiens ne vont évidemment pas conduire à une rupture du jour au lendemain avec Washington. Mais il est clair que la monarchie saoudienne a compris, notamment à la suite de l’abandon abrupt de l’Afghanistan aux talibans par Biden, que la dépendance continue à l’égard du parapluie de sécurité américain dont elle bénéficie depuis les chocs pétroliers des années 1970 est une illusion qui s’estompe. MBS se rend clairement compte qu’il s’est fait avoir par Trump et maintenant par Biden. Les plaques tectoniques de la géopolitique du Moyen-Orient et de l’Eurasie sont en train de bouger et les implications sont stupéfiantes.
William Engdahl
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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