Louis Ferdinand Destouches est un incontournable qui ronge. Pour ses partisans, l’auteur du Voyage au bout de la nuit est traité comme un chien crevé, et voué aux gémonies par des coteries jalouses et médiocres. Pourtant, force est de constater que ce Saint-Sébastien hérissé de flèches fascine tous les écrivains – et même l’ensemble de la planète littéraire. L’œuvre de Céline est cette ruine sulfureuse à honorer nécessairement, comme un rituel d’encanaillement, pour tous ceux qui, après lui, entendent explorer le rapport de l’écriture au langage, à la parole et au réel. Il est l’éternel absent qu’on lit honteusement, en frissonnant d’excitation. Une ambiguïté dont on raffole, archétype du mauvais garçon et lieu de tous les transferts, de toutes les projections.
Ce cintré dont se délectent les “jouisseurs”
Bien souvent, le tempérament créatif est porté à l’excessivité et à la dispersion. Privé d’un logiciel de réflexivité historique, l’écrivain risque l’éclectisme ou l’irrationalisme. Céline ne se contente pas de partager ce tempérament versatile, ou de flatter chez ses contemporains, et ceux qui vont suivre, cette prédisposition de caractère. Autrement, il ne serait qu’une plume parmi d’autres, bien dans l’ère du temps : contre-révolutionnaire. Plus fondamentalement, Céline procède à une systématisation littéraire du despotisme des pulsions, que viennent compenser des marmonnages compassés. Dans l’exacte mesure où le Céline littéraire n’a aucun surmoi, le Céline réel, païen cosmétique, est un véritable crapaud de bénitier.
Dans ses fictions, comme ses “analyses” littéraires, ses pamphlets ou, pire encore, sa correspondance, Louis Ferdinand Céline est toujours prêt à déduire un péché du moindre plaisir de banquet. Cigarettes, alcool, batifolage et fornication, autant de vices mortels pour le docteur Destouches. Son diagnostic est mot pour mot tel qui suit : ivresse et joie de vivre ne sont pas seulement impuissantes mais criminelles ; ce sont de pures diversions qui effritent la vigueur. Il n’y a pas même une timide introduction du principe de plaisir, du bonheur de la tablée, ou la moindre poétique des libations. A première vue, il semble plutôt paradoxal qu’une telle inhibition hermétique puisse constituer le fétiche littéraire d’une bonne partie de la génération du jouir sans entraves. En effet, on aurait pu en attendre qu’elle préfère un hédonisme franc, comme celui dépeint, jadis, par Voltaire au sujet de La Mettrie :
“Je ne suis point inquiété
Si notre joyeux La Mettrie
Perd quelquefois cette santé
Qui rend sa face si fleurie,
Quelque peu de gloutonnerie
Avec beaucoup de volupté
Sont les doux emplois de sa vie.
Il se conduit comme il écrit ;
A la nature il s’abandonne
Et chez lui le plaisir guérit
Tous les maux que le plaisir donne”.
Mais non, loin s’en faut, on préfère la sévérité punitive du scalpel célinien à ces éloges du bonheur. Car le Docteur Destouches dissèque le langage en termes abstraits, tout spécialement lorsqu’il s’en va vers des perspectives craniométriques ou racialistes, afin de saisir le fondement sûr et avéré de la saine robustesse celto-aryenne. Frigide au possible, Céline est l’apologète d’une haine sainte, exterminatrice et décomplexée, libérée des scrupules du vieux conservatisme bourgeois ou religieux. Il est en littérature la symétrique de Heidegger en philosophie. Faut-il préciser qu’il ne s’agit pas de prétendre que Céline soit identique à Heidegger, mais de soutenir que le second concorde à merveille avec le premier. L’agencement entre Céline et Heidegger est à saisir dans la division du travail qui occupe ces deux personnages : le second ontologise radicalement sa production philosophique, quand le premier abstrait le narrateur de l’histoire, du collectif et de tout combat pour le moins émancipateur.
Cela étant, Céline est, bien sûr, un fraudeur génial, et un faussaire unique. Il a l’intelligence du Malin, au sens diabolique. Non pas que ces lignes soient, bien évidemment, imbibées de mysticisme biblique. Mais la vérité du mythe s’exprime chez lui, dans la redoutable puissance d’inversion que lui autorise son style, et face auquel réalité et logique sont également impuissantes. Par ailleurs, Céline serpente entre les vérités que portent des classes antagoniques, pendant qu’il pirogue selon l’intérêt éditorial et polémique de son époque. On oublie souvent combien le racisme anti-juif, qui devrait être considéré comme l’énième modalité du racisme tout court, est une affaire qui rapporte.
Un architecte de la destruction
On serait gravement fautif de sous-estimer à quel point l’homme est habile et dangereux. Les points de suspension et d’exclamations qui parsèment ses pamphlets sont autant de silence, de sous-entendus fantasmés, de clins d’œil complices qui habillent de mystère ce qui n’est que vide ou impasse, et que le lecteur peut investir à sa guise, pour voir du second degré où il n’y en a pas et du poétique dans l’essoufflement et même, pourquoi pas, du “jazz littéraire”, cette “musique négro-judéo-saxonne” qu’il vomit pourtant.
Bardamu fait tout d’abord croire aux prolétaires qu’il est des leurs, et leur porte-parole, avant de leur expliquer pourquoi et comment, finalement, son lectorat ouvrier ne vaut pas mieux que ses exploiteurs. Des vertiges du relativisme…
Ensuite, il fait croire à la bourgeoisie qu’il est un véhicule d’accès privilégié à un monde populaire qu’elle ne peut ni fréquenter, ni comprendre, ni même appréhender. Prodiges de l’argot sur une cervelle bourgeoise…
Enfin, cet opportunisme célinien est victorieux sur tous les tableaux : quand Céline parle des travailleurs, c’est pour mieux les faire taire, et mieux parler de lui. Car Céline vole et voile le roman prolétarien. Il ne s’agit pas de dénoncer un plagiat, la chose est autrement plus grave, et perverse. Car Céline caricature le genre prolétarien sous une forme convenable. Il le vole de ses thèmes, de son point de vue, le cache et l’étouffe, à grands coups de pastiches nihilistes. De ce fait, qui surinvestit dans Céline peut tranquillement négliger tout le continent littéraire qui a péniblement extirpé le nez des flots au cours des années 1920 et 1930, et mondialement. Une émergence difficile qui ne fut que le reflet de la Révolution de 1917, avant d’être replongée dans les abysses, géopolitique oblige (1).
Obscénité, irresponsabilité, ingratitude et narcissisme constituent les quatre caractères vertébraux du célinisme. L’obscénité est transcendantale, “en dehors de la scène”, et se trouve, en amont, dans cette omniprésence du “Je”, qui s’étale de tout son long dans le récit, et dévore la narration. L’irresponsabilité est à tous les niveaux. Céline se fiche des conséquences politiques du célinisme : il est de cette génération dont l’héritage n’est qu’un déluge. L’ingratitude est flagrante, il ne doit rien à personne, surtout pas aux vulgaires légions de petites mains, éternelles invisibles, qui s’épuisent quotidiennement à maintenir un semblant de confort pour les raffinés de sa trempe. Enfin, le narcissisme se retrouve dans ce nombrilisme geignard, insupportable, pour lequel la civilisation, l’histoire, le travail, l’extérieur et l’autre n’existent pas, sinon comme une éternelle menace contagieuse.
Un biotope vichysto-mondain
Mais alors, pourrait-on objecter, comment situer, au fond, la littérature germanopratine en général vis-à-vis de ces quelques traits propres au sieur Destouches ? Il faut tenir compte de trois éléments. D’abord, le pire de Paul Morand. L’absolutisation fielleuse de l’esthétique au service du fascisme. Sur ce point, et à l’attention de ceux qui pourraient légitimement soupçonner une exagération, on doit d’abord souligner que Morand maîtrise évidemment, et à fond, l’art de l’écriture. Mais ce n’est rien de juger qu’un auteur écrit bien sans tenir compte de ce qu’il écrit. En tenant compte de ce fragment de son Journal Inutile, des années 1968-1972, on voit combien son esthétisme de surface est profondément politique. Ainsi, en 1968, alors que la salle Cavaillès [nom d’un philosophe exécuté par les allemands en 1944] se retrouve débaptisée soudainement par des étudiants, Paul Morand écrit : « Excellent. Premier parti [celui des étudiants de 1968], depuis 1944, mettant l’avenir sur le bon terrain. […] Ce qu’il y a de sympathique dans le mouvement étudiant, c’est qu’ils emportent dans la même haine, et comme en faisant partie, la société et la Résistance”. Voilà un collabo qui n’a pas perdu le nord de ses haines (2).
Ensuite, au pire de Morand, donc, il faut encore ajouter le pire d’André Gide. Fascination pour les pérégrinations d’un uraniste pédéraste (comme se définissait lui-même l’auteur). Car en France, dans la seconde moitié du siècle dernier, et pour tout un milieu intellectuel, la consommation sexuelle et touristique de petits garçons et d’adolescents, de 10 à 18 ans, restait charmante du moment qu’elle demeurait artistiquement cautionnée. Et c’est donc enfin, à ce mélange de confiture sordide, que se mêle le pire de Céline. Prenez Beigbeder, Moix, Matzneff, Philippe Sollers, Houellebecq, Arthur Dreyfus, Edouard Louis, ou n’importe qui d’autre de cette trempe. Au mieux, on trouvera chez eux un discours débridé sur la sexualité, vulgaire, sans aucun romantisme, un stakhanovisme sexuel cocaïné, qui navigue entre euphorie, niaiserie et déprime ; et toujours une narration à la première personne, pleine de biais et d’angles morts. Tous ont en commun d’être leur sujet d’écriture favori. Mais, comme le lecteur est plongé dans la cervelle de l’auteur et de ses pensées intimes, cela ne peut être rien d’autre, selon la doxa de ce milieu littéraire bunkerisé, qu’une géniale authenticité, du moins telle qu’autoproclamée. Ces individus regrettent la bourgeoisie puritaine d’hier, n’ont plus personne à choquer, en dehors de cet éternel “nègre” (même blanc) qu’est le prolétariat, et chez lequel les interdits moraux et religieux sont encore puissants. Toutefois, cette coterie ne se rend même pas compte qu’elle est porteuse d’une nouvelle étiquette mondaine et bourgeoise, encore plus sournoise que celle de ses aïeux cintrés.
Enterrer Céline, se libérer d’un Monde
Il nous faut dès à présent allumer une quantité de contre-feux. Et lire. Lire Charles Ferdinand Ramuz. L’intègre Henri Poulaille. Kobayashi Takiji, son Bateau-usine, et son Propriétaire absent. Lire B. Traven et son Vaisseau des morts (Das Totenschiff). Lire Paul Verlaine. Ou le sublime Apollinaire, toujours inégalé dans Alcools :
“J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends”
De toute sa misérable vie d’imprécateur bilieux, Céline n’a jamais rien écrit d’aussi beau. Alors, au-delà du paravent esthétique que mobilisent ses défenseurs, il suffit encore de le lire assidûment, et de résister aux charmes manifestes que suscite la fluidité convulsée de son style, pour constater la bassesse confondante du Céline politique. Céline sait ce qu’il fait et a suffisamment d’intelligence pour tirer toutes les conséquences de ses écrits, il ne s’y refusera plus tard que par déni. Si son style est souvent qualifié d’ »elliptique”, c’est qu’il impulse un projet politico-littéraire, qui est clairement identifiable. Que cela soit intentionnel ou non, le roman célinien détruit la moindre fenêtre d’humanisme rationnel au profit d’un subjectivisme esclave de l’intuition pure.
Passé maître en mauvaise foi et en irrationalisme chaotique, l’auteur éteint des ennemis de paille sous le fumier de funestes plaisanteries racialistes, qui lui font office de démonstration logique. Chez lui, l’apolitisme n’est qu’une posture tactique, le tonitruant véhicule de son hygiénisme qui ne peut conduire, si on lui fait l’outrage de le prendre au sérieux, qu’à l’établissement d’une dictature eugéniste, au profit d’une race blanche dont la tête de proue est aryenne, et la queue franco-italo-slave. En dehors d’un noyau dur essentialiste, son vernis anarchisant (de droite) est profondément versatile. Il a pour fonction pratique de déconsidérer tout mouvement un tant soit peu socialisant et, à titre illustratif, le communisme est régulièrement dépeint, chez lui, comme un instrument privilégié d’asservissement et de désarmement des aryens, au seul service des juifs. Ses opinions sont très arrêtées en la matière, et balancent du ridicule à l’abjection. Sous couvert d’un postulat de “raffinement”, il expose une vision élitiste et inégalitaire de l’existence, que vient couronner un hygiénisme ordurier. Un seul extrait, parmi des milliers d’autres, sur sa niaise détestation du progrès robotique et technologique :
“La seule défense, le seul recours du Blanc contre le robotisme, et sans doute contre la guerre, la régression à « pire que cavernes » bien pire, c’est le retour à son rythme émotif propre. Les Juifs circoncis sont en train de châtrer l’Aryen de son rythme émotif naturel. Le nègre juif est en train de faire dégringoler l’Aryen dans le communisme et l’art robot, à la mentalité objectiviste de parfaits esclaves pour Juifs. (Le Juif est un nègre, la race sémite n’existe pas, c’est une invention de franc-maçon, le Juif n’est que le produit d’un croisement de nègres et de barbares asiates). Les Juifs sont les ennemis nés de l’émotivité aryenne, ils ne peuvent pas la souffrir. Les Juifs ne sont pas émotifs, à notre sens, ce sont les fils du Soleil du désert, des dattes et du tam-tam… Ils ne peuvent que nous haïr à fond… de toute leur âme de nègres, toutes nos émotions instinctives, ils les abhorrent.” (Bagatelles pour un massacre).
Pour rappel, un traitement marxiste de la littérature met en relief des œuvres et des produits aboutis, il y étudie les thèses défendues, la vision du monde sous-jacente et la manière dont ces œuvres entrent en résonance avec l’idéologie dominante et l’esprit du temps. Des auteurs ne peuvent être étudiés ou comparés à la lumière de ce qu’ils pensent de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font, mais bien plutôt à l’aune de ce qu’ils sont à travers ce qu’ils font. Alors, dans ce délire crétin qu’on maquille en improvisation géniale, comment ne pas voir que tout le malheur du monde est grotesquement résumé à une affaire de races, de juiverie, de globules rouges, de gènes, de pureté de l’air, de pollution, de sobriété, d’émotion, de régime alimentaire, de verdure, de souplesse des tendons et d’activité physique ?
On est d’autant plus atterré de feuilleter de telles recommandations dignes d’un mauvais feuillet de développement personnel, que les éructations céliniennes sur la “qualité de vie” sont pathétiques. Mort à 67 ans, le cinglé de Meudon est littéralement obsédé par une peur panique de se faire sodomiser par les nègres, les asiatiques et les juifs, comme un running-gag tragi-comique, qui a l’invariance pour seul mérite. Non seulement ce vociférateur se prend très au sérieux, ce qui en soi importe peu, mais il est toujours très pris au sérieux, en son immense qualité d’être l’écrivain préféré de ceux qui n’ont pas lu grand-chose. Son style est fait de phrases courtes, incisives, saturées par un usage délirant de la ponctuation, et camoufle une monomanie dont les axiomes principaux sont des poncifs creux.
Céline peut bien brouiller les pistes, il est clairement fasciste au nom d’un pacifisme égoïste, uniquement animé par la peur d’une mort violente (quoique dans L’École des cadavres il prend le parti d’une alliance franco-allemande contre l’Union Soviétique), comme il est anticolonialiste par crainte de la contamination et du métissage, d’une part, et racialo-européiste par antinationalisme sélectif, d’autre part (pour la France spécialement, qui est selon lui la plus mauvaise élève des nations aryennes, et de loin, surtout depuis 1789).
Dégonfler la Cénilité
Le sommet de la malhonnêteté, chez les défenseurs de Céline, consiste sans doute à en faire le plus grand écrivain de langue française du XXème siècle, sinon de “tous les temps”. Car voilà notre contracté obsessionnel couronné d’un sérieux cérémonial, par ceux-là même qui font passer ses assertions nazifiantes pour de l’humour, de l’ironie, bref, un subtil degré dont la compréhension serait réservée à la race des seigneurs. Mais même à l’intérieur du seul roman français et en restant dans la modernité littéraire, établir une comparaison entre Céline et ses pairs lui est souvent cruel. Que peut bien valoir Céline face à Balzac, ce géant, auquel il a le toupet inouï de reprocher un “académisme plat” ? Ou Stendhal, illustre jacobin “ aristocrate ” ? Ou encore Victor Hugo, poète colossal et auteur monumental ? Sans oublier Flaubert, toute ordure anti communarde qu’il fut ? Et même Bloy, catholique lyrique délicieusement intégriste ?
On me dira sans doute injuste. Je pourrais l’être davantage, en comparant les pamphlets nullissimes de Céline aux écrits de Lucien de Samosate, satiriste antique gréco-syrien de génie, ou à François Rabelais, ogre fondateur du genre romanesque, ou Diderot, encyclopédiste, dramaturge et dialoguiste unique, ou même Crébillon fils, auteur de chefs-d’œuvre que chérissait le très regretté Jean Salem. Je vais même pousser la charité à ne pas comparer Céline à Villon, Dante, Cervantès, Molière, Racine (“Au demi-quart juif !” nous dit Destouches !), Corneille et Shakespeare, auteurs dont il n’arrive pas à la cheville, que ce soit dans le drame ou la drôlerie. On peut même épargner à notre hygiéniste pleurnichard une escapade comparative dans la littérature russe ou polonaise. On peut toutefois souligner, à des fins purement pédagogiques, combien Céline est faible en comparaison des Maxime Gorki et des Bruno Jasienski. Dois-je même seulement évoquer Dostoïevski et Tolstoï ?
Mais explorons, sans rire, le problème en détail. Prenez Les Illusions Perdues, ce monument, et comparez-le, encore, au Voyage au bout de la nuit, un ouvrage qui pend toujours aux lèvres du célinien typique. Les deux sont des tentatives de dépassement du roman d’apprentissage, mais une comparaison honnête du travail effectué sur Lucien Rubempré, d’un côté, et Bardamu, de l’autre côté, montre une subtilité psychologique infiniment plus aiguisée sous la plume de Balzac.
Sur ce point précis, le fait de ne pas employer la première personne du singulier aide énormément à enrichir la narration, dans la mesure où l’auteur se situe dans une position panoramique, qui lui permet de décrire finement, avec discipline et méthode, les objets, les villes, les devantures, les dessus de cheminées et l’intérieur des maisons, des mairies, des églises, des théâtres ou des échoppes, tout comme ce format lui permet d’explorer, avec un détachement privé de biais, le physique, l’allure, le ton, l’habillement, la démarche, les manies et les passions qui meuvent les cohortes de personnages qui se bousculent au fil des chapitres. La structure que Céline s’impose pour initier ses romans phares, comme ses pamphlets, a des conséquences lourdes. Cette règle du “Je”, dont nous ne sommes toujours pas sortis, ampute ses romans d’une exploration humaine bien plus dense. C’est un appauvrissement transcendantal de fait, et dont le subjectivisme célinien est entièrement responsable : la tyrannie du monologue intérieur est le tombeau du roman.
On m’objectera que nous sommes des nains sur des épaules de géants, qu’il faut bien continuer l’aventure littéraire, et qu’on ne peut plus que faire des notes de bas de page à l’ombre de l’encrier de nos maîtres. J’entends avec plaisir un tel argument, mais il faut alors éclater le melon bardamesque et le voir pour ce qu’il est réellement dans l’histoire littéraire mondiale : pas grand-chose – auteur important mais mineur, Céline est descendu bien bas des épaules des géants.
Le geôlier de la psyché
L’approche du sentiment amoureux chez Céline n’est pas seulement pauvre : l’auteur verrouille la psyché et entend bel et bien en priver la majorité. Car l’amour n’est, selon lui, qu’un vaste et vain mensonge destiné à camoufler un besoin naturaliste de reproduction. Aussi, par son horizontalisation supposée, sa démocratisation grouillante, l’amour perdrait en intensité ce qu’il obtient péniblement dans son extension.
“L’amour c’est l’infini mis à la portée des caniches”, nous signifie-t-on. Non pas que Céline soit, à ses yeux, un caniche, comprenez le contraire. Entendez seulement que si un “nègre” ou un “youtre” peuvent aimer, eux aussi, alors l’amour est corrompu et gâté. En outre, chez Céline, ce crime profite à la démocratie grégaire (simple “paravent de la dictature juive”). La pureté du sentiment est compromise par la modernité, et polluée par la foule qui y aspire. Pour Céline, l’amour, on ne sait plus le conter et l’éprouver, au double sens de le “ressentir” et de le “prouver”. La cause d’une telle tragédie ? La faute au nombre. Prendre également en considération la chute d’un modèle fantasmé de société immobile, faite de castes, aux rouages bien huilés, et qui aurait permis, jadis, le raffinement artistique et sentimental (mais pas en France, la race gauloise étant déjà trop métissée, au moins depuis Clovis, par des légions d’enfourailleurs3 ).
Rappelons encore que si l’être humain est ce caniche avide d’infinis, Céline n’est pas concerné par la pesanteur de cette condition, à laquelle il échappe par un mélange de prestidigitation et de prédestination. Ces développements peuvent paraître excessifs ou caricaturaux, mais contentez-vous de lire Céline, même distraitement, et on réalisera combien ils sont en dessous de la vérité. L’auteur est obnubilé par ce sujet autour duquel il tourne comme un pendule.
Céline s’adresse au narcissisme de son lecteur, qu’il sait flatter en conchiant son prochain. Ce lecteur qui, le sourire en coin, se convainc de son côté, à chaque page tournée, qu’il est en connivence complice avec son écrivain. La bile acide de ce dernier ne peut faire allusion qu’aux autres. Le canidé cotonneux, c’est toujours les autres. Et si l’être humain est, de par sa nature profonde, un animal ridicule, génétiquement grotesque, obsédé sexuel, jouisseur agressif et mauvais, c’est entendu. Mais pas Céline. Et pas les céliniens. Par une mystérieuse vertue, sans doute tirée de la composition de ses globules, l’aryen celtique s’est hissé par-delà la génétique animale qui fait pourtant la condition commune, elle-même racialement stratifiée.
Pour l’essentiel, on peut déduire l’humanisme d’un auteur de la vision qu’il dépeint, dans ses œuvres, de l’Autre, de la féminité et de l’amour. Sur ce terrain, et pour filer à nouveau la métaphore caniforme, prenons l’exemple de Charles Bukowski. Le poète étasunien est notamment connu pour avoir écrit que L’amour est un chien de l’enfer. Sous sa plume, l’amour vous tombe dessus comme une épreuve mortelle, sans pitié, qui vous flaire et vous traque, mais sans laquelle la vie n’aurait pas le moindre intérêt. Mais voilà, si Céline et Bukowski sont deux écrivains populaires, leurs relations à la psyché sont en rapports inverses. A la lecture du premier, on joue à se faire peur. A celle du second, on a peur d’aimer.
C’est là qu’il faut introduire la philosophie que porte, en la matière, le roman prolétarien : le couple est un vivre en commun, l’expérimentation d’un socialisme restreint, et non un “vivre-seuls-ensemble”. Évènement mondial, 1789, aurore du socialisme, ne se réduit pas à avoir vidé la souveraineté monarchique de sa substance divine. Bien plus intimement, l’ère moderne pose l’enjeu du plaisir et du bonheur sous un angle strictement inédit. Dans cette configuration, l’amour est le sentiment fondateur, et nouveau, de la relation amoureuse et du couple. Aujourd’hui, celui-ci doit être, dans sa pratique à long terme, et si l’on voulait plaisanter sérieusement, comme Cuba, ou le Vietnam. Un couple est comme une forteresse assiégée, d’autant plus menacée d’ennemis qu’elle abrite en son sein une beauté universelle, et l’esquisse, réduite, d’un monde prochain, encore balbutiant.
“Ton amour taciturne et toujours menacé” écrivait Vigny. Alors, tout aussi traversé de violence, de frustration et de perversion qu’il soit, en bref d’humanité, l’amour est un acte profond, où s’entremêle dévotion, sacrifice et générosité. Voilà des comportements auxquels font écho les imaginaires populaires aussi bien que les symboliques religieuses, et qu’on peut mieux comprendre une fois qu’on les soumet à une anthropologie matérialiste qui éclaire le maillage civilisationnel et émotif qui traverse les sociétés humaines.
Refondations prolétariennes en littérature
Contre Céline, il faut rendre aux masses les clefs de leur psyché. Voilà une tâche fondamentale pour un nouveau roman prolétarien. Mais si celui-ci est à refonder, c’est en évitant des confusions dramatiques. Au nombre de celles-ci, le culte de l’ouvriérisme sectaire et un confinement idéologique qui, sous prétexte d’un pseudo-réalisme, priverait les travailleurs des chefs d’œuvres littéraires de la bourgeoisie, notamment ceux qu’elle produisit à l’apogée de son ascendance historique. Il faut également rappeler cette évidence : il est hautement méprisable de refuser d’apprécier une œuvre artistique du seul fait de l’origine sociale de son auteur. Ajoutons qu’une telle attitude dogmatique ne pourra jamais que faire perdre des points à la cause que l’on entend si maladroitement défendre. Par ailleurs, à seul titre de contre-exemple, Louis Aragon, produit exemplaire de la grande bourgeoisie, n’en est pas moins un immense communiste, et l’auteur de bijoux de littérature prolétarienne, comme “Le chant du paysan” sur le terrain poétique et voire, sur un terrain plus analytique, son article “La leçon de Ribérac”, qui porte sur le poète médiéviste Arnaut Daniel (inspirateur de Dante et Pétrarque) et où Aragon défend brillamment les amours de “midinette” contre les railleries hautaines de Montherlant. Aussi, Aragon résume admirablement, et sans doute mieux que quiconque, l’enthousiasme ambitieux d’une refondation prolétarienne en littérature, qui ne fait que réintroduire la réalité contre toutes les mystifications idéologiques des modes serviles. Comme l’écrit l’auteur : “les hommes qui ont vu certaines choses rompent nécessairement avec ceux qui ont si bien vécu sans les voir, (…) ils ne peuvent se contenter d’un art qui ne tiendrait pas compte de ces choses-là”.
Toute sa vie, Louis Ferdinand Céline s’est obstiné dans un projet artistique radicalement ennemi de celui-ci. Pour lui, le sentiment amoureux, plus rien ne sert de l’écrire, de le décortiquer, le décrire ou le chanter. Le bonheur, n’en parlons pas. “La grande prétention au bonheur, voilà l’énorme imposture !”, écrit-il dans “Mea Culpa”. Ailleurs, dans une note surréaliste, Céline nous explique également que la littérature s’est arrêtée avec François Rabelais, présumément défait dans la construction de la langue française par Jacques Amyot, évêque et traducteur du XVIème siècle. Cette défaite serait due à une victoire dans la langue écrite de la “raison” (!). N’ayant jamais peur de raconter n’importe quoi sur des sujets auxquels il n’entend rien, Céline nous impose un idéalisme complet, une conception infantile de l’histoire de la langue, faite de duels entre grands hommes, un écrivain et un traducteur en l’occurrence, avec la divine postérité qui tranche. Au fond, Céline vomit Jacques Amyot pour son travail de démocratisation, la moindre traduction étant une trahison, et la moindre vulgarisation une vulgarité. Car Amyot est notamment coupable d’avoir transcrit en vieux français Plutarque, jadis réservé à une classe de lettrés qui le lisait auparavant en grec ou en latin. Seulement, on finit par douter sérieusement que Céline ait sur ce sujet, comme sur beaucoup d’autres, une connaissance du dossier à la hauteur de sa mégalomanie.
S’il fallait résumer, pour lui, l’état des lieux littéraires, on dirait que la langue française est morte dès la Renaissance, que les écrivaillons pullulent, que les juifs ont tué l’émotivité aryenne, qu’Amyot a tué le français pour cinq siècles et que nul n’a jamais dépassé Rabelais, bien qu’il ait lui-même, Rabelais, “raté son coup”. Jugement définitif et chirurgical, contrebalancé par une pudeur extraordinaire qui a empêché Céline de briser sa plume. Admirable renoncement à l’anonymat. Assurément, Céline a fait là un choix dont les motivations mondaines – au sens clouscardien – furent pleinement satisfaites lors du vichysme triomphant.
Avec tous ces éléments en tête, refonder un genre prolétarien dans l’espace littéraire ne peut passer que par une démolition méthodique de tout le magma célinien. Par ailleurs, au XXIème siècle, le roman prolétarien ne pourra pas se satisfaire d’être purement anti-bourgeois, à moins de justifier son existence binairement, du seul fait de son opposition à un genre bourgeois. Il faut également ajouter cette précision fondamentale : on ne pourra vaincre dans la superstructure que par l’action des masses, et le renversement de l’infrastructure. Mais si nous entendons, d’ici là, arracher quelques points à nos adversaires, on ne pourra pas se contenter de produire une littérature d’établissement en milieu ouvrier où, parfois, l’auteur se prolétarise à marche forcée pour régler une obscure culpabilité. S’il est à reconstruire, le genre prolétarien doit prendre acte du degré de caducité, de décadence et d’irréalité de l’actuelle forme dominante des productions romanesques, théâtrales, poétiques et autres, et se constituer en ce sens dans une perspective “méta-bourgeoise”.
Il s’agit donc bien de s’approprier le patrimoine littéraire passé, d’où qu’il vienne. Seulement, cet héritage, il faut le transformer d’une telle manière qu’il s’agit, pour nous, de retranscrire littérairement les représentations sentimentales collectives partagées par un certain type de peuple travailleur, au quotidien, empêtré dans son biotope social, et qu’il s’agit de sublimer poétiquement.
Qui veut permettre au prolétariat de continuer son irruption dans la littérature, et permettre aux masses d’envahir le monde des lettres, doit pouvoir démocratiser les conditions de possibilité de l’amour, comme voie d’accès au bonheur. Il s’agit d’une œuvre nécessairement laborieuse, et l’autre nom du socialisme, qui doit paver la route du communisme. Ce processus est, pour notre siècle, un infini à la hauteur du genre humain, et les bastions qu’il nous désigne sont d’éclatantes conquêtes. Et, qui sait, il sera peut-être un jour, comble de la charité, à la portée d’un Céline.
Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir