11 septembre 2001. Le jour où tout a basculé. Quatre avions de ligne, pilotés par la démence idéologique d’al-Qaïda, attaquent le pays le plus puissant du monde. En réponse à cette terreur tombée du ciel, les États-Unis s’embourbent à leur tour dans une escalade de violence. Vingt ans plus tard, Le Devoir s’est rendu au Pakistan pour sonder le coeur de l’idéologie islamiste et les bousculements géopolitiques qui s’y sont engendrés.
Une tasse de thé trône sur l’étal chargé de pommes et de raisins de Mohammed Shabir. En ce dimanche soir de fin d’été, les rues de Rawalpindi, ville sœur d’Islamabad, recommencent tranquillement à s’animer. Quelques commerçants téméraires défient le confinement décrété par les autorités pendant les fins de semaine pour lutter contre la propagation de la COVID-19. Les clients se font toutefois rares ; le moment est propice à la discussion.
« Il n’y a pas un seul groupe islamique qui est impliqué dans les attentats du 11 septembre 2001 », clame l’homme originaire d’Abbottabad, la ville où Oussama ben Laden, chef d’al-Qaïda, a été tué par un commando américain en 2012. « C’est une machination des États-Unis pour attaquer les musulmans de la région », avance-t-il avec assurance.
Plus les minutes passent, plus la foule qui s’amasse autour de l’étal gonfle. À côté, Wahid, qui tient également un kiosque de fruits, est tout aussi circonspect. « C’était un piège pour attaquer les musulmans. Ce sont les Américains qui ont organisé les attaques. »
À travers le bourdonnement incessant des tuk-tuks et des motocyclettes se détache au loin le dernier azan (appel à la prière) de la journée.
Et que penser du nouveau régime taliban qui vient de s’installer dans l’Afghanistan voisin ? « Bien sûr que je le soutiens, puisque c’est un gouvernement islamique », dit l’homme vêtu d’une salwar kameez, la tenue traditionnelle pakistanaise.
Dans les allées agitées de cette ville populaire de la province du Pendjab, ces idées circulent à foison et s’expriment sans la moindre pointe d’agressivité. « Les talibans sont des gens qui aiment l’islam et qui travaillent pour l’islam », fait valoir Ihsan Shehzad, qui n’avait que cinq ans lorsque le World Trade Center s’est effondré. « Le régime qu’ils sont en train d’instaurer est meilleur que le régime actuel au Pakistan. »
Quelques rues plus loin, Rashid Hussain fait cuire des chapli kebab (galettes de viande pachtounes) dans une immense marmite remplie d’huile. « Chaque pays a ses propres intérêts et stratégies, et ce ne sont pas tous les Américains qui sont de mauvaises personnes, nuance l’homme. Mais grâce à Dieu, les États-Unis sont une puissance défaite. »
Comme bien d’autres, l’homme originaire du Cachemire espère maintenant que les talibans réussiront à instaurer la paix et la prospérité en Afghanistan.
Un soutien assumé
Un souhait que partage également le gouvernement pakistanais. Le 16 août dernier, le premier ministre, Imran Khan, n’a pas hésité à saluer la prise de Kaboul, estimant que les talibans venaient de « briser les chaînes de l’esclavage ».
Un discours officiel ouvertement décomplexé, après que les États-Unis eurent accusé pendant une quinzaine d’années les Inter-Services Intelligence (ISI) — les services secrets pakistanais — de soutenir en douce les talibans en Afghanistan.
« Le Pakistan tente d’apporter la stabilité chez son voisin pour sa propre survie », explique en entrevue Fatima Sajjad, directrice du Centre d’études critiques sur la paix de l’University of Management & Technology d’Islamabad.
Après le retrait de l’armée soviétique en 1989, une guerre civile a déchiré l’Afghanistan, menant des centaines de milliers de personnes à l’exil, rappelle la professeure. Nombre d’entre elles ont traversé la frontière pakistano-afghane, qui s’étire sur 2430 kilomètres. À ce jour, plus de 2,5 millions de réfugiés afghans se trouvent au Pakistan. Sans stabilité politique et prospérité économique au pays des talibans, le gouvernement pakistanais craint le déclenchement d’une nouvelle crise migratoire.
Pour l’armée et les services secrets pakistanais, l’ennemi juré demeure l’Inde, explique à son tour Husain Haqqani, successivement porte-parole de l’ex-première ministre pakistanaise Benazir Bhutto, ambassadeur du Pakistan aux États-Unis et aujourd’hui chercheur à l’Hudson Institute à Washington.
« L’armée et les services secrets [du Pakistan] ne voient pas les islamistes comme étant une aussi grande menace que le reste du monde », dit-il. À la suite des attentats du 11 septembre 2001, le pays s’était senti contraint de coopérer avec les États-Unis (« Soit vous êtes avec nous, soit vous êtes contre nous ») et avait mené une féroce lutte contre les islamistes sur son territoire. « Mais les années ont passé et le pays a compris que son intérêt national [NDLR : la stabilité entre ses frontières et sa lutte contre les nationalismes régionaux] serait mieux servi en continuant de soutenir les talibans en Afghanistan, comme il le faisait dans les années 1990 », explique M. Haqqani.
En découle aujourd’hui une puissante refonte des dynamiques géopolitiques de la région. Au fil des ans, les luttes pour le pouvoir afghan étaient devenues une sorte de microcosme du conflit indo-pakistanais, où les deux puissances régionales s’affrontaient par acteurs interposés. La victoire talibane représente donc une importante défaite pour l’Inde, qui s’était rapprochée des États-Unis et qui entretenait des liens étroits avec les présidents afghans Hamid Karzaï et Ashraf Ghani.
Incompréhension américaine
Tissée depuis des années déjà, la défaite américaine en Afghanistan porte en elle l’incompréhension béante des États-Unis envers les dynamiques régionales et tribales — et la conviction absolue du pays le plus puissant du monde en sa suprématie idéologique et morale. Un dogmatisme qui ne vise qu’à imposer sa vision du monde, ses valeurs et ses intérêts, avec peu d’égards pour les populations locales, s’indigne Fatima Sajjad. « Si tu essaies de régler un problème sans le comprendre, ça fait juste créer plus de problèmes, et c’est ça qu’ils ont fait. »
Depuis les 15 dernières années, les Américains n’ont que critiqué le double jeu pakistanais (s’allier aux États-Unis tout en soutenant les talibans) sans chercher à comprendre ou à régler les inquiétudes du Pakistan, estime pour sa part Husain Haqqani. « Ils n’ont fait que répéter au Pakistan d’arrêter de faire ce qu’il croit être bon pour son intérêt. Et cette méthode s’est révélée un cuisant échec. »
Pour anéantir le terrorisme, les États-Unis auraient mieux fait de s’engager auprès des populations locales et de les écouter plutôt que de leur larguer des bombes, croit Mme Sajjad.
« Si seulement le quart des 3000 milliards de dollars dépensés par les Américains dans la guerre au terrorisme avaient été investis en éducation, ça aurait éliminé le terrorisme et l’extrémisme », estime la professeure de relations internationales. Avec de tels investissements, les chapli kebab de Rawalpindi auraient été tout aussi succulents, mais certainement avec un soupçon d’amertume en moins.
Ce reportage a été en partie financé grâce au soutien du Fonds de journalisme international Transat-Le Devoir.
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