La longue « nakba » américaine en Afghanistan et la « nouvelle Guerre froide »

La longue « nakba » américaine en Afghanistan et la « nouvelle Guerre froide »

par Irnerio Seminatore.

Un changement dans le nomos de l’Empire.

La complexité du thème abordé tachera de faire le point sur deux aspects de la situation afghane, idéologique et géopolitique et touchera à la surface les deux concepts-clés de la puissance impériale, celui de la territorialité et celui de la crédibilité internationale du leadership dans la solidarité des alliances.

Sur le plan idéologique, l’entreprise de démocratisation forcée des peuples s’imposant aux régimes autochtones les plus divers a été partout un échec et a comporté partout une défaite ; en Libye, en Irak, en Syrie, au Vietnam et aujourd’hui en Afghanistan. Paradoxalement les croisades, idéologiques ou théologico-politiques, condamnent tôt ou tard les croisés. En effet, derrière les messianismes des envahisseurs on oublie souvent l’âme des peuples qui vivent dans la tradition, armés de la force du passé, par opposition à l’esprit des utopistes qui se complaisent dans le monde des idées et vivent, en faux réformateurs, dans l’ingrate problématisation de l’avenir, totalement à inventer.

Une défaite est une défaite ! Symbolique, militaire, intellectuelle et stratégique. Dès lors la conception de l’ordre d’une période historique révolue apparaît d’un coup comme caduque. L’ordre occidental, qui se révélait au milieu du XXe siècle comme un modèle d’équilibre sociétal avancé, oscillant entre progrès et réformes, dévoile sa fragilité et son mythe. La démocratie au bout des baïonnettes n’est que l’absence d’un équilibre local entre élites inféodées à l’étranger et leur protecteur systémique, russe ou occidental. La colonisation démocratique, par un Impérium dépourvu d’autorité morale ou d’un magistère spirituel a payé son prix ! Commencée avec le régime soviétique en 1979, elle s’est conclue dans le déshonneur américain en 2021.

L’ingérence dans les affaires intérieures d’autres États de la part du globalisme supra-national se poursuit encore en Ukraine, en Biélorussie et dans les Pays Baltes à l’Est de l’Europe et, dans l’Europe de l’Ouest, en Hongrie et en Pologne. Mais il s’agit toujours d’un normativisme abstrait Cependant l’horizon final de l’ingérence porte un nom, Nakba, autrement dit catastrophe. L’indignité d’un État impérial d’avoir cédé à une violence sans État. Ce n’est point l’erreur d’un homme, faible et inadapté, c’est la faillite d’un système de pensée, l’uniformisation du monde par un concept ou un système de concepts ! Or, il n’est pas d’empires qui ne soient nés par la force et morts sans soubresauts ou destitutions d’États. La supériorité des idées importées, doit se traduire en supériorité sur l’enracinement et les convictions profondes face aux tempêtes de l’Histoire.

L’effondrement de l’Union soviétique n’a pas encore absorbé ses répercussions systémiques. Il a englouti la grandeur impériale, d’abord tsariste, puis britannique, successivement communiste et enfin américaine. Mais la tradition tribale en Asie centrale a résisté à la modernité étatique et occidentalisante. Aujourd’hui l’Asie semble tendre vers un système d’États qui ne répliquera pas le système européen du XXe siècle et différera de la conjoncture historique de la fin de la Deuxième Guerre mondiale, au temps où, suite à l’affaiblissement des nations européennes, débutait le long processus de la première « guerre froide » en Europe et simultanément  montait dans l’univers colonial, la lutte pour l’indépendance nationale et l’émancipation politico-économique espérée et érigée en mythes, à laquelle on peut assimiler aujourd’hui la longue guerre d’Afghanistan.

Au plan géopolitique, une page de la géopolitique mondiale se tourne, impliquant une reconfiguration des rapports de pouvoir dans toute la région d’Asie centrale et l’entrée dans une nouvelle « guerre froide », plus large, plus flexible et plus dynamique que celle, relativement statique et codifiée, du monde bipolaire de l’immédiat après-guerre, centrée sur le contrôle bipartite de l’Europe. Il s’agit d’une compétition belliqueuse, intense et permanente, fondée sur l’étrange mixité de coopération et de conflit et ce dernier, considéré comme le but de fond du procès historique, est lui-même, direct, indirect et hybride. À la lumière de ces considérations, la chute de l’Afghanistan apparait comme un retrait stratégique de la puissance dominante des États-Unis, un recentrage asiatique, longtemps différé, remodelant la confrontation entre acteurs « pivots » (importants pour leur position sur l’échiquier mondial) et les acteurs géo-stratégiques ou systémiques, (importants pour leurs desseins, ambitions, influence et capacité de projection des forces).

Cette chute affecte le Heartland, le cœur de la terre centrale et déplace le maelstrom socio-politique de la coopération et du conflit vers le cœur de l’Indo-Pacifique, plus au Sud, caractérisé par deux ordres spatiaux, ceux de la mer libre et de la terre ferme. La mer libre et disputée, constituée d’îles, presqu’îles et archipels, est conjointe aux bordures océaniques et à la masse continentale autrefois inaccessible, mais ouvertes aujourd’hui par les routes de la soie. Ainsi la région de l’Indo-Pacifique devient le cœur d’un processus d’influence, de polarisation et de prééminence, économique et culturelle entre les deux titans du système, l’Empire du milieu et la Grande Ile du monde. Ici les puissances moyennes et les acteurs mineurs sont obligés de choisir la forme de pouvoir qui leur donne le maximum de protection et de sécurité et le minimum de risque en cas de crise majeure.

L’humiliation de l’Amérique ne favorise pas un calcul facile des intérêts conflictuels et des futurs rapports de force. Culture et politique, histoire et conjoncture déterminent la modification de la balance mondiale et premièrement le statut de pouvoir des Taliban. La parenté ethnique et culturelle avec le Pakistan, le « Pays des Purs », prévaudra-t-elle sur le poids de la Chine, grande créatrice de biens publics (les infrastructures du monde post-moderne) ? La « stratégie du chaos » ou de la terre brulée, ou le renvoi de la pomme de terre bouillante, laissée par les forces d’occupation servira-t-elle davantage la Russie ou l’Amérique ? L’ambition ottomane de Erdogan se révèlera-t-elle une utopie ou une velléité hors de portée ? Dans la géopolitique du « Grand Jeu », quelle place pour la rivalité d’un autre empire de proximité, héritier lointain de celui de Xerxès, le Roi des Rois de l’antiquité ? À l’Ouest de l’Eurasie, l’affront de l’Occident a été également l’humiliation de l’OTAN divisée et obsolète, en voie de redéfinition de ses relations avec la Russie.

La longue « nakba » américaine en Afghanistan et la « nouvelle Guerre froide »

Ainsi le bipolarisme systémique et non dissimulé, sous couvert de triade (Chine, États-Unis et Russie) est non seulement plus diffus et différencié, en termes de pouvoir et de souverainetés militaires, du bipolarisme codifié et statique du vieux monde conflictuel, essentiellement russo-occidental, mais définit aussi « une nouvelle Guerre froide », celle  des grands espaces et un changement de taille et d’époque dans la souveraineté impériale et dans la domination du monde. La longue « Nakba » étasunienne en Afghanistan remet par ailleurs en cause la crédibilité du Leader du bloc, perçu comme régulateur politique de l’espace mondial et garant de la protection de ses alliés, harcelés par le danger d’un retour à la terreur islamique.

Suivant la logique de formes d’interdépendances asymétriques, cette menace fait rebondir les risques et les préoccupations sécuritaires vers l’Europe, où couvent, sous des cendres dangereuses, des conflits dormants et irréductibles. Or la logique des grands espaces rapproche les différenciations et les intérêts civils et militaires de pays lointains, favorisant les divisions et les manipulations impériales, dictées par la rivalité autour de la prééminence mondiale et de la recherche d’alliances crédibles, régionales et planétaires.

Sur la territorialité des empires et sur la pertinence de son exercice

Ce changement de taille et d’époque est un dépassement des deux conceptions de la territorialité, de la terre ferme et de la mer libre, qui avaient dominé le monde depuis l’ordre spatial de la « Respublica Christiana ». Mais il est aussi un changement de nature de « l’universale » et du « particulare » et de la différente division du monde, des pouvoirs et des idées qui sont intervenus depuis. De surcroît, la portée de ce changement demeure incompréhensible, si on n’y intègre pas les deux dimensions de l’espace post-moderne, non territorial, celui virtuel de l’univers cybernétique et celui atmosphérique des grandes puissances ballistico-nucléaires. Cependant les outils techniques des révolutions scientifiques ne changent en rien les buts de la guerre et du conflit, qui demeurent éminemment politiques, puisqu’ils concernent le gouvernement des hommes par d’autres hommes, dans leurs rapports de culture, de commandement et d’obéissance, car on commande et on obéit toujours à l’intérieur d’une culture.

Il s’agit de la transformation de l’impérialité hégémonique nationale ou régionale en une conception hégémonique du système international comme un tout et donc comme régulateur suprême de la paix et de la guerre. À la lumière de cette hypothèse la crédibilité de l’empire est essentielle à celui-ci, pour se maintenir et pour fonder ses alliances sur son soutien. En effet, au-delà du principe « pacta sunt servanda », « l’ultima ratio regum », pour maintenir la cohésion d’un ensemble territorial composite, demeure toujours la décision impériale de l’épée et de la guerre. Depuis 1945, l’hémisphère occidental a été placé sous l’hégémonie des États-Unis et le droit international public d’inspiration universaliste, sous l’égide des Nations unies, a cautionné les grandes orientations de l’Occident.

Or, par antithèse à l’ordre purement normatif du monde global, posé en universel abstrait, hors de toute référence géopolitique, l’idée d’un « ordre concret » oppose au premier, selon une approche « réaliste », un ordre international fondé sur la coexistence de plusieurs grands espaces politiques, dominés chacun par une puissance hégémonique. La notion d’empire devient ainsi le cadre de référence de ce nouveau « Nomos », irradiant les « idées » politiques, portées par des peuples, conscients de leur mission historique. C’est la trace sous-jacente du monde multipolaire actuel. La territorialité, constituée de peuples, cultures, environnements et traditions diverses, devient l’espace d’un ordre planétaire concret, puisque, tout ordre politique fondamental est d’ordre spatial. Le « Nomos » y est spécifique, car lié à des territoires, des phonèmes et des lumières originaux et incomparables. À une approche de synthèse, à la base de la territorialité et des ordres politiques spatiaux, il y a toujours des phénomènes de puissance et l’ordre normatif international et supranational, qui vient de communautés étrangères et lointaines (ONU, OTAN, etc..) y est réduit visiblement, car la projection d’un pouvoir de contrôle demeure inacceptable et incompréhensible aux populations locales, comme ce fut le cas en Afghanistan et ailleurs.

Le « Nomos » de l’impérialité et la multipolarité discriminatrice de la géopolitique

L’ordre politico-diplomatique de la multipolarité, proche de la théorie des grands espaces, a pour fondement une stratégie de régulation différenciée et autarcique. À territorialités différenciées, gouvernement politique « discriminatoire » et concret ! Si tout ordre politique est spatial, cet ordre est un « Kat-échon », selon C.Schmitt, c’est à dire un ordre conservateur, qui préserve une communauté donnée de sa dissolution et de son épuisement historiques. Dans cette perspective change le « sens » de la guerre ou de la volonté de contrôle de l’Hégémon et, au-delà, de l’impérialité hégémonique même, en tant que concept, porteur de visages historiques multiples.

Le « Nomos » de l’impérialité découle d’un ordre permanent de crise et d’équilibre entre centre et périphérie, ainsi que d’une option stratégique entre manœuvres de la terre et de la mer, mais aussi, à un niveau tactique, entre l’impérialité comme idée-limite d’un césarisme centraliste total et d’un degré de liberté des régimes politiques locaux. Il est également la résultante concrète d’un césaro-papisme post-moderne et gibelin, qui remplace la religion par la laïcité et l’Église dispensatrice de la grâce, par des médias pourvoyeurs de légitimité partisane. Au cœur d’un humanisme neutralisant et dévoyant, officié autrefois par le Souverain Pontife de Rome, s’installent désormais l’anarchisme, le néo-réformisme religieux et le piétisme droit-de-l’hommisme triomphants. Ce Nomos est donc non seulement sans transcendance (sans l’appui religieux du papisme), mais sans une légitimité reconnue et universelle. De surcroit, dans la dialectique contemporaine du pouvoir et de sa contestation permanente, à l’anarchie contrôlée des États souverains s’oppose le nihilisme normativiste des épigones du globalisme et les turbulences destructivistes des fronts républicains écolos-populaires.

En Afghanistan nous avons dû constater que les deux camps opposés n’étaient pas sur le même plan politico-juridique, puisque la qualité des belligérants confrontait des États souverains reconnus à des rebelles sans autre titularité que la normativité de la force. Cette disparité de droit aura une importance successive dans la normalisation internationale de la situation et dans la reconnaissance du gouvernement taliban. Les États ont essayé de déthéologiser les conflits ordinaires de la vie publique et de neutraliser les antagonismes de la vie civile confessionnelle, inversant le processus qui avait conduit en Europe à une rationalisation et limitation de la guerre dès les XVIe et XVIIe siècles. Mais la connexion de la guerre civile et de la guerre anti-islamique n’a pas réussi à circonscrire la guerre à l’aide de la politique, du concept d’État ou d’une coalition d’États. L’ennemi a échappé à toute qualification juridique et à toute discrimination entre l’hostis et le rebelle, ce qui aurait comporté la reconnaissance de la parité dans un cas et une guerre d’anéantissement dans l’autre. Ainsi le Nomos d’Empire ne peut être pensé par lignes globales ni par théâtres selon une répartition par hémisphères ou par zones de légitimité compatibles.

Il s’agit d’un fil conducteur de l’histoire et des régimes politiques, qui a perdu toute injonction normative et conduit à la saisie du sens concret du devenir, mais aussi à la distinction entre limites des deux hiérarchies de pouvoir, celui de la potestas ou pouvoir militaire de l’Impérium et celui de l’auctoritas ou du pouvoir moral de la religion.


source : https://www.ieri.be

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La longue « nakba » américaine en Afghanistan et la « nouvelle Guerre froide »

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