Plus important encore, plutôt que d’avoir une perspective limitée à l’étroit territoire de Kandahar, les nouveaux jeunes dirigeants talibans veulent jouer le « Grand Jeu » stratégique.
Par Alastair Crooke – Le 20 juillet 2021 – Source Al Mayadeen
Une brise subtile souffle ; il est trop tôt pour l’appeler « un vent ». Mais un changement frappant s’est produit – et se produit encore. Est-ce suffisant ? Nous devrions être prudents, à juste titre ; cependant, les talibans que j’ai connus, lorsqu’ils ont commencé à se regrouper – une idée du général Hamid Gul des services de renseignement pakistanais – ne sont pas les talibans d’aujourd’hui. Peut-être devons-nous, nous aussi, éviter de nous enfermer dans des récits éculés. Suhail Shaheen, leur porte-parole, l’a fait remarquer en déplorant la « propagande lancée contre nous », et en laissant entendre que le monde devrait admettre que les talibans ont effectivement changé.
Plusieurs de ces changements sont à couper le souffle : les talibans étaient un mouvement revanchard pachtoune étriqué, entièrement paralysé par une loi tribale rigide, et influencé par le salafisme saoudien et l’islamisme pakistanais intolérants.
Que voyons-nous aujourd’hui ? Les talibans s’engagent dans une vaste diplomatie avec l’Iran. Téhéran, semble-t-il, n’est plus un apostat, ni un ennemi idéologique et théologique. Les talibans cherchent désormais à intégrer l’Iran dans leurs intérêts stratégiques plus larges. Et plus extraordinaire encore, les Hazaras chiites afghans – à l’origine massacrés et affreusement réprimés par les talibans – sont désormais une composante des talibans ! Il existe également des « talibans tadjiks », alors qu’auparavant, les talibans étaient les ennemis jurés des forces du nord (principalement tadjikes) d’Ahmad Shah Massoud. Les talibans d’aujourd’hui ne sont plus un simple instrument de l’hégémonie pachtoune – peut-être jusqu’à 30 % d’entre eux sont tadjiks, ouzbeks ou hazaras. En d’autres termes, la graine de l’inclusion est déjà plantée.
Plus important encore, au lieu d’avoir une vision étriquée limitée à l’étroit territoire de Kandahar, les nouveaux jeunes dirigeants talibans veulent jouer le « Grand Jeu » stratégique. Leur vision s’est élargie. Ils le disent, de manière très ferme, à Moscou et à Téhéran : ils seront inclusifs, ils essaieront d’éviter les grandes effusions de sang et ils considèrent Moscou et Téhéran comme des médiateurs pour une nouvelle configuration afghane. Et il y a autre chose : l’Arabie saoudite et le Pakistan contrôlaient autrefois le robinet à fric. Maintenant, c’est la Chine. Depuis plusieurs années maintenant, les talibans cultivent la Chine – et la Chine cultive les talibans.
Mais nous devons garder les pieds sur terre. Les talibans ne sont pas autonomes. L’Inde et le Pakistan pèsent sur eux, et les narco-gangs (héritage des tentatives irréfléchies de la CIA d’acheter d’éminents chefs de guerre afghans) peuvent jouer les trouble-fête.
La question qui se pose ici – hormis les mises en garde ci-dessus – est de savoir si cela est suffisant. Suffisant pour quoi ? Suffisant pour que les États-Unis quittent la région, bien sûr. Il y a ici, une inhabituelle constellation d’intérêts importants. Tous les principaux acteurs veulent que les États-Unis quittent la région.
Ce n’est pas de la haute science géostratégique que de comprendre que le retrait américain de l’Irak et de la Syrie dépendra de ce qui se passe en Afghanistan. S’il y a un désordre monstrueux après le 31 août, d’autres retraits américains de la région deviendront beaucoup plus problématiques en raison de l’opposition intérieure américaine. Il est dans l’intérêt des talibans – tout comme de la Russie, de l’Iran et de la Chine – que l’Afghanistan n’humilie pas Biden en sombrant dans une (très possible) guerre civile sanglante.
Une « demande » difficile, mais comme le souligne Pepe Escobar, les poids lourds de l’Organisation de Coopération de Shanghaï, la Chine et la Russie, seront rejoints le 14 juillet à Douchanbé par les quatre « stans » d’Asie centrale, plus l’Inde et le Pakistan (l’Afghanistan et l’Iran participent en tant qu’observateurs).
Wang Yi et Lavrov diront probablement au ministre des affaires étrangères de Ghani, « en termes très clairs, qu’il doit y avoir un accord de réconciliation nationale, sans interférence américaine, et que cet accord doit inclure la fin de la filière opium-héroïne ». (La Russie a déjà obtenu des talibans la promesse ferme de ne pas laisser le jihadisme s’envenimer. La finalité : des tonnes d’investissements productifs, l’Afghanistan est incorporé à la Nouvelle route de la soie et – plus tard – à l’Union économique eurasiatique (UEEA).
Pourquoi les talibans devraient-ils accepter ? Eh bien, ils peuvent être les facilitateurs d’un retrait américain plus important (ou, les « gâcheurs »). Mais, s’ils sont patients – et acceptent d’attendre que l’attention des États-Unis se soit déplacée – ils peuvent permettre à Ghani de tomber quelques mois plus tard – en temps voulu. Les talibans pourraient alors prétendre être l’avant-garde d’un nouvel islamisme sunnite plus sophistiqué et plus inclusif, aligné sur un grand projet d’infrastructure de la Nouvelle route de la soie.
Comment cela est-il arrivé ? Le professeur Rabbani sourit peut-être de sa tombe. Il semble que les « nouveaux » talibans aient pris les vêtements politiques du leader tadjik.
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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