Chapitre 26 de « L’autre Histoire de France » de Jean Vermeil :
Fourmis pour les dames, électricité pour les messieurs
Cholon 1931
La séduction communiste
La France est intervenue au Viêt-nam depuis 1848 ; en 1883, il devient protectorat français. En 1908, éclate la révolte patriotique du De Tham. Plus tard, les 9 et 10 février 1930, deux compagnies de tirailleurs du Tonkin se soulèvent.
La mutinerie est réprimée mais une vague de troubles et d’attentats s’en suivra.
Le 2 mars 1930, à la conférence de Kowloon, Hô Chi Minh fonde le Parti communiste indochinois. Entre mai 1930 et septembre 1931, le PCI provoque les émeutes agraires du « Soviet du Nghe Tinh ».
Des tortures raffinées
En 1931, la journaliste Andrée Viollis accompagne Paul Reynaud, ministre des Colonies, dans une mission d’étude en Indochine. Le 9 octobre, elle visite la prison centrale avec un haut fonctionnaire de la sécurité politique, qui ne cache pas sa sympathie pour la cause indigène. Dans un coin de la prison, une vingtaine de prisonniers politiques attendent, vêtus de toile bleue, tête et pieds nus. Ils sont âgés de 18 à 25 ans. La journaliste ne verra pas leurs cellules. Parmi eux, un instituteur explique : « J’aime beaucoup la Russie soviétique, parce qu’elle ne veut pas de peuples esclaves ». En préventive depuis huit mois, les prisonniers ne peuvent ni lire ni écrire. Le directeur commente : « Cela vous fera du bien : vous avez trop lu, trop écrit mes gaillards ! »
Que risquent-ils ? Le directeur : « Oh très gros… Les travaux forcés à perpétuité ! Peut-être davantage… Il faut bien se défendre, voyons !… Sans quoi nous autres Français n’aurions bientôt plus qu’à plier bagages ! » Au cours d’une manifestation, l’un d’eux, Huy, aurait tué l’inspecteur de police Legrand. Il a 17 ans. Il est condamné à mort. Le directeur lui donne une tape sur la tête : « Ah le sale gosse ! »
Voici ce qui s’est passé : le 8 février 1931, un groupe de jeunes vietnamiens se forme à la sortie d’un match de football. Il déploie un drapeau rouge et distribue des tracts. Huy prend la parole sur un tabouret. La police charge, l’inspecteur Legrand renverse l’orateur. Un coup de feu retentit, le policier tombe. Huy est sans connaissance, selon ses amis. La police arrête une quinzaine de jeunes. Elle torture Huy pour connaître son organisation, le nom de ses camarades : il se coupe la langue pour ne pas parler. Il sera guillotiné le 21 novembre, après le départ du ministre, devant tous les prisonniers politiques. Un journaliste vietnamien est également détenu à la prison centrale pour s’être déplacé sans permission : un Indochinois doit toujours porter son passeport. La police a trouvé un livre – « L’Histoire des conspirateurs annamites à Paris » de Phan V. Truong – qui lui vaut un an de prison. Il est l’objet de tutoiements et de vexations.
Les jeunes diplômés vietnamiens ne trouvent pas de postes. Revenir de France avec ses manuels d’université suffit à vous rendre suspect, alors que les directeurs européens d’école n’ont pas toujours leur baccalauréat. Quant aux abonnés aux journaux de gauche, ils sont surveillés et leurs journaux confisqués ou distribués en retard.
Les prisonniers de droit commun français et indiens ont droit à des lits et des couvertures. Ils lisent, écrivent, reçoivent des visites, mangent convenablement et se promènent deux heures par jour. Les prisonniers politiques vietnamiens s’entassent à 1 500 dans des locaux prévus pour 500 personnes. Les tinettes empuantissent les salles. Ils couchent à même le parquet sur des nattes infestées de vermine. Ils ont droit à l’infirmerie quand il est trop tard pour les soigner. Les repas insuffisants durent quinze minutes prises sur la récréation: ils ne peuvent pas recevoir de colis. Les gardiens indigènes ou « mata » frappent ceux qui se plaignent, y compris les femmes. Un prisonnier politique assure : « Ce n’est rien auprès des tortures que subissent les prévenus en cours de l’instruction ».
Les arrestations politiques se font sous n’importe quel prétexte ; les villes sont infestées d’agents provocateurs et d’espions indigènes ou métis. Les métis qui sont aussi maîtres chanteurs. Ils dressent la liste des riches familles annamites patriotes, les menacent d’arrestation. Le mauvais payeur peut rester des années en préventive… Passer par Moscou est un motif d’arrestation. Pourtant, le train de beaucoup d’étudiants y passe forcément de retour de Paris. L’activité militante mène en prison, même sous simple soupçon de « communisme ». L’interrogatoire a lieu dans divers locaux de la Sûreté, les sièges de la police judiciaire. Les plus cruels sont ceux de Thuduc, Saigon et Cholon tout à côté. Les prisonniers doivent avouer ce qu’ils savent ou ne savent pas; la police attend des « aveux spontanés » sur l’organisation de sociétés secrètes, le nom de leurs amis politiques, etc. Sinon, elle torture : « Il y a des tortures qu’on peut appeler classiques: privation de nourriture avec ration réduite à trente grammes de riz par jour, coups de rotin sur les chevilles, sur la plante des pieds, tenailles appliquées aux tempes pour faire jaillir les yeux des orbites, poteau auquel le patient est attaché par les bras et suspendu à quelques centimètres du sol, entonnoir à pétrole, presse de bois, épingles sous les ongles, privation d’eau, particulièrement douloureuse pour les torturés qui brûlent de fièvre ».
Il y a des supplices plus modernes, tous inventés par la Sûreté de Cholon : « Avec une lame de rasoir, couper la peau des jambes en longs sillons, combler la plaie avec du coton et brûler ce coton. Introduire du fil de fer en tire-bouchon dans le canal urinaire et le retirer brusquement ». Un témoin en cite une autre : « On me fit coucher sur le ventre, les mains attachées derrière le dos. Mes pieds furent également liés, puis, m’ayant forcé de plier les jambes, on réunit mes pieds et mes mains par une autre corde. La plante de mes pieds se montrait entièrement. Un agent se mis alors à y appliquer de toute ses forces, des coups de nerf de bœuf. Tout mon système nerveux fut ébranlé jusqu’au cerveau. À chaque coup, j’avais la sensation que ma tête allait éclater. La douleur était si vive que j’avouai tout ce qu’on voulut. Par la suite, on put vérifier que j’étais innocent, que je n’avais fait partie d’aucune cellule communiste, et on me relâcha ».
Autre spécialité française : « Les bras étant solidement menottés derrière le dos, étendre le supplicié sur un lit de camp, ramener violemment, dans le sens de la flèche, les bras au-dessus de la tête jusqu’à la position horizontale, pincer les côtes afin qu’il se produise une réaction musculaire inconsciente (99 fois sur cent, on perd connaissance), qui fait sortir le sang par le nez, la bouche, les oreilles, l’anus. Cette torture est connue des prisonniers sous le nom de « lan mé gia » ou « retourner le gésier ».
On pratique beaucoup l’électricité à Cholon :
- Attacher un bout de fil au bras ou à la jambe, introduire l’autre bout dans le sexe; faire passer le courant.
- Relier un fouet en fils de fer entrelacés à un courant électrique; chaque coup de cet instrument cause au patient de si vives douleurs qu’il en est réduit à demander grâce et à avouer.
- Attacher une des mains du prévenu par un fil métallique que l’on branche ensuite sur le circuit. Chaque fois qu’on tourne le commutateur, la secousse est si violente qu’il est impossible d’en supporter plus de deux ou trois.
Ces tortures étaient particulièrement en honneur et pratiquées journellement pendant l’année 1931 au commissariat de police de Binh-Donj (ville de Cholon) ».
Les femmes n’échappent pas à la torture. Elles subissent également des humiliations. On les enferme dans la salle des hommes, exposées à la promiscuité et à la violence. Le délégué administratif indigène le Phu Man de Cao Lang, province de Sadec (Cochinchine), est très ingénieux dans le choix des supplices pour les jeunes filles : « De jeunes Congaïes de seize à dix-huit ans sont amenées de nuit à la délégation ; viols, pendaison par les orteils, flagellation sur les cuisses et la plante des pieds, introduction de nids de fourmis dans les parties intimes, leurs bras et leurs jambes attachées, jusqu’à ce qu’elles avouent faire partie d’un groupement communiste ».
L’instruction peut durer deux ans. Un nouveau venu décrit les anciens prisonniers : « La plupart n’avaient plus que des os, tellement ils étaient maigres. D’autres ne pouvaient pas marcher ou ne marchaient que difficilement. À nos questions, ils répondaient d’une voix faible qu’ils étaient torturés depuis des semaines à la Sûreté. Le docteur faisait à certains des piqûres remontantes pour leur permettre de parler […] Quand le juge d’instruction convoquait les prévenus politiques, je voyais arriver de l’infirmerie des prisonniers qu’on portait sur le dos ou qui avançaient en se traînant. Ceux qui étaient portés ainsi avaient les jambes ballantes comme les bras d’un homme en marche: résultat des tortures. A nos questions, ils répondaient que, dénoncés comme communistes, ils ont été mis dans cet état. Mais réellement, ils ne sont pas communistes ».
Certains prévenus très atteints sont transportés à l’hôpital de Choquan. il est souvent trop tard pour les sauver : paralysies diverses, surtout des bras et des jambes, amputations, méningite, épuisement nerveux, folie… « Quand aux morts (morts nombreuses dont on pourrait retrouver les traces dans les registres de l’hôpital), deux nattes et leur complet bleu comme linceul règlent définitivement leur compte ».
La journaliste Andrée Viollis rencontre à son bureau un camarade de faculté, employé de la sûreté publique. Plusieurs pièces du siège central son remplies de journaux et de livres envoyés à des Vietnamiens : une vraie bibliothèque. Ils n’arriveront jamais à leurs destinataires. Le fonctionnaire confirme les rumeurs de torture : « C’est vrai. Tout cela est vrai. Ce ne sont pas les Français qui opèrent eux-mêmes, mais ils laissent faire leurs subordonnés indigènes, car il faut à tout prix obtenir des aveux. Il se passe ici des choses abominables. Au commissariat de Cholon ? J’y ai été. Je garde encore certains hurlements dans les oreilles. Vous connaissez Huy, le gosse qui a été condamné à mort ? Je l’ai vu couvert de sueur, les yeux chavirés, le sang lui sortant de la bouche, des oreilles. Il refusait toujours de parler. Et savez-vous ? Il n’est pas absolument prouvé que ce soit lui qui ait tué l’inspecteur Legrand. Il s’était à peu près coupé la langue avec les dents pour ne pas être tenté de faiblir. Il s’est laissé accuser, condamner. Quel courage, ce gamin, un héros! Et nous autres… Nous sommes des s… Ah quelle vie !… »
Cholon, quartier chinois, est une succession de fumeries d’opium. En France, posséder quelques grains d’opium mène à la prison car il est criminel « d’abâtardir la race française ». En Indochine, l’opium se vend à guichet ouvert, rapportant quinze millions de piastres par an à la régie française qui en détient le monopole. L’alcool grossier, mal distillé, débilite les Vietnamiens. Un arrêté préfectoral énonce : « Le 19ème jour du 7ème mois de la 9ème année de Bao-Daï (28 août 1934) : le préfet ordonne que, dans le territoire de sa circonscription qui comprend six cantons, il sera consommé chaque mois 6 200 litres d’alcool. Par les présentes, le préfet ordonne que dans le canton de N…, il sera consommé 800 litres par mois. En conséquence, le chef de canton et son adjoint devront faire la répartition dans les villages du canton, à raison de 7 litres par inscrit. Les villages devront venir chercher cet alcool et en prendre livraison au chef-lieu de la Préfecture et rendre compte ensuite de ce qu’ils auront vendu ou consommé ; les villages qui auront consommé beaucoup seront récompensés, et les villages qui auront consommé ou vendu peu seront punis. Le chef du canton de N… et son adjoint doivent exécuter le présent ordre ». Pendant ce temps, la France interdit l’absinthe au nom de la lutte contre l’alcoolisme.
Le 5 novembre 1931, Andrée Viollis visite Vinh. L’année précédente, la famine a frappé et des troubles ont éclaté. Le 13 septembre 1930, 5 000 à 6 000 personnes marchaient sur Vinh en rangs serrés, pour porter à la résidence leurs doléances contre les impôts excessifs. On leur a ordonné d’arrêter. Comme ils franchissaient les barrages, on a décidé d’envoyer des avions pour les bombarder. Il est tombé 157 personnes, les autres se sont enfuis. Le soir, les habitants de villages loyaux sont venus enterrer les morts. Mais, croyant à une nouvelle manifestation, on a renvoyé les avions qui ont fait quinze nouveaux morts.
En 1931, la disette est tout aussi terrible, les distributions de riz insuffisantes. Un médecin fait visiter à Andrée Viollis un hôpital surpeuplé. Certains malades sont boursouflés : « Des bouffis : c’est l’œdème généralisé, le dernier stade de la misère physiologique. Rien à faire. Tous les sentiers, toutes les routes sont jalonnés de cadavres pareils car beaucoup de gens que vous avez vus font plus de 40 km à pied pour toucher leur mesure de riz. – À combien estimez-vous le nombre de morts ? – Pas moins de 10 000, répond le docteur sans hésiter, mais 60 000 ne seront plus que des déchets, sans force pour travailler ni pour résister aux maladies. Et pourtant, avec 40 centimes par jour et les produits de leur jardin, ces malheureux pourraient vivre… Vous devriez venir après le départ du ministre, je vous expliquerais bien des choses ».
Un haut fonctionnaire libéral crée, avec quelques amis et leurs femmes, un jardin d’enfant pour les « petits indigènes des faubourg » dont les parents travaillent à l’usine. Ils sont abandonnés à eux-mêmes dès l’âge de deux ans, traînent dans la rue avec une boule de riz empaquetée pour la journée. On les réunit, les lave, on leur apprend à jouer, à chanter. Au bout de quelques mois, ils rayonnent de santé. Le jardin d;enfants est financé par des cotisations volontaires, des fêtes de charité. Mais il faut le fermer. Les colons s’inquiètent : « C’est affreux, on donne à ces enfants des habitudes de luxe, on les habille richement, on les lave à l’eau de Cologne ! On les dégoûtera du travail, de la vie qui les attend… » Les bon chrétiens insinuent : « C’est une œuvre antichrétienne, une œuvre de francs-maçons. On s’occupe des corps des enfants, on néglige leurs âmes. On ne doit les admettre que si les parents se convertissent, que si eux-mêmes sont baptisés… »
Le 30 novembre, Andrée Viollis visite la citadelle de Phu-Dien-Chau avec un médecin en tournée d’inspection : 600 à 800 prisonniers politiques y sont enfermés. Il y a près de 2 000 prisonniers politiques dans la province de Vinh à ce moment-là. Les prisons ont été improvisées. Celle de la citadelle est un immense enclos entouré de sentinelles qui surveillent de longs baraquements sans fenêtre, couverts de chaume. Au premier d’entre eux. les visiteurs sont accueillis par le gémissement de deux cent personnes et un grand bruit de chaîne. Les prisonniers ont les pieds pris dans des anneaux de fer, ils sont galeux et squelettiques. On les déchaîne deux fois dix minutes par jour pour leurs besoins. Ils n’ont droit de se laver qu’une fois par semaine. Ils mangent correctement mais leur déchéance physiologique les expose à la dysenterie. On compte deux à trois morts par jour dans chaque baraquement.
Les prisonniers croupissent là depuis plusieurs mois. Leur crime ? Ils ne pouvaient pas payer leurs impôts. Partis pour demander une réduction au grand chef français, on les a arrêtés. Ils ne savent rien de plus. L’un avait reçu de son cousin un poisson. On le lui a confisqué et on l’a cravaché. Un autre a suivi une manifestation ; il est là depuis quatre mois et ne peut plus marcher. Un garçon de 11 ans a les chevilles déchirées par son anneau. Motif : ses parents communistes ont été fusillés. Un autre garçon, boy chez un fonctionnaire de la Sûreté, recevait 12 piastres par mois, sans nourriture ni logement. Il a exigé le prix habituel : 16 piastres. Refusé. Il est reparti dans son village et il a été arrêté par un policier. Il est maintenant condamné à neuf mois de prison pour « avoir refusé de servir un Français ».
source : http://lagazetteducitoyen.over-blog.com
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Source : Lire l'article complet par Réseau International
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