L’article est paru dans l’édition datée du 19 août du journal Le Monde. Il comprend 3400 mots.
En 376, pourchassés par les Huns, des milliers de Goths sont accueillis par l’Empire. Maltraités, ils se révoltent et finissent par écraser l’armée romaine, le 9 août 378. Cette défaite reste aujourd’hui une référence pour les opposants à l’accueil des migrants
Au printemps 376, une légation de Wisigoths arriva de la province de Mésie, près de l’embouchure du Danube, et se présenta à la cour impériale romaine, à Antioche, en Syrie. Les Germains racontèrent qu’une horde sauvage venue d’Asie centrale, les Huns, avait vaincu les Ostrogoths au nord de la mer Noire et menaçait désormais les Wisigoths du même sort. Après avoir fui jusqu’à la rive nord du Danube, ces derniers demandaient maintenant à être accueillis dans l’Empire en tant que réfugiés pacifiques. »
Ainsi commençait un long article paru, le 20 janvier 2016, dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung. Son titre : « La fin de l’ordre ancien ». Son auteur : Alexander Demandt, professeur émérite d’histoire de l’Antiquité à l’Université libre de Berlin et auteur d’une trentaine d’ouvrages. Parmi eux, Der Fall Roms (La Chute de Rome), publié en 1984 et plusieurs fois réédité depuis, faisait l’inventaire des théories avancées au fil des siècles pour expliquer le déclin de l’Empire romain. A l’époque, l’historien en avait recensées 210…
De cette multitude d’interprétations, il n’est plus question. Trente-deux ans après la sortie de son vaste panorama historiographique, Alexander Demandt montrait qu’il avait clairement choisi son camp. Pour cet amateur d’histoire contrefactuelle, grand admirateur du philosophe allemand Oswald Spengler (1880-1936), auteur d’un célèbre essai consacré au Déclin de l’Occident (1918-1922 ; Gallimard, 1931), la cause des malheurs de Rome a un nom : l’immigration massive des IVe et Ve siècles. Et voici comment il l’explique.
Un mouvement irréversible
En 376, donc, les Wisigoths pourchassés par les Huns frappent à la porte de l’Empire. A la cour, affirme l’historien, certains s’opposent à leur accueil. Mais ils sont minoritaires face à ceux qui voient dans ces migrants des mercenaires et des contribuables potentiellement utiles. Sans compter ceux pour qui l’empereur, « par charité chrétienne, ne doit pas seulement penser au bien-être des Romains mais prêter assistance à tous ceux qui sont dans le besoin ». La décision est donc prise : « Les frontières furent ouvertes, les Goths affluèrent. L’administration romaine essaya de compter les arrivées. Mais l’action échappa à tout contrôle. »
A lire Alexander Demandt, cette décision déclencha un mouvement irréversible. Bientôt, écrit l’historien, « les Goths commencèrent à piller et des violences éclatèrent ». Deux ans plus tard, le 9 août 378, l’armée romaine fut vaincue à Andrinople, et l’empereur trouva la mort sur le champ de bataille. La mécanique de l’effondrement était en place. « Malgré cela, la frontière sur le Danube resta ouverte. (…) En 406, celle du Rhin n’était plus étanche. La migration des peuples était en marche. La conquête ne prit fin qu’en 568 avec l’arrivée des Lombards en Italie. »
Après ce bref rappel des faits, Alexander Demandt propose sa lecture des événements. Depuis sa fondation, dit-il, Rome a toujours été « ouverte aux étrangers ». Mais « plus son économie est devenue prospère, plus elle a attisé la convoitise des Barbares, notamment celle des tribus germaniques, pauvres, pleines d’enfants, belliqueuses et vagabondes ». Pendant plusieurs siècles, affirme l’historien, la pression a été supportable. « Les Romains ont essayé de régler le problème avec les étrangers de façon homéopathique, notamment en montant les Germains les uns contre les autres, selon une méthode bien connue. (…) L’utilisation de mercenaires faisait sens économiquement parlant. Et les Germains, qui préféraient faire couler du sang que de la sueur, se sont fait une place au sein de l’armée. »
Rétrospectivement, observe Alexander Demandt, cette politique a creusé le tombeau de l’Empire.« On pouvait croire que la naturalisation des étrangers conduirait à leur intégration, comme cela a été le cas pendant trois siècles. Mais plus les Germains affluèrent, plus ils occupèrent des postes de haut rang, plus cela devint difficile. La jalousie et le ressentiment commencèrent à se manifester. Les Germains barbus, dans leurs longs pantalons et leurs fourrures, ne parvinrent pas à se débarrasser des oripeaux de la barbarie. (…) Ils furent la cible d’écrits xénophobes et d’assassinats, mais on ne pouvait plus s’en débarrasser ni s’en passer parce qu’ils fournissaient les meilleurs contingents [de l’armée]. Le gouvernement perdit le contrôle sur les provinces, l’Etat n’avait plus le monopole de la violence. »
Au terme de ce tableau horrifique, Alexander Demandt pose la question qui l’a occupé pendant des décennies : pourquoi l’Empire romain s’est-il effondré ? Et voici sa réponse : « Il faut y lire une forme de décadence, celle d’une société qui s’était installée dans une prospérité confortable, dont les membres aspiraient à une existence douce et agréable, mais qui n’avait rien à opposer aux hordes germaniques pleines de vie et d’énergie lorsque celles-ci, poussées par le besoin, se sont déversées sur la frontière. Des migrants en nombre limité pouvaient s’intégrer. Mais dès lors qu’ils ont dépassé une masse critique et qu’ils se sont organisés en groupes indépendants, le pouvoir a changé de main et l’ordre ancien s’est dissous. »
Cet article, en réalité, n’aurait pas dû paraître dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung, mais dans Die Politische Meinung, la revue de la Fondation Konrad Adenauer, proche de l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de la chancelière Angela Merkel. Mais son rédacteur en chef a renoncé à le publier, ce dont il s’est expliqué en quelques phrases auprès d’Alexander Demandt : « Sous la pression des récents événements de la Saint-Sylvestre à Cologne [pendant laquelle plusieurs centaines de femmes ont été agressées dans le quartier de la gare par des hommes majoritairement originaires du Maghreb], il m’est apparu que le texte historiquement factuel que nous vous remercions de nous avoir proposé pourrait faire l’objet de critiques malveillantes à l’égard de notre revue politique. De mon point de vue, il y a un risque que certains passages soient cités à mauvais escient pour faire des parallèles avec la situation actuelle, ce que nous ne souhaitons pas. »
Le 20 janvier 2016, le Frankfurter Allgemeine Zeitung ne se contente pas de publier la tribune refusée par la Fondation Konrad Adenauer. Elle l’accompagne d’une brève interview de son auteur, qui assume pleinement l’exercice de concordance des temps entre la Rome d’hier et l’Allemagne d’aujourd’hui, six mois seulement après la décision historique prise par Angela Merkel de ne pas fermer les frontières du pays aux centaines de milliers de migrants fuyant le Moyen-Orient en guerre pour trouver refuge en Europe. « Wir schaffen das » (« Nous y arriverons »), avait affirmé la chancelière, le 31 août 2015, en une formule restée célèbre. Alexander Demandt était nettement moins optimiste.
« Que nous apprend la chute de Rome ? », lui est-il demandé. « Que nous devons veiller aux conséquences à long terme de l’immigration. (…) La fin d’une culture peut prendre un certain temps : dans le cas de Rome, il a fallu cinq cents ans. » Et, « comme historien, que conseilleriez-vous à la chancelière ? », poursuit le grand quotidien conservateur de Francfort. Réponse :« Que nous devons limiter le flux. (…) Mme Merkel n’est pas autorisée à agir dans l’intérêt de gouvernements étrangers et aux dépens du peuple allemand. Le serment qu’elle a prêté lors de sa prise de fonctions dit précisément le contraire. »
L’idée d’un Empire romain mort de naïveté, victime en quelque sorte de ses sentiments humanitaires, est loin d’être originale, de même que l’analogie entre les migrations actuelles et les grandes invasions s’est imposée depuis longtemps comme une sorte de lieu commun de la droite identitaire. On en retrouve la trace, entre autres, dans Les Derniers Jours. La fin de l’Empire romain d’Occident (Les Belles Lettres, 2014, réed. Perrin, 2016), l’essai très érudit du journaliste français Michel De Jaeghere, qui mettait en avant la même mécanique, non sans l’appuyer d’allusions transparentes à l’actualité. De même, en 2016, le quotidien de droite italien Il Giornale, en pleine campagne contre les opérations de secours de migrants en Méditerranée, a publié un petit essai de Giuseppe Valditara sous le titre choc L’Impero romano distrutto dagli immigrati (« l’Empire romain détruit par les immigrés », non traduit), accompagné du sous-titre : « Comment les flux migratoires ont fait s’effondrer l’Etat le plus puissant de l’Antiquité ».
Il est cependant nettement plus étonnant de retrouver ce discours chez un historien allemand, l’historiographie du nord de l’Europe ayant eu tendance, depuis des siècles, à plus parler de« migrations » que d’« invasions », et à considérer ces déplacements de populations comme des phénomènes positifs. Une fois de plus, l’histoire de la chute de l’Empire romain d’Occident fonctionnerait comme un miroir pour ses analystes : en écrivant ce texte radicalement pessimiste, Alexander Demandt parle beaucoup plus du choc provoqué par les images des réfugiés arrivant en Allemagne à l’automne 2015 que de sa lecture des événements des années 376-378.
Mais puisqu’il en est question, intéressons-nous de plus près à l’enchaînement dramatique qui a conduit au désastre d’Andrinople, le 9 août 378, dont l’historien italien Alessandro Barbero, auteur d’une magistrale synthèse sur le sujet (Le Jour des Barbares, Flammarion, 2006, rééd. 2017) considère qu’il a eu des conséquences comparables à Waterloo ou Stalingrad.
Charité ou pragmatisme ?
Pour reconstituer les événements, nous n’avons d’autre choix que de nous appuyer sur le récit de l’historien Ammien Marcellin, né vers 330 à Antioche et mort après 395 à Rome, dont le Res Gestae est un témoignage indispensable sur le fonctionnement de l’Empire du IVe siècle. Bien sûr, celui-ci ne peut s’empêcher de laisser transparaître ses préférences. Réticent envers le christianisme qui triomphe partout, il ne cache pas son admiration pour l’empereur Julien, dit « l’Apostat », qui a tenté, durant son bref règne (361-363), de revivifier le culte des anciens dieux. Très hostile aux Barbares – il qualifie les réfugiés goths de « plebs truculenta », soit « populace sauvage » –, il ne dissimule pas le peu d’estime qu’il a pour les fonctionnaires impériaux. De plus, sa culture militaire lui permet de comprendre les motivations des différents acteurs… Aussi peut-on le considérer comme une source sinon neutre, du moins relativement honnête.
En 376, donc, plusieurs dizaines de milliers d’hommes et de femmes commencent à se masser sur les bords du Danube, qui forme la frontière entre le monde romain et les terres des Barbares. En ces régions, nul besoin de véritables fortifications : aux abords de son delta, le fleuve fait un bon kilomètre de large, et, comme il n’y a pas de pont, les populations qui se massent ne sont pas en mesure de le traverser. Il y a des milliers d’hommes en armes, bien sûr, mais c’est tout un peuple qui s’est massé le long du rivage. Des enfants, des femmes, des vieillards… Leur seul but est d’échapper aux Huns, ce peuple nomade d’Asie centrale qui ravage alors les environs de la mer Noire, précédé d’une aura surnaturelle. Les renseignements qui parviennent à la cour impériale sont effroyables : on parle de massacres, de champs ravagés et de terres devenues désertiques. Cette multitude désespérée qui se masse aux portes de l’Empire ne peut plus faire marche arrière. Rome est son seul espoir.
Une ambassade est envoyée à l’empereur d’Orient, Valens, pour transmettre leur requête de s’établir sur le sol de l’Empire. Finalement, celui-ci accepte et décide de mettre en place une gigantesque opération « humanitaire » consistant à faire traverser ces réfugiés afin de les mettre à l’abri, pour les rediriger ensuite vers des zones peu peuplées de l’Empire et leur attribuer des terres. Ammien Marcellin ne masque pas son amertume, en racontant les efforts déployés pour faire traverser ces malheureux, qui finiront par porter un coup si dur à l’Empire.
La plupart de ces réfugiés professent l’arianisme, une doctrine chrétienne jugée hérétique depuis le concile de Nicée (325) mais qui est également la religion professée par Valens. La « charité chrétienne » est-elle donc le seul motif de ce choix ? Pour Alessandro Barbero et d’autres, même si Valens a pu être sincèrement ému du sort des Goths, les justifications religieuses avancées le sont surtout pour des raisons rhétoriques. Dans la pratique, les rapports entre Rome et les Barbares n’avaient pas changé et restaient avant tout fondés sur un implacable pragmatisme. L’historien italien remarque que le même Valens, en 369, avait conduit plusieurs expéditions punitives extrêmement meurtrières et rompu les accords entre l’Empire et les Goths remontant au temps de Constantin, provoquant une misère telle que des milliers de Barbares se vendirent eux-mêmes comme esclaves pour ne pas mourir de faim. A cette époque, un grand propriétaire foncier d’Afrique nommé Synésius, futur évêque, raconte : « Chaque famille disposant d’un minimum d’aisance dispose d’un esclave goth : dans toutes les maisons ce sont des Goths qui dressent la table, qui s’occupent du four, qui apportent les amphores. Et parmi les esclaves accompagnateurs, ceux qui chargent sur leurs épaules les tabourets pliants sur lesquels les maîtres peuvent s’asseoir en chemin sont tous des Goths. »
L’empereur se considérant comme dépositaire d’un pouvoir universel, qu’on veuille se soumettre à lui n’est que pure logique. Par ailleurs – et là sans doute est la raison du choix de Valens d’ouvrir les portes de son empire –, les bras manquent : jusqu’à la révolution industrielle, ce qui fait la richesse d’un Etat, c’est sa population, or, l’Empire romain est en pleine crise démographique. Les champs à cultiver ne manquant pas, les Goths font, depuis toujours, de remarquables colons. Par ailleurs, l’Empire a depuis longtemps pris l’habitude d’aller chercher hors de ses frontières les soldats qui pourront bientôt aider à sa défense face à l’obsédante menace perse. Là aussi, l’arrivée de nouvelles forces vives tombe à point nommé.
Pour toutes ces raisons, l’arrivée de cette multitude éplorée a sans doute été vue comme une divine surprise. Restait à mettre en place l’accueil des réfugiés. Et c’est là que l’opération tourne au désastre. Car la nouvelle de l’ouverture de la frontière fait affluer tant et plus de candidats à la traversée (on parlerait aujourd’hui d’« appel d’air »). Les scribes placés sur la rive pour enregistrer les entrées sont bientôt débordés, et tout effort de recensement des arrivées est réduit à néant. Bientôt les Romains cessent de faire traverser le fleuve, ce qui ne tarit pas les arrivées. Sur la rive « romaine » se forme un véritable camp de réfugiés, tandis que, de l’autre côté, les réfugiés sont chaque jour plus nombreux. Les fonctionnaires impériaux, dont la corruption n’a plus à être démontrée, comprennent vite le bénéfice qu’ils peuvent tirer du ravitaillement de ces milliers de personnes privées de tout : ils affament littéralement les réfugiés, leur vendant les vivres à prix d’or, au point que certains Goths en sont réduits à vendre leurs enfants comme esclaves pour avoir de quoi manger.
Fatale hubris
Quand un long cortège commence à s’ébrouer, la situation est explosive, le ressentiment des réfugiés est au plus haut et les Romains comprennent vite qu’ils sont trop peu nombreux en cas de révolte. Celle-ci ne manque pas de survenir, sous les murs de la cité de Marcianopolis (aujourd’hui Devnya, en Bulgarie). Un chef nommé Fritigern prend la direction des opérations, et l’armée romaine est incapable de rétablir l’ordre, si bien que, pendant des mois, les Goths révoltés ravagent les campagnes de Thrace et terrorisent les Balkans, recevant le renfort d’autres groupes barbares qui en profitent pour passer la frontière, mais aussi de déserteurs de l’armée romaine et d’esclaves ayant repris leur liberté. Plusieurs unités romaines sont défaites, notamment à la bataille des Saules, non loin du delta du Danube. Et, à chaque victoire, l’armée des Goths s’enrichit de déserteurs et d’équipements romains…
Face à cette menace grandissante qui sévit au cœur de l’Empire (Constantinople est solidement défendue, mais la capitale de l’empire d’Orient n’est qu’à deux pas du théâtre des opérations), Valens doit se rendre sur place en personne, non sans avoir conclu à la va-vite une trêve avec l’ennemi perse ; lui permettant ainsi de rapatrier des troupes qui guerroyaient à la frontière mésopotamienne. Il avait été prévu dans un premier temps, pour plus de sécurité, que l’armée de Valens serait rejointe par celle de l’empereur d’Occident, son neveu Gratien. Mais Valens ne veut pas partager le prestige de la victoire : sûr de sa supériorité, il décide de ne pas attendre et précipite la rencontre. Cette hubris lui sera fatale.
Les deux armées qui se font face près d’Andrinople (aujourd’hui Edirne, dans la partie « européenne » de la Turquie), dans l’après-midi du 9 août 378, ont beaucoup en commun. D’un côté, les troupes de Fritigern sont constituées de guerriers goths équipés d’armes romaines, ainsi que d’esclaves libérés et de déserteurs venus de tout l’Empire, tandis que l’armée « loyaliste » compte sans doute des bataillons entiers de guerriers germaniques (on y retrouve même un général d’origine franque nommé Richomer). « On s’imagine qu’il y avait une différence radicale entre l’armée de Valens et celle de Fritigern, en identifiant l’une avec le passé romain et l’autre avec l’avenir médiéval, parce qu’on se représente Rome et les Barbares comme deux réalités étrangères l’une à l’autre. Il n’en était rien », résume Alessandro Barbero.
Avant la fin du jour, les troupes romaines sont balayées, notamment à cause de la supériorité de la cavalerie de l’armée de Fritigern. On compte entre 15 000 et 20 000 morts, selon les chroniques. Parmi eux, l’empereur lui-même (Ammien Marcellin rapporte, sans preuve particulière, qu’il aurait péri dans l’incendie d’une maison où il s’était retranché).
Intégration massive
Valens n’est pas le premier empereur qui meurt au combat, mais la défaite est aussitôt vécue comme un cataclysme dans l’ensemble du monde romain. Pour autant, l’Empire ne s’effondre pas. De toute façon, même s’ils avaient voulu sa perte (ce qui n’était manifestement pas le cas), les Goths de Fritigern se trouvaient en panne de stratégie, à la fois désarçonnés par l’ampleur de leur victoire et incapables d’en tirer vraiment parti, notamment en raison de leur incapacité à mener un siège.
Le successeur de Valens, Théodose, parviendra peu à peu à rétablir la situation. En 382, il concède aux Goths une installation et un statut de « fédérés » en Mésie, soit peu ou prou ce que Valens voulait leur confier en 376. Le rhéteur Thémistius applaudit sans réserve cette décision : « La philanthropie l’emporte sur la destruction. Vaudrait-il mieux remplir la Thrace de cadavres que de paysans ? »
Par la suite, il décide d’intégrer massivement les Barbares germaniques dans les troupes romaines afin de reconstituer une armée à même de se défendre : cette opération a pour double effet de regonfler les effectifs et de débarrasser l’Empire de voisins turbulents. En l’espace de deux décennies, ce qui était l’exception (des généraux barbares romanisés) devient la norme. « Le thème du Barbare qui jette sa fourrure, apprend à s’habiller comme il faut, à obéir aux ordres et à respecter la discipline est un lieu commun qui revient continuellement chez les écrivains du temps de Théodose », note Alessandro Barbero. Mais ces descriptions ne doivent pas être prises au pied de la lettre. « Nous continuons à les appeler des Goths parce que nous sommes obsédés, plus encore que les anciens, par l’identité ethnique. Mais, en réalité, ces Goths se romanisaient, ou se grécisaient, rapidement », poursuit l’historien italien.
Ce processus ne va pas sans provoquer de profonds débats sur la sincérité de l’intégration des Barbares au sein de l’Empire au tournant du IVe siècle. L’évêque Synésius décrit, sans le nommer, l’étrange manège d’un chef barbare romanisé (sans doute Alaric) qui, avant de pénétrer dans le Sénat, se débarrasse de ses peaux de bête pour revêtir la toge, va discuter avec les magistrats puis remet sa fourrure à peine sorti du bâtiment… Comment mieux décrire la synthèse qui s’opère ? « Aucune de ces identités n’était fausse. Elles étaient vraies toutes les deux », résume Alessandro Barbero.
Au sortir de la déroute, l’Empire s’est en effet résolument engagé sur le chemin de l’intégration. Cette décision a pu par la suite être discutée, mais rien ne prouve, sur le moment, que Rome avait vraiment le choix.
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