L’assassinat récent du président haïtien, Jovenel Moïse, a causé une vive surprise. Le biologiste, spécialiste des affaires haïtiennes et militant progressiste Jafrik Ayiti (Jean Élissaint Saint-Vil) tente ici d’éclairer l’arrière-fond de cet événement.
Peut-on dire que l’assassinat du président haïtien est lié à la destruction de l’État haïtien?
Nous savons que le président Jovenel Moïse a été assassiné sans que son parti s’effondre. Nous savons aussi que celui qui s’est aussitôt présenté comme le premier ministre avait été congédié par Moïse, mais que ni son remplaçant ni son cabinet n’avaient été assermentés. Mais qui pouvait les assermenter? Après le coup d’État de 2004 (qui a renversé le président élu Jean-Bertrand Aristide) et l’occupation étrangère qui a suivi, on a procédé au démantèlement complet de l’État haïtien. Ni Michel Martelly, ni Jovenel Moïse, son successeur, n’ont organisé des élections législatives. Au moment du coup d’État, il y avait 7 000 représentants élus en Haïti. Maintenant, il ne reste même pas 10 sénateurs.
Comme le premier ministre haïtien n’est pas élu, mais nommé par le président, cela veut dire qu’il n’y a aucun élu en Haïti. Toutes les personnes en place ont été désignées par Washington. La population sait cela. C’est pourquoi elle s’est bien gardée de se mettre en mouvement, voyant que tout ce qui se passe lui échappe totalement. Tant pis pour ceux qui ont pu s’attendre à des manifestations populaires qui auraient facilité leurs manœuvres!
Quelles sont, à votre avis, les circonstances concrètes de l’assassinat de Jovenel Moïse?
Mis en place par les riches familles d’Haïti avec l’appui des entreprises étrangères, Jovenel Moïse était devenu un poids pour ses commanditaires et pour son propre parti le PHTK (Parti haïtien Tèt Kalé). Peu avant l’assassinat de Jovenel Moïse, deux journalistes critiques du président ont été tués. L’une de ces personnes était proche de Claude Joseph (qui s’est présenté comme le premier ministre après la mort de Moïse). Or, Claude Joseph est le garçon de courses d’André Apaid, un riche Haïtien blanc qui est aussi citoyen américain. André Apaid est aussi celui qui a financé le coup d’État contre le président Aristide.
Bref, on a ici affaire à des luttes entre factions à l’intérieur du groupe dominant. Quant aux assassins colombiens, ils semblent avoir été engagés par Jovenel Moïse, mais avoir plutôt travaillé pour la faction opposée.
Qu’en est-il de la répression armée de la population haïtienne?
Après le coup d’État de 2004, le problème des pays interventionnistes comme les États-Unis et la France était celui-ci: comment remplacer un leader populaire par des gens qui ne le sont pas et comment maintenir ces derniers au pouvoir? Pour atteindre cet objectif, il fallait s’attaquer à la population. Et c’est ce qu’ils firent avec les troupes des Nations Unies, fournies en particulier par le Brésil et la Jordanie, dont les forces armées ont une certaine compétence dans le domaine. Ces troupes répandirent certes le choléra, mais elles étaient essentiellement employées pour mettre au pas les quartiers opposés au coup d’État et à l’enlèvement du président.
Ce qu’on voit maintenant, c’est une lutte pour le pouvoir à l’intérieur même d’un cercle de marionnettes qui n’ont aucun appui populaire, et qui ne peuvent se maintenir en place qu’en falsifiant les élections, avec l’aide de leurs appuis internationaux. Cette fois-ci, ils avaient prévu de répartir les « gangs » armés dans les quartiers chauds de la capitale, en particulier Cité Soleil, pour contrôler le vote. Américains et Canadiens voulaient aussi hâter les élections, c’est-à-dire les faire en septembre, et profiter de la désorganisation entraînée par ces courts délais. La participation aurait été faible, mais ils auraient pu dire que pour Haïti, ce n’est pas si mal et qu’il faut s’en contenter.
Bref, cette mascarade électorale est de la poudre aux yeux pour faire croire que les marionnettes en place ont des appuis qu’elles n’ont pas. Par ailleurs, il faut parler des grandes familles qui, en Haïti, mènent le jeu. On touche ici à une dimension ethnique rarement évoquée quand on parle d’impérialisme.
Justement, qu’en est-il de la dimension ethnique dans les grandes familles haïtiennes?
On dit en général que la révolution haïtienne a été le fait d’esclaves noirs qui se sont révoltés et qui ont expulsé leurs colonisateurs blancs. En fait, c’est un peu plus compliqué. Pendant la période esclavagiste, tout le monde pouvait être réduit en esclavage, à part les Blancs. À côté de 20 000 Blancs, il y avait 20 000 ou 30 000 mulâtres, qui pouvaient posséder des esclaves. Il y avait même des Noirs qui, libres depuis des générations, possédaient également des esclaves. Cette politique permettait au système esclavagiste de se maintenir, puisque tout le monde participait à ce crime collectif.
Dessalines, en 1805, voulait détruire la hiérarchie raciale, dont l’étalon était la couleur blanche de la peau: plus vous étiez pâle, plus vous étiez valorisé. Mais les mulâtres et les Noirs libres ne voulaient pas que les esclaves deviennent leurs égaux. Dessalines voulait aussi redistribuer les terres, de façon à favoriser ceux qui y travaillent et non ceux qui en ont hérité. L’expérience a duré deux ans, puis Dessalines a été assassiné.
Haïti s’est ensuite aligné sur le modèle des républiques créoles du reste de l’Amérique latine, qui ont été établies au profit des mulâtres et ont renoncé à éliminer complètement l’esclavage. Sauf qu’en Haïti, on a eu recours à un subterfuge. On a vanté la révolution et l’abolition de l’esclavage, tout en le réintroduisant autrement. Par exemple, en 1811, Christophe a réinstauré le travail forcé sous le nom de corvée. Par ailleurs, les paysans qui arrivaient en ville devaient justifier leur présence. En fait, les paysans étaient refoulés vers les montagnes et laissés sans ressources. Même les écoles fondées par Dessalines ont dû fermer.
Après la mort de Dessalines en 1807, tous les efforts ont été dirigés vers la reconnaissance internationale, entre autres celle de la France, à qui le régime mulâtre a accepté de verser des réparations pour avoir aboli l’esclavage. Le deal était que les Français reprenaient le contrôle de l’économie haïtienne et que les mulâtres siégeaient au gouvernement. Et quand la masse des Noirs s’agite, on se résigne à mettre en place quelque vieux général noir inoffensif… Donc, on a affaire à une fausse république noire, à une république black-face, pourrait-on dire. Avec l’invasion américaine de 1915, la chose est apparue encore plus nettement: les gens à peau claire sont au gouvernement et la masse des Noirs est opprimée par les militaires.
Les choses se compliquent un peu fin 19e siècle et début 20e siècle, avec un afflux de réfugiés provenant du Moyen-Orient (syriens, libanais, juifs, entre autres). Les mulâtres haïtiens virent là une occasion de blanchir leur descendance sans avoir besoin d’envoyer leurs enfants chercher en Europe des conjoints blancs. Il y a donc eu des mariages entre les deux groupes, mais cela n’a pas empêché les conflits entre mulâtres et Moyen-orientaux.
Dans cette lutte pour le pouvoir, quelques individus d’exception sont devenus des héros pour les masses haïtiennes. Il s’agit des frères Izméry, des Palestiniens catholiques, dont l’un, Antoine, finança la campagne de Jean-Bertrand Aristide en 1990. Les deux frères, haïs des élites, furent assassinés pendant le premier coup d’État contre Aristide en 1993.
Et ces élites, d’où tirent-elles leurs ressources?
Les élites dominantes tirent leur argent de toutes sortes d’activités. Par exemple, l’homme le plus riche des Caraïbes (et pas seulement d’Haïti), s’appelle Gilbert Bigio. Il appartient à l’une des plus fameuses familles juives d’Haïti et possède son propre port, le port Lafito, au nord du pays. C’est par ce port qu’ont transité la plupart des armes de type militaire saisies en Haïti depuis dix ans. C’est aussi un proche de l’ancien président Martelly.
Un autre, André Apaid, produit des T-shirts dans ses usines et il a donc besoin de main d’œuvre à bon marché. Apaid a été impliqué dans les deux coups d’État contre l’ancien président Aristide et est considéré comme le commanditaire de Claude Joseph, celui qui a revendiqué le poste de premier ministre après la mort de Jovenel Moïse.
D’autres font leur argent dans le commerce de la drogue. Par exemple, Marc-Antoine Acra a été mis en accusation il y a quelques années lors de la saisie de la plus grande quantité de cocaïne en Haïti. Au lieu de le faire arrêter, le président Martelly lui avait décerné le titre d’ambassadeur…
Bref, les dominants haïtiens ont plusieurs marrons au feu. Ils essaient de protéger les fonds qu’ils ont déjà accumulés et par ailleurs, se partagent entre eux les monopoles d’import-export qu’ils ont créés. Quant à la production industrielle comme telle, elle est à peu près inexistante actuellement, si l’on excepte la production de T-shirts et autres choses du même ordre.
Y a-t-il une exploitation minière quelconque?
Il n’y a pas d’exploitation minière actuellement. Les explorations en cours indiquent que 10% du territoire est considéré comme riche en minéraux, surtout en or. Des entreprises canadiennes se sont associées aux grandes familles pour acquérir des terrains. Et les Haïtiens ordinaires se plaignent de se voir interdire certaines parties du territoire.
Mais s’il ne semble pas y avoir encore de mines d’or en exploitation, il y a eu beaucoup de pression politique sur le gouvernement Martelly, puis sur le gouvernement Moïse, pour changer la loi des mines. Les entreprises ne veulent pas avoir à présenter leur projet au parlement pour obtenir son approbation. Autrement dit, elles voudraient pouvoir acheter un ministre pour pouvoir entrer en opération sans évaluation environnementale préalable. Cela s’est vu au Guatemala, au Congo et même au Brésil. Il n’est pas étonnant que l’organisme canadien MiningWatch se soit élevé contre cette approche.
Pouvez-vous nous parler en terminant de l’état actuel du mouvement populaire en Haïti?
Le mouvement Lavalas, qui appuyait Jean-Bertrand Aristide, était vraiment un mouvement populaire. Après le renversement d’Aristide, le mouvement Lavalas a été affaibli par la défection des classes moyennes, effrayées de voir leurs perspectives d’avenir menacées par les manœuvres de la CIA et plus généralement des Américains.
Mais la situation s’est retournée. Les Américains avaient mis en place une marionnette, et cette marionnette a été tuée en cours de mandat. Les gens en concluent que, même si vous collaborez avec les maîtres de Washington, vous pouvez être tué. Certes, il n’y a pas d’indices que les Américains ont participé directement à l’assassinat du président, mais le feu vert a certainement été donné quelque part. On sait que des informateurs du Drug Enforcement Administration ont participé à l’attentat. Mais il ne faut certes pas s’attendre à ce que l’une ou l’autre des agences américaines revendique l’assassinat du président d’Haïti.
Quelques jours après les événements, un accord a été signé par un vaste regroupement des partis politiques haïtiens, comprenant Lavalas, mais excluant le parti au pouvoir, le PHTK. Essentiellement cet accord s’oppose à la mise en place d’une autre marionnette et réclame une période de transition. Cette période de transition doit être animée par des Haïtiens et consacrée à la consultation de la population. On peut penser à trois ou quatre personnes intègres qui pourraient explorer les avenues menant à la restauration de l’ordre constitutionnel bafoué par l’absence de nominations conformes dans les secteurs judiciaire, législatif et même présidentiel. Évidemment, les Américains, les Canadiens, les Français, n’aiment pas cette idée: ils ont tellement investi dans un régime pourri qu’ils veulent en récupérer des éléments. Hélas pour eux, ce n’est pas viable.
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