Un embryon pour le ciel

Un embryon pour le ciel

« Ce que je veux dire aux mamans qui ont perdu des enfants, c’est cela : nous avons été mamans, nous avons reçu ce don. Le temps n’importe pas : un mois, deux mois, quelques heures… Ce qui compte, c’est le fait que nous avons reçu ce don. Un tel don ne s’oublie pas. »

– Chiara Corbella

Quand j’ai appris que j’étais enceinte, un peu après la Pentecôte, j’ai ressenti une grande joie, non sans toutefois une certaine angoisse. « Un autre ? Le premier n’a que huit mois et je suis déjà tellement fatiguée. Comment ferons-nous ? Deux pauvres étudiants en philo sans travail fixe encore… »

Le lendemain, je me suis rendue à la messe pour remercier le Seigneur, parce que, malgré la peur, la vie reste un don sans mesure.

Or, Dieu a toujours une parole pour nous. Ça m’a particulièrement frappé ce jour-là.

« Ne vous faites pas de trésors sur la terre, là où les mites et les vers les dévorent, où les voleurs percent les murs pour voler. Mais faites-vous des trésors dans le ciel, là où il n’y a pas de mites ni de vers qui dévorent, pas de voleurs qui percent les murs pour voler. » (Mt 6, 19-20)

Un trésor pour le ciel, c’est ce que cet enfant sera pour moi, me suis-je dit. Après tout, comme le répétait Chiara Corbella, « Siamo nati e non moriremo mai più – Nous sommes nés et ne mourrons jamais plus. » L’enfant en mon sein est fait pour l’éternité. 

Et peu importe les trésors pour la terre. De toute façon, je sais qu’au bout du compte, nous ne manquerons de rien.

La mort

Sauf qu’après huit semaines de grossesse, tout s’est arrêté de manière abrupte. « Tu as fait un avortement spontané », m’a dit le médecin, bien désolé pour moi. « Écoute, une grossesse sur trois se termine en fausse-couche. Ma blonde elle-même en a fait deux. Mais ne t’inquiète pas, tu es jeune. Tu pourras avoir d’autres enfants, j’en suis sûr ».

« Oui, c’est vrai. Mais je voulais celui-là. J’attendais celui-là… », que je me suis dit en moi-même.

Et il y a eu tous les autres bons mots. Comme Job qui reçoit la visite de tout un chacun après ses malheurs, j’ai moi aussi été confrontée à une foule de consolateurs :

« Ça veut dire que c’était mieux ainsi. »

« Dis-toi que vous avez la chance d’avoir déjà un fils merveilleux ! »

« Au moins il avait seulement huit semaines. Imagine, j’ai une collègue qui a perdu son bébé à huit mois de grossesse. C’est ben pire ! »

« Dieu, dans sa providence, a vu que ce n’était pas le temps pour toi de devenir mère une seconde fois. »

« Il faut voir le bon côté : la vie vous a épargné un enfant difficile, je veux dire, possiblement handicapé… »

Cette expérience m’a fait mieux comprendre les paroles que me répète souvent mon directeur spirituel : « Seul Dieu peut véritablement consoler ton cœur. » 

Et de fait, la consolation est venue…

La sépulture

Le lendemain de ma visite à l’hôpital, dans la toilette, j’ai trouvé mon petit embryon. Prise de panique, j’ai appelé mon mari. « Qu’est-ce qu’on fait ? Le médecin m’a dit de flusher. Mais ça n’a pas de sens… C’est notre enfant après tout… »

Je me suis finalement décidée à le prendre dans mes mains, non sans, je l’avoue, une certaine répulsion. Touchant sa peau visqueuse, ces versets du psaume 30 me sont revenus en tête :

« Je suis la risée de mes adversaires et même de mes voisins, je fais peur à mes amis (s’ils me voient dans la rue, ils me fuient).
On m’ignore comme un mort oublié, comme une chose qu’on jette. » (Ps 30, 12-13)

J’ai pensé : « Au fond, un embryon ressemble au Christ sur la croix. Rejeté de tous, même – trop souvent – de ses propres parents. »

Comme le Christ sur la croix, un embryon ne ressemble de prime abord pas à un homme. « Il était si défiguré qu’il ne ressemblait plus à un homme ; il n’avait plus l’apparence d’un fils d’homme. » (Is 52, 14)

Un embryon pour le ciel

Mais en examinant les petits yeux de mon embryon, son visage et le début de ses membres, l’évidence s’est imposée à moi : « Ecce homo – Voici l’homme. »

– Comment l’appellerons-nous ? Il faut un nom qui convienne aussi bien pour une fille que pour un garçon.
– Pascal/Pascale ? Pour le passage de la mort à la résurrection ?
– C’est beau. Mais ça me fait trop penser au gars avec qui on jouait au basket.
– Raphaël/Raphaëlle ?
– Là ça fait trop penser au prof de philo du même nom… Je sais : André/Andrée. Comme le disciple qui a annoncé à Pierre que Jésus était le messie. Comme ma grand-mère qui est morte cette année. Et parce que « André », en grec, veut dire « homme ». Parfait pour ce petit être dont la société ne reconnait pas l’humanité.
– Ainsi en sera-t-il. 

Une semaine plus tard, au chalet familial de mon mari à Saint-Michel-de-Bellechasse, le fleuve bien en vue, nous avons enterré André/Andrée. Un prêtre a proclamé l’Évangile qui m’avait touché à la découverte de cette seconde grossesse :

« … Faites-vous des trésors dans le ciel… Car là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur. » (Mt 6, 20-21)

En écoutant de nouveau cette Parole de Dieu, j’ai expérimenté la vérité dont me parlait mon directeur spirituel. Vraiment, seul le Seigneur peut consoler les cœurs blessés.

Ce second enfant ne sera pas oublié. Il restera mon trésor. Sa courte vie terrestre n’aura pas été inutile. Ce petit embryon a apporté au ciel, avec lui, une partie de mon cœur. Et je rends grâce à Dieu pour ce don.


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