L’Iran va peut-être passer un séjour à l’Est, pendant un certain temps, jusqu’à ce que l’Amérique prenne congé du Moyen-Orient.
Par Alastair Crooke – Le 2 août 2021 – Source Strategic Culture
Six cycles de négociations à Vienne pour relancer le JCPOA de 2015 n’ont abouti à aucun accord. Le Comité de mise en œuvre du Conseil suprême de sécurité nationale iranien (SNSC) a donc conclu que ces cycles de pourparlers indirects n’ont pas abouti, car Washington n’a pas été persuadé de lever toutes les sanctions, ni de fournir une garantie de ne pas se retirer une nouvelle fois de l’accord.
Pourtant, de nombreux responsables politiques et observateurs occidentaux estiment qu’en fin de compte, les dirigeants iraniens restent intéressés par la conclusion d’un accord. Cela a conduit à un optimisme presque universel, selon lequel l’accord sera finalement relancé, que l’Iran le souhaite, qu’il a manifestement engagé un dialogue indirect avec les États-Unis à Vienne et qu’il a également fait preuve de pragmatisme en 2015. Et qu’il bénéficierait d’un accord, tant sur le plan économique que sur celui de la capacité à développer son programme nucléaire à long terme.
La nouvelle administration en Iran commencera son mandat le 5 août. Il semble donc qu’un nouveau cycle de négociations soit improbable avant septembre. Le climat d’optimisme qui régnait auparavant à Washington est toutefois en train de se dégrader rapidement. « Notre message est le suivant : le temps supplémentaire n’arrangera pas la situation de l’Iran, même s’il le pense », a déclaré un haut fonctionnaire américain à Laura Rosen lors d’une interview cette semaine. « [Blinken] a été très clair sur le fait que notre enthousiasme pour le JCPOA diminue chaque jour qui passe… maintenant, nous nous engageons dans ce qui pourrait arriver – s’il n’y a pas de résultat. En fin de compte, cela ressemblera beaucoup au passé – pression des sanctions, autres formes de pression et offre persistante de négociations. Il s’agira de savoir combien de temps il faudra aux Iraniens pour se rendre compte que nous n’allons pas patienter pour les attendre. »
Le responsable américain a déclaré que l’équipe autour de Raïssi pourrait mal calculer les pressions auxquelles l’Iran pourrait être confronté : « Certaines des personnes qui accompagnent Raïssi […] pensent qu’elles ont reçu le meilleur coup de poing que les Américains pouvaient leur donner et que tout va bien maintenant », a-t-il déclaré. « Leur erreur d’analyse critique, c’est que la pression maximale sous l’administration précédente ne ressemblera pas à cela, sous celle-ci. Si nous revenons à la situation [où il y a un consensus international] selon laquelle il n’y a pas d’accord à cause de l’Iran – ils seront confrontés à la situation de 2012, et non de 2019 : ce n’est pas bon pour eux. Ils font une erreur fondamentale d’interprétation ».
Raïssi et son équipe de politique étrangère sont manifestement confrontés à de très sérieux obstacles pour parvenir à une « mise en œuvre adéquate » du JCPOA, ce qui, selon Raïssi, fait défaut depuis le début. Selon lui, seul un gouvernement puissant en Iran peut y parvenir. L’équipe de Raïssi adoptera une position ferme lors de tout nouveau dialogue, en insistant sur les exigences de l’Iran, en offrant peu de concessions et en poursuivant l’évolution du programme nucléaire. Il est implicite dans cette approche que tout accord nécessitera de nouvelles concessions de la part des États-Unis.
Le fait est que nous semblons nous rapprocher rapidement d’un point où le rétablissement du JCPOA n’est plus à l’ordre du jour pour personne. Un tel scénario augmente clairement le risque de guerre et de tension. Les Iraniens sont des stratèges et auront pleinement pris en considération cette perspective. Ainsi, à l’heure où Israël élabore son « dossier Raïssi » et envisage une action contestable pour faire dérailler le programme nucléaire, l’Iran et ses alliés préparent leur riposte dissuasive.
La récente liste d’obstacles sur la voie des négociations, dressée par l’envoyé de l’Iran auprès de l’AIEA, ressemble en effet à un catalogue décourageant d’objectifs volatiles de la part des États-Unis et de l’UE : de la doctrine initiale de « non-enrichissement de l’uranium » à une « sortie » moins d’un an plus tard, puis à cette même échéance, s’ajoute l’assurance que l’Iran entamera immédiatement des négociations sur ses missiles avec la région et les États-Unis, avant tout retour au JCPOA.
L’avenir nous dira toutes les conséquences des erreurs qui ont conduit à cette situation. Mais, pour l’heure, les responsables américains insistent sur le fait que c’est l’Iran qui interprète mal sa position ; mais on peut également affirmer que les États-Unis interprètent mal l’évolution de la situation stratégique dans la région – et même dans le monde – et la mesure dans laquelle l’humeur du peuple iranien a évolué vers le point de vue des principalistes, au cours des quatre dernières années.
Les prémisses sur lesquelles reposait le « récit d’optimisme » selon lequel un accord était une issue inévitable n’ont jamais été examinées de manière critique en Occident. En fait, elles n’ont pas été abordées du tout. Pourquoi supposer que l’Iran reviendrait tout simplement sur ses exigences de négociation (alors que le scénario précédent se rapportait à une époque iranienne très différente), qu’un nouveau président iranien de tendance différente n’affecterait pas le calcul des négociations (alors que le balancier de la politique intérieure iranienne a changé de manière si décisive ?) et que la situation économique ne pourrait être améliorée que par un retour au JCPOA (alors que nous ne disposons que d’une minuscule perspective sur les échanges et les projets économiques entre l’Iran, la Chine et la Russie) ? Non, l’Occident s’est enfermé dans des récits simplistes qui vont se révéler inadaptés aux besoins actuels.
Un commentateur iranien de haut niveau a toutefois bien résumé les raisons de l’échec de ces six rounds : la partie américaine, dit-il, envisage une version actualisée de l’accord nucléaire. Et elle s’attend à ce que l’Iran accepte encore plus de restrictions que ce qu’il a accepté en 2015, or les États-Unis ne veulent pas faire de concessions, ne serait-ce qu’autant qu’en 2015.
De plus, depuis leur retrait de l’accord en 2018, les États-Unis ont fortifié leur mur de sanctions en ajoutant de multiples couches aux sanctions nucléaires secondaires, en violation du paragraphe 25 du JCPOA : « ce qui signifie que même si les sanctions [spécifiquement nucléaires] sont levées [et pas seulement suspendues par décret], cela n’affectera pas notre économie, mais rendra plutôt notre économie otage de la formule américaine » .
Le sentiment qui prévaut dans le camp de l’équipe Raïssi peut être résumé, selon un commentateur sur le terrain, par une remarque du chargé de liaison de Raïssi au ministère des affaires étrangères, Ali Baqeri-Kani : « seul un gouvernement soumis aurait accepté les restrictions que l’Iran a acceptées dans le JCPOA » .
Alors, que signifie le fait que la fenêtre de négociation de Vienne, aujourd’hui à peine entrouverte, se ferme bientôt complètement ? Eh bien, le responsable américain anonyme cité par Laura Rosen a fait état de nouvelles pressions imposées à l’Iran (avant même la fin des négociations) : « Il n’y a plus grand-chose à sanctionner dans l’économie iranienne », a déclaré un responsable américain la semaine dernière : « Les ventes de pétrole de l’Iran à la Chine sont la cible principale : un plan prévoit d’étouffer les ventes de pétrole brut de l’Iran à la Chine. Et si les pourparlers échouent, les prochaines étapes consisteraient à appliquer de manière agressive les sanctions actuelles interdisant d’office les transactions avec l’industrie pétrolière et maritime iranienne, par le biais de nouvelles désignations ou d’actions en justice », ont déclaré les responsables.
Mais ce qui n’a pas été dit par le fonctionnaire, c’est l’option pour les États-Unis de mettre une action militaire sur la table. Implicitement, elle était là depuis le début.
Sauf que… le monde a changé. Et avec lui, l’équilibre stratégique militaire a également changé : Israël et les États-Unis ont toujours une puissance militaire ; leurs forces aériennes peuvent réduire des villes en ruines. Tout peut sembler identique, mais tout est différent. Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. Israël et les États-Unis n’ont plus l’« avantage » .
Les Israéliens sont libres dans le ciel de Gaza, mais ailleurs, cette « liberté » est limitée par des systèmes de défense aérienne. Plus fondamentalement, la puissance militaire israélienne est fortement dissuadée par les dizaines de milliers de missiles de croisière intelligents qui volent au ras du sol et les drones en essaim coordonnés par l’IA – tous deux capables d’échapper aux radars et aux défenses aériennes – qui entourent les bases israéliennes et américaines au Moyen-Orient. Les responsables israéliens de la sécurité reconnaissent déjà qu’une attaque contre les installations nucléaires iraniennes serait « problématique ».
Elle le serait. En effet, les missiles iraniens sont dissimulés, dispersés sur un terrain complexe et profondément enterrés. Et un conflit avec l’Iran déclencherait probablement une guerre longue et multi-frontale au Moyen-Orient. Israël serait-il capable de supporter une telle « pluie » de missiles sur la population de sa patrie ?
La menace américaine d’un consensus international contre l’Iran – semblable à celui de 2012 – est-elle alors plus plausible ? Consensus … ? Dans un article récent paru dans Asia Times et publié par « Spengler », « Réveille-toi, Amérique : Le monde n’est tout simplement pas intéressé par toi », Goldman, qui a fait partie de l’équipe de politique étrangère de Ted Cruz pendant la campagne de 2016, écrit : « il est inutile de se plaindre lorsque les alliés de l’Amérique demandent, de manière explicite, « Qu’avez-vous [les États-Unis] fait pour nous dernièrement ? ». Pour une grande partie du monde, l’Amérique ressemble à une puissance en déclin – précisément parce qu’elle est une puissance en déclin ».
Qu’en est-il alors du consensus international façon 2012 ? Washington n’a-t-il pas remarqué qu’il n’y en a pas : comme pour l’aspiration de Washington à empêcher la Russie d’acheminer son gaz vers l’Europe, via Nordstream 2 ? N’ont-ils pas remarqué la fracture de la politique mondiale ? Oui, l’Europe est veule et suivra les États-Unis, quoi qu’il arrive, mais cela ne constitue pas un consensus mondial.
Au Moyen-Orient, les gens lisent les nouvelles. Ils savent que l’establishment américain veut enlever le sable des sandales de sa « vieille guerre » : la « grande guerre contre le terrorisme » (centrée sur le Moyen-Orient islamique), et pivoter vers quelque chose de tout à fait différent (et plus confortable) – vers le nouveau/ancien projet brillant de « compétition entre grandes puissances » (c’est-à-dire affronter la Chine).
« Nous n’allons pas patienter pour l’Iran », tonne le responsable américain. Vraiment ? Peut-être que l’Iran se tournera vers l’Est, pendant un certain temps, jusqu’à ce que l’Amérique se retire du Moyen-Orient. Les États-Unis finiront par dire « oui », mais Israël ne le pourra pas. Que se passera-t-il alors ? Voilà une question…
Alastair Crooke
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
Adblock test (Why?)
Source : Lire l'article complet par Le Saker Francophone
Source: Lire l'article complet de Le Saker Francophone