Discussion entre Vanessa Codaccioni et Eléonore Weber
Nous retrouvons Vanessa Codaccioni et Eléonore Weber dans un café. La première est historienne et politologue, spécialiste de la justice pénale et de la répression ; la seconde autrice, metteuse en scène et réalisatrice. Toutes deux observent les mécanismes de répression, de surveillance et de délation à l’œuvre au plus haut niveau des États : qui nous surveille ? selon quels procédés ? avec quels objectifs ? Le dernier film d’Eléonore Weber, Il n’y aura plus de nuit, est un montage de vidéos de frappes américaine et française sur des zones de guerre impérialiste (Afghanistan, Irak, Pakistan), enregistrées par les caméras infrarouges d’hélicoptères. Le spectateur voit ainsi ce que voit le soldat, avant de mettre à mort un ensemble de pixels. Le dernier ouvrage de Vanessa Codaccioni, La Société de vigilance, est sous-titré » Auto-surveillance, délation et haines sécuritaires » : il éclaire l’avènement de nos sociétés de contrôle permanent. Traçage, fichage, vidéosurveillance, signalements à grande échelle : la résistance est faible. Nous tenions à les faire se rencontrer.
Les images du film Il n’y aura plus de nuit proviennent d’Internet et sont en libre accès. Que nous disent-elles de l’appareil d’État ?
Vanessa Codaccioni : L’État veut voir des corps menaçants, des corps dangereux, et il veut aussi montrer qu’il les voit, qu’il les surveille et qu’il peut les éliminer. Autrement dit, à travers ces images, on voit la puissance de l’État et sa capacité à surveiller, à sécuriser et à tuer. Les agents de l’État construisent des menaces rien qu’en regardant, en contrôlant, en perquisitionnant, en arrêtant dans la rue. C’est une manière d’attirer l’œil et le regard citoyen sur des corps devenus dès lors dangereux. Dans le film, on ne les voit même pas, ces corps : on les devine talibans, on les devine dangereux, on les devine terroristes : mais en réalité on n’en sait rien. Que les pilotes regardent ces corps suffit à en faire des corps dangereux — et donc tuables. On sait aussi très bien que l’État choisit de visibiliser certaines actions de répression plutôt que d’autres. Pourquoi certaines sont-elles accessibles ? Pourquoi d’autres ne le sont pas ? Sans doute parce qu’il s’agit de faire croire que l’État est transparent alors que nous sommes dans un moment où les gouvernements veulent de plus en plus invisibiliser la répression et nous empêcher de regarder ce qu’ils font, notamment en matière de lutte antiterroriste. Il est intéressant de rappeler que le 30 juin 2021, une loi a été votée au Sénat : les archives — notamment celles des services de renseignement — ne seront plus accessibles. Ce qui montre que nous sommes dans un contexte où, précisément, on peut de moins en moins voir ce que font les agents de l’État en matière de punition et de répression — que ce soit l’armée, la police ou les services de renseignement. Les images, comme celles d’Il n’y aura plus de nuit, nous semblent donc extraordinaires, interdites, secrètes — alors qu’il devrait être normal d’y avoir accès.
« Nous sommes dans un moment où les gouvernements veulent de plus en plus invisibiliser la répression et nous empêcher de regarder ce qu’ils font. [Vanessa Codaccioni] »
Eléonore Weber : Ces images ont été publiées par des soldats et non par les armées. Ils ont l’obligation d’enregistrer sur une clé USB chacune de leurs missions : il leur est très facile de les publier ensuite. Ils le font en toute illégalité. Je ne suis pas allée fouiller dans des archives inaccessibles pour trouver ces images. C’est un spectacle qui existait déjà sur Internet : je n’ai fait que le déplacer, le montrer autrement. L’hypothèse du pilote avec lequel j’ai discuté, c’est qu’après l’affaire Wikileaks révélant la fameuse bavure en Irak, l’armée des EU s’est dit qu’il fallait quand même montrer qu’elle tuait de « vrais » terroristes, et pas seulement des civils. L’armée aurait montré une certaine tolérance concernant la publication de ces images classées secret-défense : en quelque sorte, ça l’arrangeait. C’est une forme de propagande indirecte. Je suis d’accord sur le fait que l’enjeu est double : le pouvoir a à la fois besoin de montrer et de cacher ces images.
Vanessa Codaccioni : C’est l’inverse des actions menées par le lanceur d’alerte, qui ont pour but de faire voir ce qu’on ne veut pas montrer. Ici, il s’agit au contraire de montrer ce qu’ils jugent être bien.
Eléonore Weber : À vrai dire, je n’ai pas eu de scrupule moral à montrer moi-même ces images du fait qu’elle étaient déjà largement diffusées sur le Net. J’en aurais eu davantage si j’avais directement eu accès à des images de l’armée, dont la vocation n’est en effet pas d’être regardée comme on regarde des images de cinéma. Il me semble par ailleurs que leur violence tient précisément au fait qu’elles mettent à distance la violence. Ce qui est violent, c’est qu’il soit supportable de les regarder.
Vanessa Codaccioni : C’est tout l’enjeu de ton film, qui peut se regarder comme un jeu vidéo. Il y a une telle déréalisation des corps, de la mort, de la guerre, comme le dit Grégoire Chamayou dans Théorie du drone… Tu ne sais plus où tu es, si tu es dans un film de science-fiction, dans un jeu vidéo… Et puis, petit à petit, tu réalises.
Eléonore Weber : Ça montre aussi à quel point la guerre est elle-même porteuse d’un projet esthétique. En regardant ces images, on voit comment le pouvoir se représente lui-même et comment il représente le monde.
Vanessa Codaccioni : Ces images peuvent fasciner pour ce qu’elles ne sont pas. Elles peuvent fasciner car elles ont une esthétique qui ne montre précisément pas la mort.
Éléonore Weber : Je pense que le désir de voir la mort est très largement partagé même s’il est plus ou moins assumé. Il y a une séquence dans le film où suite à l’explosion d’une mine, les corps sont littéralement volatilisés et les pilotes continuent de regarder alors qu’il n’y a plus rien à voir. Ils tournent longuement autour de ce vide, eux-mêmes sidérés. C’est l’un des moments où la caméra se détache du viseur…
Dans votre film, Eléonore, le soldat scrute les mouvements des corps. L’observation est un préalable à l’exécution : un seul regard a donc le pouvoir de tuer ?
Eléonore Weber : En principe, tuer par le regard relève de l’impossible. Mais c’est néanmoins un vieux fantasme que la sophistication de ces technologies de guerre est quasiment parvenue à réaliser : celui de l’œil qui tue. La caméra et le viseur sont en effet une seule et même chose dans le dispositif que nos démocraties ont inventé pour faire la guerre. Ce qui pose des questions vertigineuses sur la fonction du regard. C’est d’ailleurs ce qui m’a poussée à faire ce film.
Vanessa Codaccioni : Elle est complexe, cette question. L’acte de regarder peut avoir des conséquences répressives qui peuvent aller jusqu’à faire tuer. Je ne dirais pas « tuer » ; j’insiste sur le « faire tuer ». Regarder l’autre, c’est déjà possiblement en faire un suspect, le considérer comme une menace, comme un corps dangereux. Regarder peut également amener à dénoncer, à signaler un comportement aux autorités, et donc, aboutir à l’intervention des appareils répressifs : perquisition, arrestation, garde à vue, procès, voire exécution extrajudiciaire ou actes de torture peuvent s’ensuivre. Comme c’est le cas au camp de Guantánamo, dans lequel se trouvent, ou se sont trouvés, emprisonnés des gens dénoncés. L’œil peut ainsi être le préalable à des formes de répression extrêmement graves qui peuvent aller jusqu’à la mort.
« C’est Obama qui a imposé l’idée selon laquelle, puisqu’il est trop compliqué de faire des prisonniers, il vaut mieux les tuer. [Eléonore Weber] »
Eléonore Weber : Sauf que sur le terrain de la guerre, ce n’est précisément pas un simple préalable. Il y a une jonction étroite tête-caméra-canon, et donc un lien presque instantané entre voir et tuer. Mais je te rejoins quand tu dis que filmer quelqu’un, le surveiller, fait d’emblée de lui une menace potentielle. Il y a aussi cette notion de légitime défense différée, très utilisée dans ces guerres-là : elle permet de considérer que l’on est autorisé à tirer sur un individu de manière préventive, avant même qu’il ne constitue une menace réelle. C’est ainsi que les soldats israéliens ont justifié le fait de tirer sur de simples manifestants, en prévision d’une hypothétique attaque terroriste.
Vanessa Codaccioni : Cette notion de légitime défense, appliquée à la lutte antiterroriste, est très intéressante. Les EU ont fait un coup spectaculaire en inventant une riposte défensive contre des groupes terroristes — ce qui n’existait pas auparavant en droit international —, qui leur permet d’intervenir militairement un peu partout au nom de la légitime défense. On leur a accordé un droit de tuer en son nom.
Eléonore Weber : C’est toute la doxa forgée sous Obama. C’est lui qui a imposé l’idée selon laquelle, puisqu’il est trop compliqué de faire des prisonniers, il vaut mieux les tuer. Avant ça, rappelons qu’il y a eu Abou Ghraib ! Le scandale qu’ont suscité les exactions commises dans cette prison a participé au développement de cette nouvelle idéologie des armées occidentales, cette licence to kill.
Vanessa Codaccioni : Ça montre deux choses fondamentales. Premièrement, qu’on a de nouvelles interactions entre des États qui veulent tuer et des terroristes dits islamistes qui souvent ne veulent pas être pris, et qui se font donc mourir. Deuxièmement, que les modalités et les formes de la répression changent : dans ce cadre-là, il n’y a plus de procès. En tout cas, les procès d’ennemis intérieurs deviennent de moins en moins importants. Surtout, ce qui prime désormais, c’est l’invisibilisation : Abou Ghraib, Guantánamo et les exécutions extralégales participent de la disparition des corps ennemis, mais aussi de la moindre visibilité de la violence étatique.
Faire la guerre « d’en haut » avec des drones, avions ou hélicoptères, est-ce considéré par l’armée comme plus « éthique » qu’un conflit sur le terrain ?
Eléonore Weber : Les gens se demandent ce qu’est une « guerre juste », si tant est qu’une guerre puisse l’être. Dans le cas de soldats qui visent d’en haut et bombardent des cibles désarmées ou peu armées, nous ne sommes en effet plus dans un contexte de guerre classique où deux armées se font face, ce qui entraîne un grand flou juridique. La Convention de Genève n’est la plupart du temps pas applicable, car les talibans, les « insurgés » ou les groupes islamistes ne l’ont évidemment pas signée, n’étant pas habilités à le faire. Du coup, les démocraties sont en quelque sorte condamnées à définir elles-mêmes ce qu’il est ou non possible de faire. La puissance se donne ses propres limites : autant dire que dans ces conditions, elle ne s’en donne pas… Aucune convention ne l’y oblige. Dans mon film, on voit régulièrement des hélicoptères s’acharner sur des blessés, leur tirer plusieurs fois dessus. Cette grande asymétrie n’est pas sans poser question aux états-majors occidentaux, qui semblent n’avoir aujourd’hui qu’un seul principe éthique : celui de l’immunité de leurs propres soldats. Ceux-ci sont désormais hors d’atteinte et l’objectif des armées est le suivant : « Zéro mort chez nous. »
Vanessa Codaccioni : Sans qu’ils considèrent ceux qui sont en face comme des humains.
Eléonore Weber : Oui, cette manière de mener la guerre s’accompagne d’une négation radicale de l’autre, qui est destitué de son humanité. C’est d’ailleurs sensible dans les images que je montre : on ne voit pas les visages, on n’entend pas les voix. L’autre n’est plus qu’une figurine luminescente condamnée au silence.
« Cette manière de mener la guerre s’accompagne d’une négation radicale de l’autre, qui est destitué de son humanité. [Eléonore Weber] »
Vanessa Codaccioni : « Les terroristes ne sont pas des hommes : ce sont des bêtes », voilà un argumentaire qui vise à dénier à ceux soupçonnés de l’être la possibilité de bénéficier de droits et de garanties fondamentales. « Ce sont des bêtes » à qui on peut tout faire : à qui on peut donner la mort, bien sûr, mais qu’on peut aussi torturer. Et toutes les justifications de la torture aux EU vont précisément passer par ce genre de rhétorique.
Eléonore Weber : Grâce à ces justifications, l’État et le gouvernement peuvent eux-mêmes commettre des actes atroces.
Vanessa Codaccioni : Ils commettent des exactions. C’est ce que Jacques Derrida appelle l’auto-immunisation : on va s’injecter un peu de la violence des ennemis à combattre pour y faire face. On peut évoquer une sorte de symétrisation des violences : à la violence, à la barbarie et aux exactions, parfois seulement supposées, vont répondre la barbarie et la violence étatiques, légitimées et légalisées.
Eléonore Weber : Et ça, c’est bien une trace, le reste d’une logique qui voudrait que l’on applique une règle commune à ce qu’on peut faire ou non à l’autre. Et comme dans ce cas il n’y a pas de règles communes et qu’il est complètement impossible de placer de limites, alors l’horreur peut commencer.
Le spectateur, dans Il n’y aura plus de nuit, est confronté à des images de guerre vues d’en haut ; il regarde ces images du point de vue du soldat qui les filme. Que voit le spectateur que le soldat ne voit pas, lorsqu’il regarde le film ?
Eléonore Weber : Le spectateur voit comment le soldat regarde. Et peut-être qu’à force d’être confronté à ces images, il finit aussi par se voir les regardant. La voix off ouvre un espace de pensée : je l’ai écrite afin qu’elle permette au spectateur de ne pas être assigné à la place du tueur. Le soldat, lui, est englouti dans sa propre pulsion insatiable. Il ne se voit pas agir car aucun regard ne se porte sur lui. Je crois que le spectateur voit, au bout du compte, ce que c’est que voir, il est aux prises avec sa propre pulsion scopique.
Vanessa Codaccioni : Il y a quand même un piège dans ces images. D’une part la déréalisation, et d’autre part le fait de s’assimiler à celui qui regarde, qui va tirer ou qui cible. C’est un danger dans une société où on nous incite justement à développer un regard et un œil sécuritaires.
Eléonore Weber : C’est pour ça que j’ai fait ce film, pour ajouter un autre terme à ce regard appareillé, à cet œil-machine. Cet autre terme, c’est le regard du spectateur — à commencer par le mien. C’est aussi pour moi une manière de contredire l’ambition de ces technologies, qui est d’annihiler toute forme de subjectivité. Dans le film, à certains moments, le spectateur peut en effet aller jusqu’à ressentir lui-même l’envie de tirer. Mais je pense qu’il a ensuite l’espace pour se ressaisir et avoir un rapport réflexif vis-à-vis de sa propre position.
Vanessa Codaccioni : Heureusement qu’il y a tout un travail de détournement de ces images — et la voix off qui les accompagne participe de ce détournement. Mais si tu prends les images brutes de ces missions, il y a un risque d’assimilation : d’où la nécessité de recontextualiser. Après, si on coupe le son, chacune et chacun peut les regarder de façon totalement différente : de manière totalement outragée, alarmiste, inquiète, ou d’autres manières. Quelqu’un qui est fasciné par la mort, ou par le pouvoir d’État précisément, peut y trouver un objet de satisfaction — et même de plaisir.
Eléonore Weber : Le risque en effet serait de penser en voyant ce film que l’État est décidément tout-puissant, et d’en être rassuré. Aucun spectateur ne m’a fait ce retour, à vrai dire, et je ne crois pas que le film suscite ce type de réaction…
En octobre 2019, Emmanuel Macron a appelé la nation à se mobiliser pour faire face à « l’hydre islamiste » : « une société de vigilance, voilà ce qu’il nous revient de bâtir ».
Vanessa Codaccioni : La vigilance, c’est un joli terme. Le philosophe Frédéric Gros parle d’ailleurs de la vigilance comme étant une manifestation de la bienveillance. Être vigilant, c’est demander à l’autre comment il va, ce qu’il a fait de sa journée, s’assurer que tout va bien. Le problème est que sa définition a changé et que nous vivons dans une société d’injonctions à la vigilance sécuritaire : se surveiller les uns les autres, regarder l’autre, l’espionner, voire le harceler, voilà ce qu’on nous demande de faire. Et quand Emmanuel Macron prononce cette phrase, il participe activement à cet appel à la vigilance sécuritaire, à l’autosurveillance, et même à la délation. D’ailleurs, à cette phrase, il ajoute qu’il faut « repérer les petits riens » qui signalent un éloignement d’avec la République.
« Se surveiller les uns les autres, regarder l’autre, l’espionner, voire le harceler, voilà ce qu’on nous demande de faire. [Vanessa Codaccioni] »
Eléonore Weber : C’est terrible, cet emploi de l’expression « les petits riens »…
Vanessa Codaccioni : Oui. Cette prise de parole, qui s’adressait en particulier aux fonctionnaires, a fait scandale. Trois jours après — lien ou pas —, les membres de la communauté universitaire de Cergy-Pontoise ont reçu une grille de signes de radicalisation qu’ils devaient dénoncer : le port de la barbe sans moustache, d’une djellaba, l’absentéisme aux heures de prière, etc. Les critiques ont été telles qu’ils ont retiré cette grille de comportements devant être considérés comme suspects.
Dans Il n’y aura plus de nuit, les corps qui apparaissent à l’écran ne peuvent être vus en détail selon une telle grille. Ils représentent simplement des corps et, parce que les soldats les visent, ils relèvent de la menace…
Eléonore Weber : Plus que « simplement des corps », ils représentent un agrégat de pixels. Les spectatrices et les spectateurs ont très peu renvoyé ces silhouettes fantomatiques à leurs identités particulières. Ce qui n’est pas si surprenant, car ces images ont pour effet de déréaliser les corps et les paysages. Si j’ai moi-même choisi de mettre hors champ la dimension géopolitique, de ne donner aucun repère concernant le pays ou l’année de l’intervention, c’est pour renforcer encore cet effet de lissage. Je voulais montrer à quel point ce système de surveillance homogénéise le paysage, le terrain de guerre et…
Vanessa Codaccioni : Et les corps !
Eléonore Weber : Et les corps, oui. Il y a presque une contradiction entre la stratégie de la vigilance dont tu parles, consistant à déceler « les petits riens » qui identifieraient une personne, et un système de surveillance qui désincarne et déshumanise suffisamment les corps pour qu’aucune particularité, ou presque, ne soit repérable. Sur le théâtre des opérations, le soldat doit malgré tout opérer des distinctions, entre le port d’un objet inoffensif et celui d’une kalachnikov, par exemple. Mais on s’aperçoit que plus ils cherchent à savoir et à voir, plus ils commettent des erreurs.
Vanessa Codaccioni : Je ne pense pas qu’il y ait de contradiction fondamentale : ces deux volets se complètent. D’un côté, il y a la surveillance de l’État et de ses institutions répressives, qui est massive, englobante et fonctionne sur la présomption de culpabilité. De l’autre, il y a l’œil du citoyen qui, lui, doit fouiller, chercher et trier entre le bon et le mauvais musulman : dans la rue, le centre commercial, le métro, etc. Ce qui est vrai en revanche, c’est qu’il ne s’agit pas des mêmes formes de répression. L’une renvoie au fait de surveiller, de débusquer, tandis que l’autre, à laquelle fait écho ton film, renvoie aux exécutions extralégales et au « faire mourir ». Et « faire mourir » — selon une expression de Michel Foucault —, ce n’est évidemment pas la même chose que surveiller, débusquer.
Qu’est-ce qui est le plus dangereux : la technologie qui tue ou celui qui la manie ?
Vanessa Codaccioni : J’aurais tendance à dire que les deux sont très dangereux, que ça dépend des formes et des niveaux de répression exercés. S’il s’agit de répression étatique, les hommes sont interchangeables : l’homme derrière la machine peut être éjecté et remplacé à tout-va. Ainsi, peu importe celui qui est derrière la caméra de reconnaissance faciale ou derrière le drone : les hommes changeront, la machine restera. C’est comme une institution, au sens qu’en donne le sociologue Émile Durkheim : quelque chose qui survit à l’homme. La machine aussi survit à l’homme, bien qu’elle soit créée et utilisée par lui. La véritable question est celle de l’autonomie et des ressources dont dispose, non pas celui qui construit et pense la machine, mais celui qui la fait fonctionner contre des cibles qui lui ont été désignées. Et il y a aussi des formes de répression privées, exercées par des citoyens contre d’autres citoyens. Ceux qui patrouillent armés dans les rues aux États-Unis par exemple, mais aussi ceux qui participent à la surveillance latérale. Là il n’y a pas de machine, ni de technologie : l’œil seul suffit, et ce sont nos propres organes qui servent de surveillance. C’est tout aussi dangereux ; mais il me semble qu’ici la variable humaine réintroduit de l’aléatoire.
« En tant que citoyens, en tant que consommateurs surtout, ne sommes-nous pas également toutes et tous interchangeables ? [Éléonore Weber] »
Eléonore Weber : J’ai une position assez différente. On parle beaucoup d’une autonomisation de la machine, et particulièrement de la machine de guerre, grâce à la technologie. On fantasme sur le fait que des drones totalement autonomes — il est vrai qu’ils existent — finiront par remplacer les hélicoptères et les drones pilotés par des humains. Or, en réalité, chaque fois qu’on a fantasmé sur tout ça — les soldats-robots et autres —, ça ne s’est jamais vraiment réalisé. Je pense au contraire qu’à mesure que ces technologies se développent, elles ont de plus en plus besoin qu’il y ait quelqu’un derrière la caméra. Les caméras dont sont dotés les hélicoptères ont aujourd’hui une « puissance de voir » bien plus intense que celles qu’on utilise au cinéma. Et cette puissance de voir sollicite un regard qui cadre et qui scrute, pour deux raisons : d’abord parce qu’elle procure une forme de plaisir ou de jouissance, liée précisément au désir de voir, à la pulsion scopique. Et il faut bien que quelqu’un puisse jouir de cette position de toute-puissance. Ensuite, parce qu’il n’y a aucune raison de se passer d’un sujet humain pour exercer ce type de cruauté. Le désir de voir — pulsion très humaine — qui est en jeu dans cette manière de faire la guerre est au contraire mis au service du projet de mort. D’ailleurs, si ces images étaient « purement opératoires », comme disait Farocki, si elles n’avaient aucun lien avec le cinéma, il n’aurait pas été possible d’en faire un film. Les spectateurs n’auraient pas pu les regarder durant une heure quinze. Cette passion de voir est, je crois, commune au pilote, au cinéaste et au spectateur. Et puis les pilotes doutent, ils ne sont jamais sûrs de ce qu’ils voient. Ce qui ne les empêche d’ailleurs pas de tirer. Celui avec qui j’ai discuté parle même d’une « culture du doute ». Le doute est pour moi le signe qu’il y a bien quelqu’un derrière la caméra. Et l’ambition de supprimer tout aléa humain, ambition qui se trouve au cœur de toute cette entreprise technologique, est selon moi vouée à l’échec, pour le moment en tout cas.
Vanessa Codaccioni : Bien sûr, on sait que les soldats doutent, hésitent, peuvent résister… mais je crois beaucoup, malgré tout, à l’interchangeabilité des hommes qui sont derrière la machine.
Eléonore Weber : Il ne faut pas oublier que les pilotes subissent aussi des traumatismes liés à ce qu’ils ont vu. Il leur arrive de suivre quelqu’un pendant des jours et des jours pour ensuite devoir le tuer…
Vanessa Codaccioni : Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’expérience vécue de la surveillance, qu’elle soit exercée ou qu’elle soit subie. Ce que je veux dire, c’est que même si le pilote d’un drone est en situation de détresse psychologique, il va être remplacé et son désespoir n’aura rien changé, ou très peu.
Eléonore Weber : Le soldat ne fait qu’exécuter les ordres et à ce titre, il est éminemment remplaçable. Les citoyens ont au moins la possibilité de résister à l’arbitraire. Cela dit, les penses-tu tout à fait libres d’inventer et d’exercer cette résistance ? En tant que citoyens, en tant que consommateurs surtout, ne sommes-nous pas également toutes et tous interchangeables ? Nos choix sont loin d’être majoritairement le fruit du libre arbitre.
Vanessa Codaccioni : Oui et non. Il y a un système de violence d’État, un système de répression qui utilise à la fois des dispositifs, ou des technologies, de pouvoir et des sujets citoyens. Il y a plusieurs rapports en jeu à l’intérieur de ce système de répression : le penser, le faire appliquer, le subir, l’observer ou le critiquer. Dans ce dernier cas, on peut écrire, manifester, saisir le droit, mais ce n’est souvent pas suffisant. Ce qu’il faut, c’est supprimer les dispositifs et ce qui les rend possibles, c’est-à-dire soit modifier la pensée répressive d’État, soit légiférer — comme l’a fait Badinter avec la peine de mort. Mais ça, c’est être au pouvoir. Servir le pouvoir limite considérablement les possibilités de résistance : c’est le cas du pilote de drone.
Eléonore Weber : Bien sûr, mais tu es d’accord pour dire qu’ici, c’est davantage idéologique que « machinique ». Par ailleurs, dans des endroits comme Abou Ghraib, certains actes n’ont-ils pas été accomplis par des humains qui y trouvaient leur compte ? C’est-à-dire qui ne se contentaient pas d’exécuter des ordres ?
Vanessa Codaccioni : Il y a une réappropriation personnelle de la pensée répressive et punitive d’État. Selon la trajectoire des individus, leur passé et histoire, leurs ressources, leur adéquation ou non à l’idéologie, il va y avoir des actes plus ou moins violents. Certaines personnes vont se contenter d’appliquer les ordres, d’autres le feront avec bien plus de zèle, voire de monstruosité, puisqu’on parle d’Abou Ghraib. Mais le gardien de prison sera toujours le gardien de prison. Le pilote du drone restera toujours le pilote du drone. Bien sûr qu’il y a du libre arbitre, bien sûr qu’il peut y avoir des décisions personnelles, des résistances, des refus — rares et individuels : mais si on lui demande de tirer, le pilote, dans la plupart des cas, tirera. C’est qu’il y a des ordres, des individus qui les exécutent, et un système qui permet les ordres.
Dans le film, le viseur du soldat évoque le panoptique de Bentham. Il semble omniscient : il voit tout mais personne ne le voit. À la fin, l’objet filmique se retourne et on voit la famille d’un soldat faire des signes à la caméra dans le ciel. Le viseur est vu par ce qui pourrait être sa cible. Le panoptique se brise-t-il à ce moment-là ?
Eléonore Weber : C’est le seul contrechamp du film. Si je l’ai mis, c’est précisément pour qu’on se saisisse du fait qu’il n’y en a pas le reste du temps. Ce sont des enfants américains qui filment, du sol, leur père alors que son hélicoptère part s’entraîner. On n’est donc pas au Moyen-Orient, et il ne s’agit pas d’une opération de guerre. Le sens politique et esthétique de cet ultime retournement est en réalité de montrer que les images du pouvoir sont, par définition, sans contrechamp, comme le remarquait déjà Serge Daney lors de la première guerre en Irak.
Vanessa Codaccioni : Est-ce que le panoptique se brise à ce moment-là ? Je n’en suis pas certaine.
« Nous sommes aujourd’hui à la fois les prisonniers de la prison de Bentham et à la fois ses surveillants. [Vanessa Codaccioni] »
Eléonore Weber : Non, parce que c’est une image qui fait exception. On est aux États-Unis, ces enfants filment leur père et ça n’a rien à voir avec la guerre. Le panoptique se brise à un autre moment selon moi, quand des civils jouent avec des lasers. C’est une pratique assez répandue dans d’autres pays que le nôtre : projeter des faisceaux laser sur les hélicoptères ou les immeubles pour faire croire à une attaque, et duper les forces de l’ordre. J’ai trouvé un certain nombre de séquences de ce type. On voit ensuite la police arrêter toute une famille alors qu’il s’agissait d’un simple jeu, d’une anodine provocation. Pour moi, c’est une petite insolence, une manière de dire « On voit que tu nous vois ». Ça perturbe un instant le dispositif de surveillance, qui repose sur le fait qu’aucun regard ne se porte jamais sur l’œil du pouvoir.
Vanessa Codaccioni : Je ne crois pas que le panoptique se brise, car le panoptique permet de voir sans être vu, ce qui est le cas de l’État. Mais du côté de la population surveillée — selon les théories de Bentham, reprises par Foucault —, ses membres vont modifier leur comportement, se sachant peut-être surveillés. C’est la fonction disciplinaire du panoptique : une personne va éviter de faire certaines choses par peur d’être arrêtée mais elle va aussi, peut-être, montrer qu’elle se sait surveillée. Dans tous les cas, elle accomplit des gestes en raison de la surveillance subie. La surveillance est gagnante ici, donc le panoptique n’est pas renversé. Par ailleurs, je pense qu’on évolue dans une société où le panoptique est complètement élargi : nous sommes aujourd’hui à la fois les prisonniers de la prison de Bentham et à la fois ses surveillants. C’est plutôt dans un panoptique total que nous vivons, et sa fonction disciplinaire n’a jamais été aussi forte : non seulement on se sait surveillés, mais en plus, désormais, on nous demande de surveiller les autres ou de nous surveiller entre nous. Il y a un renforcement total de la société et de la gouvernance panoptiques.
Eléonore Weber : Mais ne peut-on pas dire que lorsque des citoyennes et citoyens filment les forces de l’ordre en manifestation, il y a une inversion du panoptique ?
Vanessa Codaccioni : Non, ce n’est pas une inversion du panoptique. C’est une réaction, une résistance, mais ça ne le retourne pas. On y reste, car il s’agit d’une autre forme de surveillance de l’autre, qui s’exerce parallèlement. Un lanceur d’alerte comme Snowden surveille l’État : même s’il s’agit d’une surveillance du bas vers le haut — regarder ce que font les agents de l’État — et non d’une surveillance descendante, il s’agit toujours d’une forme de surveillance, en réaction à cette dernière. Nous sommes dans le panoptique mais nous pouvons utiliser d’autres types de surveillance pour y résister.
Vanessa Codaccioni, vous écrivez : « Les appels aux injonctions sécuritaires s’ancrent dans une politique de détournement du regard. » Et vous ajoutez que, « Néanmoins, s’il faut bien voir, il ne s’agit pas de regarder ailleurs ». Comment être confronté aux images dans une politique de détournement du regard ?
Vanessa Codaccioni : C’est là que c’est très compliqué. L’État, les gouvernements, les systèmes de répression orientent notre regard et en ont une captation sécuritaire. Nous sommes censés regarder l’autre à travers une lorgnette extrêmement étroite : certaines institutions, certaines activités sociales, certains corps. Comment détourner ce regard-là ? comment regarder ce que l’on n’est pas censé voir ? Ici, c’est toute la question de l’image qui se pose : pouvoir filmer la police, avoir accès aux informations des services de renseignement, avoir accès aux archives. Comment faire pour maintenir notre droit minimum de regard sur l’État dans ces conditions ? comment regarder ailleurs ? d’autres cibles que celles que nous montre l’État ? Je pense qu’effectivement, il faut regarder là où on ne veut pas que l’on regarde. Mais c’est difficile, si on t’empêche de le faire. Il existe quand même des formes d’espoir. Je pense aux colleuses féministes qui incarnent un exemple intéressant de captation militante du regard, et nous incitent à regarder des faits que l’État ne veut pas que l’on voie et sur lesquels les pouvoirs publics n’investissent pas, à savoir les violences conjugales et les féminicides. Leur démarche du collage dans la rue est intéressante parce que ça attire notre regard, ça capte notre attention et ça nous détourne précisément de ce que l’État veut que nous voyions. Ce n’est pas pour rien que j’ai terminé mon livre là-dessus, sur cette réappropriation citoyenne du regard. Les colleuses féministes sont nécessaires dans une société où notre attention est complètement captée par le démarchage, les publicités, nos smartphones, les campagnes politiques, etc.
« L’affichage est une pratique révolutionnaire. C’est intéressant parce que ça utilise des moyens presque archaïques. [Eléonore Weber] »
Eléonore Weber : L’affichage est une pratique révolutionnaire. C’est intéressant parce que ça utilise des moyens presque archaïques, des choses très simples, qui se font dans la rue. Peut-être qu’il faut justement différencier le fait de regarder et celui de surveiller : surveiller son enfant, par exemple, ce n’est pas le regarder. Ces collages ne détournent pas le regard, mais nous font regarder les choses autrement.
Le titre Il n’y aura plus de nuit évoque quelque chose de très pessimiste…
Vanessa Codaccioni : Je reste persuadée qu’il y a des tentatives multiples de tuer la nuit. Comme tu le montres bien dans ton film, même la nuit, la surveillance ne s’arrête pas. On cherche des corps dans la nuit, qui y deviennent visibles.
Eléonore Weber : Il n’y aura plus de nuit, c’est un clin d’œil, une référence au premier verset de l’Apocalypse, à la folle ambition de ces technologies qui se mesurent à la puissance divine. Mais, en réalité, le film n’est pas si pessimiste. Il montre que ce fantasme de tout voir et de faire jour sur toutes choses est voué à l’échec. On ne pourra pas supprimer la nuit. Le faux jour que les caméras les plus récentes parviennent à recréer ne supprime pas la nuit : les étoiles continuent de briller dans l’image.
Rebonds
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Source: Lire l'article complet de Le Grand Soir