par Khider Mesloub.
« Nos Français n’ont pu les réduire à la servitude (…) d’autant que ces barbares accoutumés à la fainéantise ont une si grande horreur de cette condition laborieuse qu’ils tentent n’importe quoi pour se procurer la liberté par la fuite (…). Ils préfèrent se laisser mourir de tristesse et de faim que de vivre esclaves » ~ Jean-Baptiste du Tertre (1610-1687), « Histoire générale des Antilles habitées par les Français »
Dans le système de la démocratie formelle bourgeoise, la politique c’est l’art du changement dans la continuité. Des alternances sans alternative. De la mise en œuvre de la délégation des pouvoirs aux élites pour mieux assurer la relégation sociale du peuple. Son dessein n’est pas de permettre la réalisation des possibilités et des capacités des citoyens, mais de libérer les potentialités financières offertes au capital aux fins de sa valorisation-reproduction prenant la forme légale de l’enrichissement personnel. La politique obéit au marché et corrélativement aux mêmes règles que le marché. À l’instar de tout produit, la politique est une marchandise vendue dans un fracassant tapage publicitaire, mais sans obligation de résultat puisque les promesses n’engagent que ceux qui y croient.
Sous le capitalisme high-tech, nul besoin de contrainte en matière d’asservissement. Car la domestication du corps – extension de la machine-appareil et des consciences – a pris une dimension industrielle, étatique et mondiale. La fabrication des servitudes volontaires s’effectue de manière scientifique : depuis la matière première constituée par l’ensemble des moyens d’endoctrinement idéologique assurés par la cellule familiale, l’école et toutes les instances de conformation et d’uniformisation de la pensée opérées par les médias de propagande (pléonasme ?), jusqu’au produit fini matérialisé par le travailleur moderne servile, aliéné, lui-même métamorphosé en marchandise. L’assujettissement est façonné dès la phase fœtale. L’auto-domination est ainsi programmée dans les gènes du nouveau-né. L’esclavage-salarié balise la destinée du futur enfant. L’intégration des rôles sociaux subalternes est enseignée dès l’école primaire. L’auto-infériorisation s’acquiert au sein de la cellule (carcérale) familiale. Suprême aliénation, la mentalité de colonisé s’épanouit à l’âge adulte où le comportement de soumission infantile et enfantin se révèle dans toute son obéissance programmée. L’homme moderne de la démocratie contemporaine est à la fois le « maître-exécutant » de son esclavage et l’esclave de son maître.
C’est la définition appropriée pour désigner l’homme moderne du capital : homme libre de son esclavage, être libéré pour son asservissement, citoyen électeur de son assujettissement. L’ironie du sort de l’homme moderne produit du capital, c’est qu’il est persuadé d’être un homme libre. Qui plus est, il se croit être plus intelligent que le serf du Moyen-Âge et l’esclave de l’Antiquité. Excepté qu’à la différence de notre homme moderne, le serf et l’esclave étaient conscients d’être des êtres assujettis, dominés respectivement par leur seigneur et leur maître. Ils ne se targuaient pas d’être des hommes libres. Ils ne s’enorgueillissaient pas de leur liberté enchaînée. Ils ne s’enivraient pas de servitude volontaire. Il n’y a pas pire malade qui s’ignore. Il n’y a pas pire ignorant qu’un aliéné.
La majorité des salariés est persuadée d’être libre, indépendante. Depuis quand un salarié est-il indépendant de son employeur ? En vérité, dans le système capitaliste, tout salarié est asservi à son patron, autrement dit c’est un esclave rémunéré, et à ce titre ne dispose d’aucune liberté au cours de sa phase d’exploitation, c’est-à-dire son temps de travail aliéné. Il est corps et âme dévoué à son maître à qui il doit docilité, obéissance, soumission. Une fois franchi le portail de l’entreprise, tout salarié perd sa liberté (de pensée, de conception, d’élaboration, de programmation, de décision : facultés totalement monopolisées par Son patron). Il est dépossédé de soi. Il appartient corps et âme à son maître employeur qui lui impose le planning de production, lui dicte le rythme de travail, lui prescrit les tâches à exécuter, lui assigne les objectifs commerciaux à atteindre, lui ordonne de fournir une rentabilité toujours performante. Heureux l’esclave d’antan qui ne s’enorgueillissait pas de sa condition sociale servile, conscient de son assujettissement forcé. Aujourd’hui, l’esclave-salarié est fier d’exhiber son contrat d’asservissement professionnel, sa fiche de paie d’aliéné heureux et ses quatre semaines de vacances octroyées par son patron pour lui permettre de reconstituer sa force de travail onze mois durant soumise à une exploitation destructrice.
Enivré de servitude, l’homme moderne n’est pas près de se sevrer de son assujettissement éthylique. Son addiction à la servitude est tellement ancrée dans ses veines qu’il lui faudrait des siècles de cure de désintoxication cathartique pour le soigner de sa dépendance. À telle enseigne que, ayant tellement bien intégré les contraintes du capital, il ne conçoit pas une autre existence en dehors de cette société bourgeoise fondée sur l’argent et la valorisation du capital. Dressé démocratiquement en homme libre de sa soumission, il affiche une grande fierté d’être maître de sa servitude : l’homme libre et l’esclave se concentrent dans la même personnalité clivée, aliénée. C’est un homme libre de sa servitude volontaire.
La pédagogie totalitaire capitaliste lui enseigne quotidiennement cette douce et invisible science de la résignation, lui prodigue constamment ces subliminales leçons de la servitude démocratique. La servitude démocratique est cette forme d’esclavage moderne où les citoyens choisissent eux-mêmes électoralement leurs maîtres.
Aujourd’hui, le délitement de la politique s’accélère au rythme de l’effondrement économique. Cette crise de la politique transcende les partis et les hommes politiques, qui à leur corps électoral défendant la subissent. L’érosion politique est profonde, générale. La politique est morte. Plus aucune politique ne parvient à offrir un avenir radieux, si ce n’est un radeau existentiel misérable dans ce naufrage tempétueux économique. Les programmes politiques n’enflamment plus les foules citoyennes, au point qu’elles ne déposent plus leurs espoirs dans ces urnes électorales, devenues funèbres à force d’enfermer leurs désillusions, les trahisons des candidats politiques. L’abstentionnisme est devenu le premier parti politique remportant tous les suffrages des citoyens désabusés, abusés, usés par les politiciens rusés. Le dégoût des politiques a été précipité par la politique des égouts. Pourtant, l’antipolitique doit impliquer la mobilisation des masses contre les rôles sociaux miséreux assignés, imposés par les puissants, et non l’abstention ou la résignation. L’antipolitique exige le dépassement de la politique-spectacle actuelle par la transformation des conditions sociales. D’abord, par le bouleversement de l’ordre existant fondé sur l’exploitation du travail.
À notre ère, le culte du travail est devenu la première croyance mondiale. Avec ses rites scientifiquement chronométrés pour assurer efficacement l’exploitation de ses ouailles, ses multiples temples de production marchande, son paradis consumériste, ses saints patrons vénérés intercesseurs du dieu le capital, ses huit heures d’affilée de prières intensives d’asservissement quotidiennes accomplies au sein de ces bagnes de fabrication, la religion du travail a surpassé les religions monothéistes en matière d’efficacité et du nombre d’adeptes. Le dieu-capital règne en maître absolu sur notre univers créé à son image : à l’effigie du dollar. Le dieu-capital a le visage du golden boy. La bonté de Wall Street. La miséricorde des fonds de pension. L’amour du DRH. Le pacifisme des États-Unis. L’humanité d’Israël. La xénophilie de la France. L’érudition de l’Arabie Saoudite. La chasteté du Maroc. La tolérance religieuse de l’Algérie.
Le culte du travail se pratique par autoflagellation. Son adepte, au cours de ses huit heures d’exploitation sans être prié, agresse son organisme corporel, autodétruit son psychisme, prostitue son intelligence. Le dressage à cette religion du travail demeure le principal objectif de la modernité capitaliste mondiale. Dans cette nouvelle religion de la production effrénée et anarchique, capital et travail ne sont plus antagoniques. Ils constituent, au contraire, un bloc monolithique de valorisation financière de l’accumulation spirituelle du dieu-capital. La seule hérésie salutaire est la suivante : qui est contre le dieu-capital, doit être aussi contre son Prophète, le travail. Pour paraphraser Tahar Djaout : « Le travail, c’est la mort accélérée du corps. Et toi, si tu ne travailles pas, la mort accélérée emporte ton corps. Alors, ne travaille pas et laisse ton corps emporté par la mort ».
L’ironie de l’histoire est qu’au moment où le culte du travail s’est implanté dans tous les cerveaux de l’humanité, le travail s’est converti au chômage, cette nouvelle secte florissante au prosélytisme conquérant. En effet, en vertu de ces lois d’airain de la baisse tendancielle du taux profit, de la robotisation tentaculaire, de la numérisation totalitaire, de la surproduction, les temples d’entreprise partout s’effondrent, les Saints patrons capitalistes déposent le bilan. Conséquence : le travail se raréfie. Pourtant, en dépit de sa raréfaction, de « la fin du travail » selon le livre éponyme de Jeremy Rifkin, les orphelins esclaves-salariés persistent de manière fanatique à lui témoigner une vénération impénitente.
Et pour ceux qui parviennent à s’embaucher (se débaucher) dans ces bagnes de la production (usines, bureaux, magasins, chantiers de construction et écoles, ces institutions légales de la destruction psychologique et somatique), les ravages de cet enfermement se lisent sur leurs visages et leurs corps flétris et délabrés. Dans le capitalisme, la liberté se paye au prix des pathologies professionnelles (objet de notre prochain texte). N’est-ce pas au temps d’Hitler qu’a été affichée au fronton d’un camp de concentration cette inscription : ArbeitMachtFrei : « le travail rend libre » ? Avant d’être inscrite au fronton du camp de concentration d’Auschwitz par les nazis, la devise ArbeitMachtFrei était valorisée par la bourgeoisie, notamment dans l’institution concentrationnaire scolaire, cette antichambre de l’usine, véritable structure pédagogique de dressage à l’obéissance, à la servilité.
Indubitablement, le travail est une catégorie sociale historique. Sémantiquement, en français, le terme travail, originellement employé avec un sens très restreint, usité pour désigner les tâches les plus ingrates et douloureuses accomplies par les membres les plus modestes de la société, a commencé à s’appliquer progressivement, à la faveur du développement du salariat impulsé par la bourgeoisie, avec une connotation méliorative, à toutes sortes d’activités et toutes les catégories sociales. Même les monarques étaient censés désormais « travailler » en quelque sorte, à l’instar des paysans. Le terme anglais moderne a conservé longtemps une partie de la signification primitive du mot « travail » dans son usage archaïque tel que « the travails of Christ » (« les douleurs du Christ »). De même, pour décrire l’accouchement des femmes, le terme longtemps consacré était « travail ».
Sur le plan professionnel, l’activité concrète remplie techniquement par un artisan, mot qui a la même origine qu’artiste, maître de son activité, contrôlant tout le processus de la fabrication, se dégrade avec l’introduction du capitalisme pour devenir, avec la généralisation des fabriques, un « travail abstrait ». En effet, avec la naissance du capitalisme, l’activité concrète devient une forme sociale abstraite (du travail abstrait), car le capitalisme ne reconnaît que les différences quantitatives. Il ne reconnaît pas le contenu social qualitatif réel de l’activité humaine. Dans le système capitaliste, la production sert seulement à augmenter la quantité de richesse sociale abstraite : l’argent se transforme en plus d’argent. Aussi, la valeur travail n’est pas une norme transhistorique mais une norme sociale propre à la modernité capitaliste.
Dans les anciennes sociétés, il n’existait aucune pression sociale abstraite acculant les hommes à être « productifs », au-delà de ce qui était nécessaire à la reproduction de la vie sociale. À plus forte raison, il n’existait aucune « éthique du travail », « conscience professionnelle », « culture d’entreprise », normes inhérentes au mode de production capitaliste.
Dans les sociétés prémodernes, la marchandise ne représentait qu’une forme marginale permettant de faciliter l’échange des surplus entre les communautés. Dans les sociétés modernes, en revanche, la marchandise est devenue la centralité de la vie sociale, de sorte que l’accumulation de valeur d’échange sur le marché, sous forme d’argent, a réduit la production a un pur « processus de développement quantitatif ». En d’autres termes, la forme-marchandise privilégie la réalisation des valeurs d’échange au détriment de la satisfaction des besoins qualitatifs de la communauté humaine, car son mode d’être concret est justement l’abstraction. Comme l’a écrit Baudelaire :
« Le commerce est, par son essence, satanique. Le commerce, c’est le prêté-rendu, c’est le prêt avec le sous-entendu : Rends-moi plus que je ne te donne. L’esprit de tout commerçant est complètement vicié. Le commerce est naturel, donc il est infâme. Le moins infâme de tous les commerçants, c’est celui qui dit : Soyons vertueux pour gagner beaucoup plus d’argent que les sots qui sont vicieux. Pour le commerçant, l’honnêteté elle-même est une spéculation de lucre. Le commerce est satanique, parce qu’il est une des formes de l’égoïsme, et la plus basse, et la plus vile ».
Ainsi, le travail, au sein du mode de production capitaliste, n’est pas essentiellement une activité répondant à des considérations d’ordre qualitatif, mais bien plutôt un processus d’abstraction sociale oppressive dans lequel le travail humain est transfiguré en travail-marchandise, en salariat, qui est à son tour transformé en sa forme morte, quantifiée, la marchandise. Indéniablement, la caractéristique essentielle du travail sous le capitalisme est d’être une dépense indifférenciée d’énergie humaine.
Ce type d’abstraction de l’activité humaine, impulsée avec l’émergence du travail salarié, trouve sa pleine réalisation avec son incarnation dans une sphère distincte de la vie sociale. De fait, au sein du capitalisme, le travail est dissocié de la vie sociale. Il est enfermé dans la sphère économique accaparée et dominée par la classe détentrice des moyens de production. Le travail pourrait aussi être qualifié d’aliéné car il est un « travail forcé », opéré dans des conditions hiérarchiques d’exploitation fondées sur les relations de propriété privée.
Au reste, autre spécificité inhérente au mode de production dominant : le capitalisme a érigé le travail en socle de l’identité sociale de tout individu. La centralité du travail, érigée en unique identité sociale, a contribué à rendre la valeur travail en norme sociale essentielle de l’existence. Sans travail, pas d’identité sociale. La bourgeoisie est de ce fait la première classe qui a fait du travail, ou du moins de son exploitation, le centre de sa « culture », de sa « vie quotidienne », parce qu’elle identifie son propre développement avec celui du processus de travail.
En effet, si les anciennes classes dominantes de l’époque féodale et antique avaient employé le « temps historique » sans impacter l’économie, la bourgeoisie, qui a fait de l’essor de la production de marchandises sa principale activité, a réinvesti le temps qu’elle a exproprié dans la base économique. Même le temps libre, le temps de loisirs, a été phagocyté par la marchandisation des rapports sociaux. Désormais, le temps libre, accordé avec parcimonie (dans certains pays il ne dépasse pas deux semaines de congés), n’existe que comme prolongement de l’activité économique, un moment d’investissement lucratif pour les capitalistes activant dans les secteurs des loisirs (aujourd’hui en arrêt pour cause de crise économique et non sanitaire, comme le serinent les gouvernants. Car le grand capital veut réorienter la consommation vers les besoins essentiels de survie, au strict minimal, en préparation de la contraction drastique des revenus de la classe ouvrière paupérisée et des classes moyennes prolétarisées).
La société capitaliste vante les mérites de la civilisation du loisir, selon la célèbre formule éponyme du livre de Joffre Dumazedier, paru au début des années 1960, en pleine période des Trente glorieuses (devenues Éternelles piteuses depuis le milieu des années 1970, date de l’entrée du capitalisme dans une crise économique systémique). La société capitaliste encense les 4 semaines de congés annuels octroyés aux esclaves salariés. Or, sous l’ancien Régime, à l’époque féodale, les lois de l’Église garantissaient au travailleur plus de quatre-vingt-dix jours de repos. Mieux : à l’époque de l’Antiquité, à Rome, le nombre de jours fériés pouvait atteindre le chiffre de 175 par an, sans parler de fêtes extraordinaires. Qui a dit que les classes dominantes de l’Antiquité et du Moyen-âge étaient plus barbares avec de leurs sujets dominés que nos classes exploiteuses capitalistes contemporaines ?
Autre modalité inhérente au capitalisme pleinement développé, fondé sur l’anarchie de la production : les êtres humains, même leur gouvernement, ne décident pas à l’avance de ce qu’ils vont produire ni dans quelles conditions. Dans le capitalisme, ce sont des producteurs individuels – particuliers ou entreprises – qui produisent frénétiquement des marchandises pour des marchés anonymes dans des conditions de concurrence anarchique totale. C’est le règne de la production pour la production, destinée à une consommation solvable hypothétique et volatile. De la résulte les crises de surproduction permanentes. La société pourvue d’une solvabilité anémique ne peut absorber l’immense production de marchandises déversées abondamment sur le marché par des capitalistes assoiffés de profits, mais jamais soucieux de la satisfaction des besoins essentiels de l’humanité.
Autre caractéristique du capitalisme : la division du travail entre un travail intellectuel de gestion contrôlant et conservant une vue d’ensemble de l’appareil de production, et un travail manuel identifié a une pure exécution. Ne jamais perdre de vue que le travail intellectuel du dirigeant consiste à gérer le travail manuel des esclaves salariés. La domination du corps social par la sphère intellectuelle est une domination de classe. Le travail intellectuel est le privilège social qui accorde au dirigeant son pouvoir de domination. Elle lui octroie cette prérogative de gouverner les travailleurs manuels condamnés à l’esclavage salarié.
Ironie de l’histoire : selon la bourgeoisie, le travail est la condition nécessaire de la liberté. Pourtant, le travail n’a été paradoxalement dévolu qu’aux seuls prolétaires pour être accompli. Le travail rend libre, proclame la bourgeoisie. Néanmoins, la bourgeoisie, elle, s’est emparée de la seule liberté, en exploitant le travail des prolétaires. La liberté du bourgeois consiste à ôter aux autres leur liberté.
Cette même bourgeoisie a naturalisé le travail. Elle s’est ingéniée à présenter le travail comme une nécessité naturelle. En réalité, le travail n’est que la forme sous laquelle le capitalisme façonne l’activité humaine. En effet, on confond activité humaine et travail. Or, il faut distinguer ces deux notions. Si l’activité humaine a toujours existé pour permettre à l’être humain de se nourrir et de se perpétuer, le travail, lui, n’est que la forme spécifique que lui a imprimée le capital pour se valoriser. Au reste, comme on l’a indiqué précédemment, le vocable travail est né à l’époque de l’éclosion du capitalisme. Étymologiquement, le terme travail vient du latin tripalium et signifie « instrument de torture ». Le mot est composé de « tri » (trois) et de « palus » (pieu), trois pieux ; il était surtout utilisé pour dompter les esclaves jugés trop paresseux, et aussi comme joug pour immobiliser les animaux. Au XIIe siècle, l’idée de souffrance était inhérente au concept du travail ; le sens de travail devient plus moderne, signifiant celui qui tourmente. Le mot travailler évoque aussitôt l’image de l’homme comme animal devant trimer comme une bête de somme pour vivre, souvent sous le joug d’un patron. En revanche, le mot œuvrer, tiré du terme « œuvre », renvoie à l’idée de l’homme fabricant, qui fabrique (librement son œuvre – ce qui le distingue de l’animal qui, lui, travaille quand il a été dompté par l’homme -) consciencieusement son existence. Mais pour œuvrer il faut pouvoir disposer librement de son œuvre, ce qui n’est jamais le cas du travail (salarié) dont le produit revient intégralement au détenteur des moyens de production, autrement dit le capitaliste.
En effet, être actif est autre chose que travailler, notamment dans le système capitaliste. Dans certaines sociétés fondées sur une autre forme d’économie, l’activité se faisait non en fonction de l’argent et du marché, mais sous la forme du cadeau, du don, de la contribution, de la création pour soi, pour la vie individuelle et collective d’individus librement associés. Dans la future société humaine universelle débarrassée du capitalisme, l’homme va œuvrer, au sens noble du terme, mais ne plus travailler au sens animal du terme. Il œuvrera en artisan (de sa vie). Le mot artisan vient de l’italien artigano, dérivé lui-même du latin artis (art). À l’origine, l’artisan est celui qui met son art au service d’autrui. En outre, comme on l’a souligné plus haut, ce noble mot artisan a la même origine que le terme « artiste ». Les deux mots sont demeurés synonymes jusqu’à la naissance du capitalisme au XVIIe siècle. Par la suite, artiste s’est appliqué à ceux qui utilisent leur art pour la distraction (de la bourgeoisie), tandis qu’artisan a été dégradé, désormais lié à l’esprit commercial, mercantile. Dans le processus de différenciation entre « travail » et « loisir » introduit par le capitalisme, on parle désormais d’artisan maçon, d’artisan menuisier, pour marquer l’aspect laborieux du terme, mais d’artiste peintre, artiste musical, pour souligner l’aspect noblement culturel du terme. Artisan renvoie au monde du « travail », tandis artiste réfère à l’univers culturel raffiné. Alors qu’originellement, les deux termes étaient associés, synonymes.
Le travail, exercé au sein du capitalisme, ne sert exclusivement qu’à fabriquer des produits et services en vue de multiplier l’argent, contraignant ainsi des millions de travailleurs à des labeurs inutiles. Dans cette société capitaliste de pacotille, quatre-vingts pour cent de la production est absolument superflue. Inutile. Cette production superfétatoire représente un dramatique gaspillage de temps et d’énergie de l’Humanité, mais aussi un tragique pillage de la richesse naturelle de notre Terre. Dans le capitalisme décadent domine la gadgétisation de la production. Pour assouvir sa soif de profits, assurer sa valorisation, le capital invente chaque jour de nouveaux besoins factices. Inutiles.
Pour bénéficier de la consommation frénétique de ces produits factices, la possession de l’argent est indispensable. Et pour posséder cette matière toxique, il faut se résoudre à se déposséder en travaillant, autrement dit se vendre, s’aliéner au double sens du terme. Le travail étant la seule valeur rapportant de l’argent, au capitaliste comme au salarié, comme source respectivement de plus-value et de salaire, l’homme est contraint de vendre sa force de travail pour gagner ce sésame qui ouvre toutes les portes des cavernes d’Ali-Baba de la consommation : l’argent. Qui plus est, l’esclave-salarié doit toujours travailler plus pour payer à crédit sa vie misérable ; jusqu’à s’épuiser dans le travail, à accepter de subir les pires humiliations. Ainsi, il consent à sacrifier sa vie au travail pour le profit de son patron. Aussi, pour lui rappeler la chance d’avoir un travail grâce à la générosité de son patron, le chômage a été inventé comme épouvantail afin d’effrayer le travailleur de toute inactivité. Car le chômage est vécu comme une déchéance sociale, une désocialisation, la fin de la consommation effrénée à crédit. Que pourrait-il bien faire sans cette torture qu’est le travail ? Aussitôt, il serait désigné du doigt comme un impie de la société productive, un hérétique du travail, un blasphémateur de la servitude professionnelle. Et dire que ce genre d’activité aliénante est présenté comme une libération, une chance d’accomplissement social, de réalisation de soi. Quelle dégradation morale. Quelle déchéance sociale. Pourtant, enfermé dans ces bagnes de la production où tout est chronométré, millimétré, délimité, le travailleur est totalement dépossédé de lui-même. Il ne s’appartient plus. Il est l’esclave de son patron, l’exécutant de la machine ou de l’ordinateur. Quand l’humble humanité laborieuse se résoudra-t-elle à abolir ce marché des esclaves salariés où viennent s’approvisionner les négriers des temps modernes, aujourd’hui marché professionnel banalisé à l’instar de la légendaire foire aux bestiaux ?
L’organisation scientifique du travail constitue l’essence même de la dépossession des salariés : à la fois du fruit de leur travail mais aussi de leur temps, sacrifié à la production automatique des marchandises ou des services dont les bénéfices reviennent aux seuls patrons. Assigné à reproduire les mêmes tâches répétitives et rébarbatives « intellectuelles » ou physiques, le salarié-esclave est cantonné à besogner uniquement dans un domaine spécialisé de la production. Sans maîtrise ni vue d’ensemble des autres « process » de fabrication. Cette spécialisation se retrouve à l’échelle de la planète dans le cadre de la division internationale du travail. La conception s’élabore en Occident, la production en Asie, le néant économique et la mort existentielle en Afrique. Pour le bénéfice du dieu-argent mondialisé.
Dans cette société capitaliste, le dieu-argent régente notre vie. Tout le monde est soumis à sa puissante attraction. Tout le monde lui voue un amour passionné. Chacun le courtise, veut l’atteindre, l’étreindre, le mettre sous son matelas, le coucher sur son compte bancaire pour le féconder, lui assurer des héritiers. L’argent impose sa puissance sociale. De là vient qu’il nous contraint constamment à calculer, à dépenser, à économiser. À être créditeur, débiteur. L’argent humilie l’homme. L’argent corrompt l’homme. L’argent pourrit les gens. L’argent est une matière nocive qui n’a pas d’équivalent, son pareil. Il s’impose comme l’unique valeur devant laquelle toutes les autres valeurs humaines s’inclinent, déclinent, se ruinent. Les valeurs humaines ne rivalisent pas devant sa puissante position destructrice. Qui se prosterne devant le dieu-argent prostitue son âme. L’obligation de tout acheter et de (se) vendre constitue un obstacle à toute libération et autonomie authentiquement humaines. L’argent transforme les individus en concurrents, en rivaux, en ennemis. L’argent dévore l’humanité de l’homme. L’échange (monétaire, marchand) est une forme barbare du partage. Le calcul et la spéculation sont devenus le moteur des rapports sociaux.
Comme le proclame un commerçant dans une pièce de théâtre de Brecht : « Je ne sais pas ce qu’est qu’un homme, je ne connais que son prix ». Telle est la doxa de toute civilisation asservie au culte de l’argent. Au sein de la société capitaliste, l’homme, en guise de cerveau, s’est doté d’une calculette. Sa raison raisonnante ne raisonne plus. Car elle est accaparée par les calculs égoïstes de sa vie glaciale, parasitée par sa logique comptable. Le quantitatif a triomphé du qualitatif. L’avoir a supplanté l’être, a planté son être. L’argent nous ampute de nos possibilités. Car, dans ce système mercantile, ces possibilités ne se réalisent qu’au moyen de la solvabilité. L’argent méconnaît l’investissement gratuit, il n’est attiré que par l’échange lucratif. De sorte que des millions d’énergies créatives meurent faute d’oxygène monétaire nécessaire à leur accomplissement. Combien d’intelligences demeurent en friche pour ne pas être nées riches.
Une chose est sûre : dans cette période de crise systémique du capitalisme, d’effondrement de l’économie, l’humble l’humanité régénérée (le prolétariat mondial) n’a pas besoin de miser sur l’augmentation de sa réserve d’argent mais, au contraire, d’œuvrer à l’anéantissement cette matière toxique et létale. Elle doit non seulement exproprier la marchandise et l’argent mais les supprimer. Car, comme l’a écrit Tolstoï, « L’argent ne représente qu’une nouvelle forme d’esclavage impersonnel à la place de l’ancien esclavage personnel ».
Plus rien ne doit être ravalé à une marchandise : les individus, les logements, les moyens de production, la nature. Il faut cesser la reproduction des rapports marchands, responsables de notre malheur, de notre dégradation physique, de notre dépression psychologique, de notre avilissement moral, de notre aliénation.
L’argent, symptôme et moyen d’asservissement, n’est que le signe conventionnel donnant le droit ou le moyen de profiter du travail d’autrui. L’argent offre la liberté d’aliéner celle des autres, autrement dit d’acheter leur soumission, notamment par le travail salarié.
Nous devons œuvrer à l’instauration d’une société humaine universelle débarrassée des rapports marchands, s’atteler à l’éradication du fétichisme de l’argent, à l’anéantissement de la dictature du profit. Œuvrer à l’édification d’une société produisant non pour vendre mais pour satisfaire les besoins essentiels humains. Une société dans laquelle les hommes et les femmes reçoivent leurs produits et leurs services librement, selon leurs besoins, sans médiation monétaire (actuellement, paradoxalement, dans les pays développés la majorité de la population vit sans monnaies fiduciaires : elle ne voit jamais défiler l’argent entre ses mains, ni son salaire. Toutes les opérations s’effectuent par virement et avec la carte bancaire sans contact. Ainsi, selon la loi de la dialectique – rien ne reste là où il est, rien ne demeure ce qu’il est, tout est mouvement, changement -, le capitalisme renferme en lui les potentialités de la future société sans argent, en d’autres termes, recèle en son sein, en vertu du principe de la négation de la négation, les forces vectrices de sa disparition, de sa transformation radicale). Une société dans laquelle les relations humaines sont directement établies, sans transaction pécuniaire. Dans laquelle les oppositions de classes seront abolies. À rebours de cette société capitaliste où les individus s’opposent selon leurs rôles et leurs intérêts sociaux.
Songeons que, pour prendre seulement l’exemple de l’Algérie, il y a à peine plus de cinquante ans, toutes les catégories du monde capitaliste (argent, salariat, etc.), ces rapports marchands étaient totalement inexistants au sein de la société algérienne. De même qu’ils étaient ignorés dans d’autres pays semi féodaux, semi colonisés. Pierre Bourdieu l’a amplement démontré dans ses travaux consacrés à l’Algérie. Les pratiques sociales et économiques kabyles offrent un bon exemple de l’absence totale des catégories marchandes capitalistes dans la société kabyle. En effet, en opposition à un modèle de travail capitaliste, Bourdieu a présenté les paysans kabyles (fellahine) comme participant (ou ayant participé) à une économie du don ou « de la bonne foi » dans laquelle le travail individuel et collectif (tiwizi) reste extérieur à l’esprit de calcul. Il a démontré que, dans la société kabyle, il n’y a pas de distinction entre travail et loisir. Bourdieu a caractérisé le bouniya – l’homme de la bonne foi « pure » – par son « attitude de soumission et de nonchalante indifférence au passage du temps que personne ne songe à perdre, à employer ou à économiser. Dans la société algérienne, la hâte est considérée comme un manque de savoir-vivre doublé d’une ambition diabolique. Tout le contraire de la société de l’urgence en cours dans les pays capitalistes modernes. Dans ces sociétés, le temps, c’est de l’argent (Time is money).
Preuve que le capitalisme n’est pas naturel, mais un mode de production historique, spécifique, transitoire, voué à disparaître. Pour une fois, le passé est le meilleur miroir de l’avenir, le meilleur reflet du devenir. N’oublions pas que seule la rétrospection nous permet de tracer la prospective, d’avoir une perspective. Présentement, la mémoire est le miroir de l’avenir. Pensons qu’il existe encore dans notre vie des séquences sans médiation monétaire, sans argent : dans l’amour, dans l’amitié, dans la sympathie et dans l’entraide. Quotidiennement, nous cultivons encore ces échanges millénaires, sans présenter de facture à notre interlocuteur, à notre prochain.
Qui nous empêche d’élargir ces rapports humains gratuits à toutes les sphères de la société ? La réponse : nous-mêmes. Par notre « servitude volontaire », notre lâcheté, notre pusillanimité, notre frilosité en matière de combativité, nous refusons de nous libérer de nos chaînes, de nos catégories de pensée marchandes, de nos valeurs mercantiles, de notre cupidité, de notre oppression protéiforme.
De manière générale, la critique demeure inopérante sans s’accompagner d’une perspective : la transformation de l’ordre existant. Cependant, la perspective sans la critique est aveugle. De même, la critique sans perspective est impuissante. Il est intolérable, pour notre existence, de dépendre d’autres individus (patrons, employeurs publics, gouvernants) qui tiennent entre leurs mains notre destin individuel et collectif. Il faut en finir avec l’auto-domination et l’autocratie. Le système de domination capitaliste est le plus totalitaire, le plus complexe, le plus destructeur. Notre vie est tellement conditionnée par le capital que nous reproduisons le système quotidiennement sans être conscient de l’existence d’une autre alternative. Le capital colonise nos cerveaux. On pense au travers de ses catégories marchandes posées comme naturelles et éternelles. Donc, tout bouleversement implique la suppression et la négation du capital. De sorte que toute transformation des structures sociales implique la mutation de notre base mentale ; et aucune mutation de la base mentale sans la suppression des structures sociales. Indéniablement, aujourd’hui nous ne sommes plus au stade des protestations, ni des indignations. Ni, pareillement, à la phase de la rénovation de la démocratie, ni du lifting de la politique bourgeoise. Ni à l’ère de la lutte pour l’égalité et la justice, ni à l’ère du combat pour l’État social et pour l’État de droit. Toutes les politiques économiques du capital ont échoué : le libéralisme, le keynésianisme, l’État-providence, le stalinisme, les socialismes tiers-mondistes militarisés, l’islamisme, le populisme, le multiculturalisme, le fascisme, etc. Tous ces combats sont révolus, surannés. La société capitaliste n’offre plus d’avenir. Elle est en pleine putréfaction. Elle est vérolée. Elle pue la mort. L’humanité doit donc renouer avec la Vie. Il faudrait ressusciter le vivant de l’homme enseveli par le capital.
L’époque est à la transformation radicale des conditions sociales et économiques ; à la suppression de toutes les valeurs marchandes capitalistes qui nous enchaînent, nous oppriment, nous avilissent. Il faut abolir notre statut d’esclave (salarié, chômeur à vie, « citoyen veau-tant »). Il faut nous libérer de cette prison mentale bourgeoise qui nous prive de notre authentique liberté. Il faut se libérer de toutes ces figures immanentes de la domination capitaliste : politique, État, démocratie factice bourgeoise, argent, salariat, marchandise. Il ne faut plus que la vie soit cette grande occasion manquée, marquée au fer rouge sang. Cette vallée de larmes, cet immense rocher de Sisyphe de malheurs qui revient en rond, en cycle. Il s’agit de se réapproprier notre existence. De faire reculer les nécessités et d’élargir les agréments. Il nous faut plus être ceux que nous sommes forcés d’être : des estropiés de la vie, contaminés par l’asservissement volontaire.
« Nous voyons ici, au travers du discours de bon père missionnaire, à quel point le rapport que les « sauvages » (désormais constamment désignés ainsi) entretiennent avec le travail a marqué leur destin et contribué à accélérer leur « disparition » : c’est en quelque sorte leur paresse qui les aurait conduits vers la mort. (…). Ils aiment mieux se laisser mourir de faim et de mélancolie que de vivre pour travailler. (…) On peut affirmer que c’est ici, dans le rapport au travail, que les antagonismes entre les cultures se sont avérés les plus forts et les plus destructeurs (qu’on songe ici à l’exemple de l’Algérie colonisée – NDA -). Pour les Espagnols de l’époque de la rencontre, « travailler » était le signe premier d’une infériorité, et donc coloniser consistait en premier lieu à « mettre au travail » ces populations considérées, a priori, comme « inférieurs » ~ Annie Jacob : « Le Travail reflet des cultures : du sauvage indolent au travailleur productif », Les éditions PUF.
source : https://les7duquebec.net
Source : Lire l'article complet par Réseau International
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