par Monseigneur Delassus Henry.
Juin 1904
Les États doivent conserver le type familial
La famille n’est point seulement l’élément premier de tout État, elle en reste l’élément constitutif, de telle sorte que la société régulière, telle qu’elle existe, si longtemps qu’elle n’a point contrarié les lois de la nature, comme l’a fait notre France par la Révolution, se compose non d’individus, mais de familles.
Aujourd’hui, les individus seuls sont comptés, l’État ne connaît que des citoyens dispersés ; cela est contraire à l’ordre naturel.
Comme le dit fort bien M. de Savigny : « L’État, une fois formé, a pour éléments constitutifs les familles, non les individus ».
Il en était ainsi autrefois, et ce qui le montre d’une manière bien sensible, c’est que dans les dénombrements de population, on comptait toujours, non par personnes, mais par feux, c’est-à-dire par foyers ; chaque foyer était réputé le centre d’une famille, et chaque famille était dans l’État une unité politique et juridique aussi bien qu’économique.
M. Buisson disait récemment à la Chambre : « Le devoir de la Révolution est d’émanciper l’individu, la personne humaine, cellule élémentaire, organique de la société ».
C’est bien, en effet, la tâche que la Révolution s’est imposée, mais cette tâche ne va à rien moins qu’à désorganiser la société et à la dissoudre. L’individu n’est qu’un élément dans ce qui est la cellule organique de la société. Cette cellule, c’est la famille ; en séparer les éléments, faire de l’individualisme, c’est en détruire la vie, c’est la rendre impuissante à remplir son rôle dans la constitution de l’être social, comme ferait dans l’être vivant la dissociation des éléments de la cellule végétale ou animale.
Cela était si bien compris à Rome, que l’État primitif romain ne connaissait que les gentes, et que, pour avoir une situation légale, il fallait être membre de l’une de ces corporations. « Le fils de famille émancipé, dit M. Flach, l’esclave affranchi ; les étrangers venus à Rome pour y chercher asile, devaient se soumettre à un chef de famille ».
De même en France, dans le haut moyen âge ; « Nulle place pour l’homme isolé, dit le même auteur ; si une famille vient à déchoir ou à se dissoudre, les éléments qui la composent devront s’agréger à une autre. Ne pas trouver un pareil asile, c’est la mort ». Partout la famille est, aux bonnes époques de l’histoire des peuples, ce que chez nous la démocratie, pour notre malheur, a fait être l’individu : l’unité sociale.
Pas plus dans le corps social que dans le corps vivant, pour reprendre la comparaison de M. Buisson, les cellules élémentaires, – ici plastides, là familles – ne sont sur le même rang, quoique également sorties d’une cellule primitive. Il y a les cellules premières, élémentaires, qui donnent naissance aux cellules du sang et aux cellules des tissus. De même dans la société, les familles quoique parties d’un même point se trouvent en tout État civilisé être de condition diverse et réparties en trois classes : le peuple, la bourgeoisie et la noblesse. Pour plus de similitude, la bourgeoisie remplit, dans la société, le rôle du sang dans le corps humain : elle sort du peuple et elle alimente la noblesse. Contrairement à ce que veut la démocratie, partout où le progrès moral, intellectuel, matériel, germe et se déploie, les inégalités se font jour, s’accentuent, se fixent dans les familles et peu à peu constituent une hiérarchie, non de fonctionnaires, mais de maisons.
Nous retrouvons ici les grandes lois que DIEU a établies lors de la création de l’homme, dans la société première, afin qu’elles continuassent à régir toutes les sociétés humaines, quel que soit le développement qu’elles prennent.
« Il y a, dit M. de Bonald, des lois pour les fourmis et les abeilles. Comment a-t-on pu penser qu’il n’y en avait pas pour la société des hommes et qu’elle était livrée aux hasards de leurs inventions ? » Rousseau a pensé cela. Il s’est ingénié à formuler pour les États d’autres lois que celles posées par le Créateur ; et les démocrates, ses disciples, en s’efforçant d’après ses leçons, d’établir les États sur l’égalité en opposition à la hiérarchie, sur la liberté en opposition à l’autorité, et sur l’indépendance réciproque en opposition à l’union, ne peuvent que les détruire et les détruire par la base.
Si les peuples ne sont construits que de familles vivantes, et si les lois imposées par DIEU à la famille doivent être les lois de toute société, il est nécessaire que les États reproduisent en eux quelque chose du type primitif. Tous les sages sont d’accord sur ce point. « Les Grecs et les Romains, dit l’abbé Fleury, si renommés pour la sagesse de ce monde, apprenaient la politique en gouvernant leurs familles. La famille est en petit l’image de l’État. C’est toujours conduire les hommes vivant en société ».
« Le message, dit Jean Bodin au second chapitre du livre premier de son ouvrage, est un droit gouvernement de plusieurs subjects sous l’obéissance d’un chef de famille. La respublique est un droit gouvernement de plusieurs mesnages et de ce qui leur est commun avec puissance souveraine. Il est impossible que la respublique vaille rien si les familles qui sont les piliers d’icelle sont mal fondées ».
Léon XIII parle de même : « La famille est le berceau de la société civile, et c’est en grande partie dans l’enceinte du foyer domestique que se prépare la destinée des États ».
Et ailleurs :
« La société domestique contient et fortifie les principes et, pour ainsi dire, les meilleurs éléments de la vie sociale : aussi est-ce de là que dépend en grande partie la condition tranquille et prospère des nations ».
Ainsi, c’est avec raison que M. de Bonald dit : « Quand les lois de la société des hommes sont oubliées de la société politique, elles se retrouvent dans la société domestique ».
Dans notre France, la société a conservé jusqu’à la Révolution le type familial.
Au XVIIIe siècle, le 17 février 1774, le Parlement de Provence pouvait encore écrire au roi :
« Chaque commune parmi nous est une famille qui se gouverne elle-même, qui s’impose ses lois, qui veille à ses intérêts. L’officier municipal en est le père ».
M. de Ribbes, qui a étudié avec tant de soin les communes de l’ancien régime, conclut : « Les localités sont organisées en familles, les registres municipaux sont semblables en tous points aux livres domestiques ; le foyer a ses rites, les localités ont les leurs. L’idée de famille se manifeste au plus haut degré dans le système d’administration, elle est plus saisissante encore dans les solennités et récréations publiques ».
La monarchie elle-même avait conservé ce même caractère.
Le gouvernement était essentiellement familial. La femme et le fils aîné du roi étaient étroitement associés à l’exercice du pouvoir. Le trésor de l’État était sous la surveillance de la reine-et sous son contrôle direct. Le chambrier, qui s’appellerait aujourd’hui le ministre des finances, était de ce fait son subordonné. Aussi bien, jusqu’à nos jours, dans la plupart de nos ménages est-ce la femme qui tient la clé de la caisse. La reine paraît dans les traités conclus avec les puissances étrangères.
Les six grands officiers de la couronne qui assistaient le roi dans tous les actes de sa puissance avaient eu, à l’origine, des fonctions domestiques très nettement marquées par les titres mêmes de leurs dignités. Le sénéchal, le connétable, le pannetier, le bouteillier, le chambrier, le chancelier prirent leur nom des différents services de la maison du roi, et il arriva que l’Hôtel du roi se transforma peu à peu en un séminaire d’hommes d’État.
M . Viollet, dans son « Histoire des Constitutions de la France », a ainsi défini le caractère de notre ancienne monarchie : « L’autorité du roi était à peu près celle du père de famille ; aussi le pouvoir patriarcal et le pouvoir royal sont-ils à l’origine apparentés de très près ». Et revenant ailleurs sur la même idée, il dit encore : « Il est manifeste que le roi joue le rôle d’un chef de famille patriarcale ».
Comme le père de famille, le roi était dans le royaume la source de toute justice. Il écoutait les plaignants comme un seigneur ses vassaux, comme un père ses enfants.
Il traitait ses sujets avec une entière familiarité. « Tous les jours, dit Joinville, en parlant de Saint Louis, il donnait à manger à grande foison de pauvres, dans sa chambre, et maintes fois je vis que lui-même taillait leur pain et donnait à boire ».
Ce serait erreur de croire que ces traits aient été particuliers à la magnifique bonté de Saint Louis ; Robert le Pieux, entre autres, agissait de même. Ce fut une tradition parmi nos anciens rois, de se montrer accueillants et bienfaisants surtout pour les petits et les humbles.
Au XIIIe siècle, le roi se promenait à pied dans les rues de Paris, et chacun l’abordait et lui parlait sans autre façon. Le Florentin Francesco da Barberino marque sa surprise de voir Philippe-le-Bel, – de qui la puissance se fait sentir jusqu’au fond de l’Italie – se promener ainsi dans Paris et rendre avec simplicité leur salut aux bonnes gens qui passent. Il ne manque point d’opposer cette bonhomie à la morgue des seigneurs florentins.
Au témoignage du chroniqueur Chastellan, Charles VII « mettait jours et heures de besogner à toutes conditions d’hommes, et besognait de personne à personne, distinctement à chacun ».
Les ambassadeurs vénitiens du XVI siècle constatent, dans leurs célèbres dépêches, que « nulle personne n’est exclue de la présence du roi et que les gens de la classe la plus vile pénètrent hardiment à leur gré dans la chambre intime ». Le roi mangeait devant ses sujets, en famille. Chacun pouvait entrer dans la salle durant les repas. « S’il est un caractère singulier dans cette monarchie, écrit Louis XIV lui-même, c’est l’accès libre et facile des sujets au prince ».
On entrait à volonté dans le palais de Versailles.
« J’allais au Louvre, écrit Locatelleen 1665, je m’y promenais en toute liberté, et traversant les divers corps de garde, je parvins à cette porte qui est ouverte dès qu’on y touche et le plus souvent par le roi lui-même. Il suffit d’y gratter et l’on vous introduit aussitôt. Le roi veut que les sujets entrent librement ».
Les événements qui concernaient directement le roi et la reine étaient pour la France entière des événements de famille.
La maison du roi était au propre « la maison de France ».
Les « Lettres d’un voyageur anglais sur la France, la Suisse et l’Allemagne » rendent les mêmes témoignages que ci-dessus.
Voici quelques lignes de la citation qu’en fait J.de Maistre dans l’un de ses opuscules :
« L’amour et l’attachement des Français pour la personne de ses rois, est une partie essentielle et frappante du caractère national… Le mot roi excite, dans l’esprit des Français, des idées de bienfaisance, de reconnaissance et d’amour en même temps que celles de pouvoir, de grandeur et de félicité… Les Français accourent en foule, à Versailles, les dimanches et les fêtes, regardant leur roi avec une avidité toujours nouvelle, et le voient la vingtième fois avec autant de plaisir que la première. Ils l’envisagent comme leur ami, comme leur protecteur, comme leur bienfaiteur ».
« Avant la Révolution, dit aussi le général de Marmont, on avait pour la personne du roi un sentiment difficile à définir, un sentiment de dévouement avec un caractère presque religieux.
Le mot « Roi » avait alors une magie et une puissance que rien n’avait altéré. Cet amour devenait une espèce de culte ».
« Souvenez-vous d’aimer avec tendresse la sacrée personne de notre roi, disait en 1681 à ses enfants dans son Livre de Raison, un modeste habitant de Puy-Michel (Basses-Alpes), de lui être obéissant, soumis et tout pleins de respect pour ses ordres ».
Des recommandations semblables se trouvent dans les autres « Livres de Raison », publiés par M. Charles de Ribhes ; et les devises des familles seigneuriales expriment souvent les mêmes sentiments, Ils ne se manifestèrent jamais plus bruyamment qu’à l’avènement de Louis XVI.
« Les cris de Vive te Roi ! qui commençaient à six heures du matin, n’étaient point interrompus jusqu’au coucher du soleil.
Quand naquit le Dauphin, la joie de la France fut celle d’une famille. On s’arrêtait dans les rues, on se parlait sans se connaître, on embrassait tous les gens que l’on connaissait ».
Les mêmes sentiments persévérèrent jusqu’en pleine Révolution. M. Maurice Talmeyr, dans sa brochure « La Franc-Maçonnerie et la Révolution française », en a fait l’observation :
« Pendant deux ans, la Révolution se fait au cri de : Vive le Roi ! Ensuite, la plupart même des hommes et des femmes d’émeute, soldés pour outrager le souverain, sont tout à coup ressaisis, en face de lui, de l’insurmontable amour de leur race, pour le descendant de ses monarques. Toute leur exaltation, en sa présence, tourne, comme en octobre 1789, en respect et en tendresse ».
M. Talmeyr apporte d’autres faits en confirmation de ce qu’il dit et appelle en témoignage Louis Blanc.
II aurait pu invoquer également celui de M Roland. Témoin de ce qui se passait sous ses yeux, elle écrivait avec désespoir :
« On ne saurait croire combien les fonctionnaires et les négociants sont réactionnaires. Quant au peuple, il est fatigué ; il croit tout terminé et retourne à ses travaux. Toutes les feuilles démocratiques s’irritent des vivats qui accompagnent le Roi, chaque fois qu’il paraît en public ».
Elle est donc bien vraie l’observation de M. Franfcz Funck-Brentano : « Rien n’est plus difficile pour un esprit moderne,que de se représenter ce qu’était dans l’ancienne France la personnalité royale et les sentiments par lesquels ses sujets lui étaient attachés ».
On disait communément que le roi était le père de ses sujets ; ces mots répondaient à un sentiment réel et concret du côté du souverain comme du côté de la nation. « Nommer le roi « père du peuple »,- dit La Bruyère, qui met toujours tant de précision dans tous ses dires, « c’est moins faire son éloge que sa définition », et M. de Tocqueville : « La nation avait pour le Roi tout à la fois la tendresse qu’on a pour un père et le respect qu’on ne doit qu’à DIEU ».
« Ce régime (monarchique), dit Augustin Thierry, la nation ne l’avait point subi, elle-même l’avait voulu résolument et avec persévérance. II n’était point fondé sur la force ni sur la fraude, mais accepté par la conscience de tous ».
Aussi on ne peut point dire que la nation ait voulu s’en délivrer. La multitude des abstentions dans les élections de toute la période révolutionnaire, où dix mille électeurs seulement votaient sur cent mille inscrits, montre bien que la part de la nation véritable à la substitution du régime républicain au régime monarchique, fut insignifiante. On sait d’ailleurs que la majorité ne fut pas acquise au vote qui condamnait Louis XVI. L’un des votants n’avait pas vingt-cinq ans, un autre n’était pas Français, cinq autres n’étaient pas validés ou inscrits, enfin sept députés votèrent deux fois, comme députés et comme suppléants de leurs collègues. Au lieu d’une voix de majorité, le verdict avait une minorité de treize voix.
C’est à l’esprit familial de la monarchie que la France a dû en très grande partie sa prospérité. Et cette prospérité fut telle que la France était, sans conteste, la première nation de l’Europe.
Le grand orateur anglais Fox le reconnaissait, non sans aigreur, dans la Chambre des Communes, lorsqu’il s’écriait, en 1787 :
« De Pétersbourg à Lisbonne, si on en excepte la Cour de Vienne, l’influence de la France prédomine dans tous les Cabinets de l’Europe. Le Cabinet de Versailles présente au monde le paradoxe le plus incompréhensible : c’est le plus stable, le plus constant et le plus inflexible qu’il y ait en Europe. Depuis plusieurs siècles, il poursuit le même système invariablement, et cependant, la nation française passait pour la plus légère de l’Europe ».
C’est qu’en effet, toute société qui garde l’esprit familial, parce qu’elle reste soumise à la loi de la nature, prospère pour ainsi dire nécessairement.
« Rien dans l’histoire, dit M. Frantz Funck-Brentano, n’a jamais infirmé cette loi générale : tant qu’une nation se gouverne d’après les principes constitutifs de la famille, elle est florissante ; du jour où elle s’écarte de ces traditions qui l’ont créée, la ruine est proche. Ce qui fonde les nations sert aussi à les maintenir ».
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