Lettre d’un vrai1 républicain de province.
À côté de ces monstrueux calculs que la Commune – malgré sa sanglante défaite – a déjoués en partie ou du moins fortement dérangés, que ceux qui nous accusent d’avoir déchiré la patrie et compromis la République méditent les lignes suivantes extraites d’une lettre que m’a écrite un des républicains les plus justement estimés d’un important département du Midi (la Haute-Garonne), lequel républicain dut se réfugier en Suisse après le Deux-Décembre pour échapper aux vengeances des bonapartistes2.
Dans cette lettre, le citoyen Armand Leygues, en ce moment conseiller municipal de Toulouse, me fait part de ses impressions depuis sa rentrée en France – au lendemain du 4 Septembre3 – jusqu’à maintenant:
« Jamais, je vous l’avoue, mon cher ami, je n’aurais imaginé que la France fût tombée si bas. Telle fut ma première impression lorsque j’appris, étant encore à Genève, tous les faits désastreux du militarisme pendant le mois d’août et enfin l’infâme honte de Sedan.
En présence de l’Empire tombé et du territoire envahi, il me semblait qu’il devait suffire du moindre sentiment d’amour pour la patrie… que dis-je ? du moindre reste de vergogne pour soulever la population entière et produire simultanément sur tous les points de la France ce qu’a montré la Commune de Paris après le 18 mars dernier.
Rien de semblable, rien d’approchant de bien loin ne s’est manifesté. Sans doute quelques individualités honorables, quelques groupes même ont donné ça et là des espérances; mais le reste ?…
Je l’avoue, je jugeai notre pays perdu; il ne lui restait plus qu’à tomber comme peut tomber un brave homme, et non un lâche.
Mais pour cela il eût fallu d’autres hommes que ceux du 4 Septembre.4
Quelle ressemblance hideuse il existe entre le 2 décembre 1851 et l’extermination dans laquelle se vautrent les hommes de Bordeaux et de Versailles5 !
Nous relèverons-nous jamais ? – J’en doute.
Il ne me reste qu’une consolation: c’est qu’au moins quelques faits d’armes sur les champs de bataille et surtout la Commune de Paris de 1871 auront sauvé la pureté de la vertu française et de la vertu humaine.
Lorsque tant de misérables consentaient à être vils, la Commune a dit : Non, nous ne voulons pas l’être.
Si jamais la France se relève, c’est ce passé qui, seul, lui servira de point d’appui ; c’est que l’esprit de la Révolution l’aura ressaisie… »
Comparez, messieurs les patriotes républicains, comparez ce mâle et noble langage avec celui des Thiers6 , des Duvergier de Hauranne7 et autres de même farine.8
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Dès 1843, Marx avait compris que l’émancipation humaine est par essence anti-politique: “Toute émancipation n’est que la réduction, du monde humain, des rapports, à l’homme lui-même. L’émancipation politique, c’est la réduction de l’homme d’une part au membre de la société bourgeoise, à l’individu égoïste et indépendant, et d’autre part au citoyen, à la personne morale.
L’émancipation humaine n’est réalisée que lorsque l’homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique.” (Sur la Question juive)
Mais, en 1871, était encore largement répandue au sein du prolétariat français l’idée d’une République sociale, d’un régime politique émancipateur et humain qui aurait été deux fois confisqué par les deux Empires, et qui risquerait de l’être encore en cas de défaite de la Commune.
Après l’écrasement de la Commune, la division irréconciliable des royalistes sur la question de l’héritage de la Révolution capitaliste de 1789 permettra l’établissement définitif de la République. Comme Thiers l’avait déjà dit en 1850 à ses collègues exploiteurs: “La République est le régime qui nous divise le moins.” Autre avantage de ce régime, confirmé en 1871: “La République a de la chance, elle peut tirer sur le peuple.” (Louis-Philippe, exilé en Angleterre après la Révolution de 1848, apprenant que Cavaignac avait fait tirer sur le prolétariat parisien, le 25 juin 1848).
“Ô si Marx avait assez vécu pour voir se vérifier en France et en Amérique sa thèse selon laquelle la république démocratique n’est rien d’autre que le terrain sur lequel se livre la bataille décisive entre bourgeoisie et prolétariat…” (Engels, Lettre à Bebel, 18 août 1886)
“Désormais, la classe ouvrière ne peut plus se faire d’illusions sur ce qu’est la république : la forme d’état où la domination de la bourgeoisie prend son expression ultime, vraiment accomplie. Dans la république moderne, on instaure enfin l’égalité politique pure, égalité encore soumise dans toutes les monarchies à certaines restrictions. Et cette égalité politique, est-ce autre chose que de déclarer que les antagonismes de classes ne concernent en rien l’état, que les bourgeois ont autant le droit d’être bourgeois que les travailleurs prolétaires ? Mais les bourgeois eux-mêmes n’instaurent qu’avec une répugnance extrême cette forme ultime et accomplie de la domination de la bourgeoisie qu’est la république ; c’est elle qui s’impose à eux. D’où vient donc cette contradiction bizarre. De ce qu’instaurer la république signifie rompre avec la tradition politique tout entière ; de ce que, en république, toute institution politique doit pouvoir démontrer son droit à l’existence ; donc de ce que toutes les influences traditionnelles qui, sous la monarchie, soutenaient le pouvoir en place, s’effondrent. En d’autres termes : si elle est la forme accomplie de la domination de la bourgeoisie, la république moderne est en même temps la forme d’état où la lutte de classe se débarrasse de ses dernières entraves et où se prépare son terrain de lutte. La république moderne n’est précisément rien d’autre que ce terrain de lutte.” (Engels, La république en Espagne)
2 Le 2 décembre 1851, le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, président de la République depuis trois ans, lui permit de conserver le pouvoir à quelques mois de la fin de son mandat alors que la Constitution de la Deuxième République lui interdisait de se représenter. La résistance républicaine fut écrasée par l’armée en quelques jours, puis sévèrement réprimée.
3 Le 2 septembre 1870, l’empereur Napoléon III capitula à l’issue de la défaite de Sedan contre l’armée prussienne. Il fut fait prisonnier. La nouvelle fut connue à Paris le 3 septembre, y déclenchant des troubles. La République fut proclamée le 4 septembre 1870.
4 Dans la nuit du 3 au 4 septembre 1870, dès l’annonce de la défaite les députés du Corps législatif se réunirent. Les Parisiens envahirent bientôt le Palais-Bourbon et exigèrent l’instauration de la République. Les députés craignant d’être débordés par l’insurrection, Jules Favre leur suggèra alors de proclamer eux-mêmes la République à l’Hôtel de ville de Paris, comme aux plus beaux jours de la Révolution de 1789 ou de février 1848. Pour séduire et rassurer la foule, Jules Ferry eut l’idée de constituer un gouvernement composé de députés républicains de Paris : c’est le gouvernement autoproclamé de “Défense nationale”, avec notamment Favre, Ferry, Simon, Crémieux et Gambetta (qui proclama la République)…
5 La répression qui suivit le coup d’État du 2 décembre 1851 fut sévère pour les insurgés républicains, mais sans commune mesure avec celle que la République infligea aux communards en 1871…
6 Adolphe Thiers (1797-1877): avocat, journaliste, historien et homme politique ; libéral sous la Restauration, il favorisa l’accession au trône de Louis-Philippe ; pénétra dans les cercles dirigeants ; organisa la répression contre l’agitation légitimiste de la duchesse de Berry (1832) et contre les insurrections républicaines de Lyon et de Paris (rue Transnonain) en 1834 ; président du Conseil en 1836 et en 1840 ; éloigné du pouvoir de 1840 à 1848 ; député à la Constituante en 1848 ; devint l’un des dirigeants du parti de l’Ordre sous la Législative (1849-1851) ; soutint la candidature de Louis Bonaparte à la présidence de la République ; député au Corps législatif en 1863 ; posa au libéral ; envoyé par Jules Favre dans les cours d’Europe, pendant la guerre de 1870 ; député à l’Assemblée de 1871, qui le nomma Chef du pouvoir exécutif (17 février 1871) ; fit choisir Versailles pour capitale et provoqua la guerre civile ; avec le soutien de l’Assemblée nationale, des généraux de l’Empire et l’aide de Bismarck, bombarda Paris et réprima la Commune ; sera désigné par l’Assemblée comme président de la République en août 1871.
7 Ernest Duvergier de Hauranne (1843-1877): journaliste, auteur de récits de voyage et homme politique orléaniste ; capitaine de mobiles pendant la guerre franco-allemande de 1870; élu député en juillet 1871 ; favorable à une “République conservatrice”.
8 Voir l’article: Les “crimes de la Commune”.
Source: Lire l'article complet de Guerre de Classe