Heures perdues à Genève
• C’est un sommet dont on attendait peu de chose et qui n’a pas donné grand’chose. • Ce qui nous a intéressé, essentiellement, c’est le comportement des deux acteurs, non pas l’un vis-à-vis de l’autre, mais au niveau de la communication qui, plus que jamais, règne en maîtresse de toutes les batailles. • Le meilleur poste d’observation, dans ce cas, ce sont les rencontres avec la presse autour du sommet. • Les constats ne sont ni pour nous surprendre, ni pour nous déplaire, dans la mesure où ils confirment l’analyse générale qui peut se résumer à un schéma antiSystème-Système. • Poutine s’est montré de bonne composition mais extrêmement ferme face notamment aux journalistes US, jonglant avec la technique de l’“àproposisme”. • Biden, lui, a montré toutes ses faiblesses, non seulement de lui-même mais également de l’extrême difficulté d’une communication qui épargnerait la Russie pour mieux s’attaquer à la Chine. • Parmi les projets lancés, celui d’un nouvel accord stratégique qui ne sera pas de la tarte à élaborer, et qui confirme que le Pentagone a très peur du nouvel armement russe.
17 juin 2021 – On peut dire que cette courte scène, suivie d’un enchaînement en mode mineur, vaut toutes les analyses du monde pour résumer le sommet tant attendu de Genève, entre Poutine et Biden, côté Biden dans tous les cas… La même chose peut être dite, – “toutes les analyses du monde”, côté Poutine, – pour une autre scène aussi courte, et celle-là, comme celle impliquant Biden, au cours d’une passe d’armes avec des journalistes. La communication règne…
Voici donc la première scène, concernant Biden, avec une journaliste de CNN, Kaitlan Collins, avec laquelle, à la suite d’une question que les mandarins wokenistes jugeront impertinente, Biden perdit brusquement patience et son sang-froid.
« – Pourquoi êtes-vous si sûr que [Poutine] va changer de comportement, Monsieur le Président ?
» Biden s'est retourné et a jeté un regard furieux à Collins :
» – Je ne suis pas sûr de pouvoir changer son comportement… C’est quoi ce bordel ? A quoi vous passez votre temps ? Quand ai-je dit que j'étais confiant ? J’ai dit, j’ai dit, ce que j’ai dit… soyons clairs… j’ai dit que ce qui changera leur comportement [des Russes] est la réaction du monde [inintelligible] à leur comportement [actuel] qui affecte leur standing. Je ne suis confiant en rien, je ne fais qu’énoncer les faits.
» Collins a poursuivi et enchaîné en affirmant :
» – Mais étant donné que son comportement passé n’a pas changé, et dans sa conférence de presse après avoir parlé avec vous pendant plusieurs heures, il a nié toute implication dans les cyber-attaques, il a minimisé les violations des droits de l’homme, il a même refusé de dire le nom d’Alexei Navalny, alors comment cela peut-il être pour vous une réunion constructive avec le président Poutine ?
» Biden a alors souri et a répondu avant de tourner le dos à la meute de journalistes qui hurlaient d’autres questions :
» – Si vous ne comprenez pas cela, c’est que vous faites mal votre métier. »
Biden s’est plus ou moins excusé à l’aéroport, disant que sa réaction n’était pas une preuve de très grande sagesse de sa part, mais expliquant tout de même que les journalistes avaient trop l’habitude de poser des questions d’un sens négatif et critique. Collins a accepté ses excuses, tandis que CNN, plus tard et fort prudemment, s’est employée à noyer le poisson en fabriquant une version pasteurisée. « Joe Biden a été plus dur avec Kaitlan Collins qu’avec Vladimir Poutine », tweeta un nommé Stephen Miller ; « … Si Trump avait dit ça, il aurait été crucifié [par la presse] », tweeta une nommée Jojo.
Il est certain que l’on se trouve, avec Biden, à la fois dans un processus d’incontrôlabilité caractérielle pour son compte, à la fois, avec la presseSystème, dans un processus de tentative constant d’apaisement comme le pratiquent pour leurs patients les infirmières dans les hôpitaux et les EPAD. Cela rejoint ce commentaire à propos du G7 du porte-parole chinois du ministère des affaires étrangères, Zhao Lijian, lors de son point de presse du 15 juin :
« Les États-Unis sont malades. Le G7 devrait surveiller leur tension et leur prescrire les médicaments adéquats. »
D’une toute autre trempe fut la conférence de presse de Poutine, surtout lorsqu’il s’est agi de questions de journalistes américanistes. Comme on le voit par ailleurs, Poutine pratique sans vergogne, avec brio et une grande habileté la technique qualifiée par les journalistes américanistes d’“àproposisme” : un « néologisme formé à partir de l’expression “à propos”, consistant à répondre à une question sur un point précis, par un autre point précis pris comme parallèle ou comme démonstration contraire à ce que le journaliste veut faire dire... ».
Un journaliste US a lancé une courte et agressive question (qui avait déjà été utilisée telle quelle par Keir Simmons de NBC dans son interview de Poutine le 11 juin) à propos (!) de l’arrestation d’Alexei Navalny, puis on enchaîne avec la “réponse” de Poutine :
« – De quoi avez-vous si peur [qui vous fait arrêter Navalny] ?
» – L’Amérique a récemment connu des événements très graves, des événements bien connus, après le meurtre d'un Afro-Américain. Et tout le mouvement qui s’est développé est connu sous le nom de Black Lives Matter. Je ne vais pas faire de commentaires à ce sujet, mais voici ce que je veux dire : Ce que nous avons vu, c’est du désordre, de la destruction, des violations de la loi, etc.
» “Nous éprouvons de la sympathie pour les États-Unis d’Amérique, mais nous ne voulons pas que cela se produise sur notre territoire. Nous faisons tout notre possible pour que cela ne se produise pas.” »
… Certes, le sommet a tout de même eu lieu. C’était un événement très attendu, de plus en plus ces derniers jours, parfois avec hystérie comme c’est la coutume présentement, dans l’atmosphère crisique exacerbée de la Grande Crise. Il a été salué par une condamnation sans appel de Trump, bien dans sa manière bombastique :
« Nous avons abandonné quelque chose qui avait une valeur incroyable. J’ai exigé l’arrêt du pipeline Nord Stream, et la construction de ce pipeline a été arrêté. Elle a reprise et on n’a rien obtenu en échange… Je pense que c'est un bon jour pour la Russie. »
Une appréciation du résultat des entretiens a été donné par TheMoonofAlabama, sous une forme résumée. On voit qu’il s’agit essentiellement de projets de conversations entre experts, ce qu’on nomme en langage parlementaire “encommisionnement” :
« Il y a eu quelques résultats :
» • Les ambassadeurs des deux parties, qui avaient été rappelés à Washington et à Moscou, retrouveront leur poste.
» • Il y aura de nouvelles réunions d’experts sur la cybersécurité.
» • Il pourrait y avoir des discussions sur un échange de prisonniers.
» • Il y aura de nouvelles discussions sur la sécurité, c’est-à-dire sur les armes nucléaires stratégiques.
» Une déclaration commune des deux parties sur la stabilité stratégique a été publiée en russe sur le site du Kremlin (traduction automatique) :
» “Aujourd'hui, nous réaffirmons notre adhésion au principe selon lequel il ne peut y avoir de gagnants dans une guerre nucléaire et que celle-ci ne devrait jamais être déclenchée.
» “Pour atteindre ces objectifs, la Russie et les États-Unis vont bientôt lancer un dialogue bilatéral global sur la stabilité stratégique, qui sera substantiel et énergique. Grâce à ce dialogue, nous voulons jeter les bases de futures mesures de contrôle des armements et d'atténuation des risques.”
» C’est un résultat très important et les discussions à venir seront intéressantes. Les États-Unis devront mettre fin à leur programme de défense antimissile s’ils veulent que des limites soient imposées à l’un des nouveaux types d’armes stratégiques introduits par la Russie. »
Le commentaire sur les discussions à venir sur un nouvel accord de limitation des armes stratégiques nucléaires est justifié. Ces discussions ont au maximum cinq années (temps de la reconduction de l’actuel accord START) pour aboutir, et cela ne sera pas de trop, sans d’ailleurs la moindre certitude de réussir, – si l’on tient compte de la vitesse des événements et des mésententes radicales de perception des uns et des autres.
Il semble dans tous les cas qu’il s’agisse d’une indication sérieuse de l’inquiétude très forte du Pentagone en ce qui concerne les armes hypersoniques russes et la situation nouvelle qu’elles ont établie. On peut même faire l’hypothèse que c’est, du point de vue politique et stratégique, la cause principale de ce sommet ; l’hypothèse affinée devient alors qu’il s’agit de la pression des militaires US pour tenter de contenir l’avance stratégique prise par les Russes, qui donnerait théoriquement à ceux-ci la possibilité d’une première frappe stratégique contre les USA (la situation exactement inverse à celle que les USA ont essayé d’établir pendant 15 ans depuis 2000). Contrairement à la presseSystème et aux narrativistes divers, les militaires US n’ont jamais douté de l’avance russe dès qu’elle fut révélée par Poutine.
Univers étrangers
On comprend, à la façon que nous avons choisie de présenter ce texte, que nous apprécions plus ce sommet du point de vue de la communication, des psychologies, de la confrontation des perceptions, que du point de vue des domaines habituels de ces rencontres. C’est pour cette raison que nous nous attachons à ce qui est manifestement, pour les analystes sérieux que nous ne sommes pas, du détail anecdotique dans le cadre général : une réaction de Biden face à une journaliste, un comportement de Poutine (complété par le texte sur l’“àproposisme” du président russe). Nous jugeons qu’on y trouve de précieuses indications et confirmations sur la situation du véritable conflit en cours, qui est essentiellement sinon quasi-exclusivement fait dans les domaines de la communication.
On est alors conduit, au travers de la description de la position des deux présidents telle qu’on peut la déterminer dans ces intervention, à avoir une idée la plus proche de la vérité-de-situation, – justement, de la situation à la fois des deux puissances, à la fois de leurs rapports, etc. A ce jeu, s’il faut un vainqueur c’est évidemment la Russie, et sa posture objectivement antiSystème (quoi qu’en veuillent les Russes) l’explique évidemment.
Poutine présente une situation nette et claire, même si pas nécessairement vertueuse, surtout du point de vue de la moraline courante de notre époque. Mais il a des positions sans ambiguïtés. Il ne cherche pas de prix de vertu pour son régime, et il n’est certainement pas un acharné démocrate (serait bien, comme disait le titre du dernier livre de Volkoff, « moyennement démocrate »). Il connaît les fragilités de son immense pays, et certainement aussi certains de ses travers. Il veut un régime disons “assez dur”, parce que l’époque le veut, et aussi la pression extérieure, et aussi peut-être le tempérament russe.
Son énorme avantage est que cette subjectivité russe correspond à une vérité-de-situation : la Russie n’a pas d’ambitions hégémoniques ni de prétentions universalistes ; elle se suffit à elle-même, géographiquement et culturellement ; elle sait qu’elle est l’objet d’hostilités durables, et elle le dit désormais en dénonçant les causes profondes, quasiment pathologiques, de ces hostilités. Ainsi en est-il de la communication de la direction russe, décidée désormais à n’épargner aucune critique à ceux qui la critiquent avec âpreté et entêtement depuis si longtemps. Ainsi en est-il de la puissance de l’“armement russe”, tant militaire que culturel et psychologique, découlant de cette communication.
Cette vérité-de-situation place la Russie dans une posture antiSystème, alors qu’elle est originellement dans le Système (du temps de la fin de l’URSS et ce qui a suivi). Sa tendance, depuis, poussée par les forces extérieures, a été de se dégager petit à petit du Système, de plus en plus antiSystème. Ce n’est pas une stratégie, c’est la force des choses, et il se trouve qu’elle va dans le sens de la Grande Crise. De là, cette clarté et cette netteté de la position russe, qui affirme des principes ennemis de la déstructuration catastrophique en cours au cœur de la civilisation de la modernité en chute accélérée, ennemis des narrative et des simulacres, – même s’il arrive à la Russie d’en croquer accidentellement.
De l’autre côté, ou “en face” si l’on veut, les pitoyables et attristantes aventures de Biden ont mis en évidence tous les travers d’un Système fondamentalement appuyé sur un immense simulacre, et sur les diverses narrative de ce simulacre. C’est justement cette “diversité” qui menace la pouvoir US déjà si extraordinairement affaibli, – et pas le seul Biden, bien sûr. C’est bien le principal travers, – une “diversité” comme le réclame le wokenisme fou, – qu’a mis en évidence ce sommet, au travers des divers accrochages, de ces petits faits comme celui qu’on a décrit, et qui révèlent des tensions très profondes, – et là, au cœur même du système de l’américanisme au pouvoir.
Comme on l’a senti si l’on ajoute le G7 et le sommet de Genève, les forces du pouvoir, notamment de sécurité nationale (cette fois, avec le poids des militaires, wokenisés ou pas), semblent s’entendre sur l’ennemi central, – et c’est la Chine, et non la Russie, et certes pas les deux parce que c’est d’un poids bien trop lourd. Le phénomène le plus incroyable est sans doute qu’il y a des experts pour penser qu’avec les diverses narrative déguisées en politique, les USA parviendraient à séparer, voire à faire s’opposer la Chine et la Russie. Un tel projet soumis aux extraordinaires maladresses et aux méconnaissances culturelles abyssales des experts américanistes, est trop cocasse, – projet-bouffe s’il en est, – pour qu’on perde son temps à le réfuter alors que l’évidence fait son œuvre.
Le problème est que, dans l’immense système de la communication américaniste, au Congrès, chez les démocrates, etc., l’antirussisme bâti sur une multitude de narrative indécrottables est d’une immense puissance. L’accrochage de Biden avec la journaliste de CNN, les conférences de presse de Poutine, mettent en évidence cette haine absolue de la Russie émanant principalement du monde de la communication. Une évolution comme celle qu’on évoque, est tout simplement impossible, et Biden devra donc suivre, – car ce président n’est qu’un “suiviste” épuisé du simulacre qui l’a fabriqué, – la communication de la presseSystème dont il dépend. Ce sera donc la tactique de l’écrevisse : un pas en avant (apaisement de la Russie), un pas et demi en arrière (insulte à Poutine, manœuvres sur le frontières de la Russie, Navalny-bis ou Navalny-ter). Tout cela n’étonnera pas les Russes, qui savent déjà de quoi il s’agit.
Le problème de Genève, pour Biden, est bien que cette contradiction est apparue nettement, sans être exprimée (c’est inutile), mais dans les simples accidents d’un rassemblement de cette importance. La question posée à Joe Biden par Kaitlan Collins de CNN est certainement la plus agressive, la plus implicitement critique qu’un journaliste ait posé à Biden depuis son élection. Et elle vient de CNN, soutien indéfectible de Biden ! De là, l’écart de Biden, qui montre que la vieille canaille, malgré toutes les débilités séniles du personnage, a senti la gravité symbolique de la chose.
(Voyez d’ailleurs, pour mesurer cette crainte du cercle autour de Biden qu’on lui reproche de céder à Poutine, la bagarre homérique du système de communication de la Maison-Blanche pour démentir qu’en hochant la tête en signe d’approbation lors d’une session photo avec le Russe, Biden ne répondait pas, surtout pas, à un journaliste qui lui demandait s’il faisait confiance à Poutine.)
Le problème supplémentaire est que cette contradiction en devenir gravissime s’installe dans un système “triomphant” lui-même gavé de faiblesses, du fait de sa radicalité, des oppositions sur tel ou tel point parmi ces groupes extrémistes, du fait de son réflexe catastrophique le portant à la radicalisation extrême en toutes occasions. Il est hors de question de régler cette situation par un appel à la mobilisation extérieure, selon le vieux truc américaniste, alors que l’on fait face à une situation où l’on se mésentend gravement sur l’objet de cette mobilisation-simulacre ? Une illustration de ce blocage extérieur par rapport à l’actuelle chaos intérieur, est bien que les meilleurs soutiens de Biden et de la communauté de sécurité nationale, on les trouverait plutôt chez les républicains et dans les droites classiques, qui haïssent par ailleurs et sont haïs par les groupes radicaux de l’extrême-gauche ? Tout s’entremêle, l’extérieur et l’intérieur, dans un nœud épouvantable, un nœud gordien de narrative irréconciliables et aussi impératives les unes que les autres.
Face à la Russie, c’est bien la faiblesse des USA, cette évolution dans des univers fictifs, cette incapacité à faire net et clair comme fait Poutine, quelles que soient les casseroles qu’on lui prête et les cadavres qu’on croit distinguer dans son placard. L’immense travers de l’Amérique, révélé ou plutôt confirmé à Genève, c’est qu’elle est toute entière acquise au Système, soumise à lui, emprisonnée par lui, et qu’elle subit donc tous ses spasmes et convulsions. La conséquence est certes qu’avant de s’entendre sur un ennemi à abattre, d’ici quelques décennies, elle aura bel et bien éclaté.
… Tandis que la Floride offre de prêter au Texas et à l’Arizona des policiers pour la protection des frontières que le centre fédéral abandonne, et que le gouverneur du Texas annonce qu’il a décidé de reprendre la mise en œuvre du Mur anti-migration lancé par Trump et liquidé par Biden dès son investiture, et passe immédiatement à l’acte.
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