« Quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » (Proverbe africain)
« C’est le devoir de chaque homme de rendre au monde au moins autant qu’il en a reçu. (Albert Einstein).
Le premier juin 2021, le ciel nous tombe sur la tête ! notre frère Djamel Eddinenous quitte. Rappelé à Dieu Il rejoint son créateur apaisé sans avoir trop souffert, laissant sa famille, ses proches et ses amis, atterrés par cette nouvelle qui fut un coup d’éclair dans un ciel serein.
Qui est Djamel Eddine Chitour ?
C’est avant tout, un fils de l’Algérie profonde qui eut un parcours qui sans être exceptionnel, mérite d’être rapporté.La bonne ville de Bordj Bou Arreridj a vu la naissance de Djamel Eddine, il eut dès le départ, une scolarité laborieuse du fait des conditions difficiles de la famille. Sa scolarité fut orientée dans l’école indigène. Il fut reçu aussi au certificat fin d’études et eut à faire un examen pour passer en sixième pour entrer au collège de Bordj Bou Arreridj, Il se retrouva dans la section latine, où il eut comme enseignant du latin un curé. Il eut à nous rejoindre au lycée pour continuer des études en section B : Latin et Grec.
Cependant, prenant exemple sur moi, son ainé , il se lança dans l’aventure du baccalauréat B (latin) en n’étant qu’en seconde ! Il réussit et eut les félicitations de Ferhat Abbas (1964).Il se retrouva en terminale philosophie au lycée Emir Abdelkader d’Alger (anciennement du nom de Bugeaud le bourreau des algériens).
La formation et la recherche de qualité
Après son bac philo , et prenant exemple sur un autre frère qui faisait médecine, il fut ses études de médecine et sortit 2éme du certificat préparatoire aux études médicales (CPEM) lui, le bachelier en philosophie, ce qui permet d’affirmer que les études médicales n’étaient pas interdites aux disciplines de sciences humaines Comme cela sera le cas injustement par la suite. Il soutint sa thèse de docentat en 1983. La vidéo suivante atteste de la rigueur scientifique et de la maitrise d’un domaine aussi complexe que le système nerveux central avec comme sujet les mécanismes de la douleur (1).
Dans le cadre de cet hommage il n’est pas possible de décrire 40 ans de sacerdoce au service du pays . Il fit une carrière en gravissant tous les grades jusqu’à celui de professeur dans une carrière fondamentale : la neurophysiologie, sa rigueur scientifique dans l’enseignement et surtout sur la douleurLa référence suivante explique les différentes étapes de la recherche médicale dans le domaine de la neurophysiologie en partant de l’époque du professeur Abdelmoumène, dont il était l’élève avec son collègue le professeur Chaouch .(2)
Il a mis quinze années pour placer un laboratoire sur les études sur la douleur Pour l’aspect traitement du signal il eut à collaborer avec le professeur Sadoun de l’Ecole Polytechnique. Imaginez l’ambition de créer un laboratoire de physiologie avec les meilleurs techniques et surtout équipements d’études de la douleur où il fallait négocier des crédits faire les appels d’offre, participer au choix des équipements et finalement souvent n pas aboutir à concrétiser .
Une histoire parmi tant d’autres, le parcours du combattant de Djamel pour pouvoir convaincre la direction de la recherche du Ministère de l’Enseignement Supérieur, son plus grand problème était d’arriver à stabiliser le signal très faible du fait des interférences et des bruits de fond. Et comme le dit , si bien, le professeur Djamel Eddine Chitour, il aurait fallu disposer d’une cage de Faraday qu’il n’a pas pu acquérir
Une autre histoire nous explique en creux le sacerdoce de Djamel qui pour le besoin des expérimentations, avait besoin de souris blanches qu’il devait importer. Ce fut l’époque et un véritable parcours du combattant car les souris blanches étaient retenues dans les services de douanes pour des raisons diverses. Le professeur Djamel allait lui-même chaque jour les nourrir au grand étonnement des douaniers ne comprenaient pas cette affection en direction des souris au point que chaque jour et pendant plus de quinze jours ,il venait chaque matin , les ravitailler ..
Un autre incident, celui-ci plus grave, ce fut l’incendie criminel de son laboratoire dans l’annexe de la faculté de médecine (TCBM) de Dergana. Il ne perdait pas espoir, et il reconstitua son laboratoire à l’identique à la faculté de médecine d’Alger comme le montre la vidéo. (3)
Des centaines d’étudiants d’Alger de Tizi Ouzou et de Tunis dans le cadre de professeur associé qui ont suivi des enseignements sur le système nerveux central (enseignement assez complexe) témoigneront certainement de la probité intellectuelle et de son savoir encyclopédique. Une anecdote aussi à Tunis, il était accompagné partout où il allait deux jeunes assistants qui étaient là pour recueillir la parole du maitre.. La deuxième année de son enseignement , il lui a été demandé de corriger le polycop de son cours enregistré et qu’il avait dispensé l’année d’avant .. On l’aura compris il n’y eut pas d’invitation pour la troisième année. Le plein de savoir a été transféré En tant que chef de service à l’hôpital Ait Idir, il a laissé l’image de quelqu’un qui faisait confiance à ses collaborateurs et avait un rapport distant avec la gestion administrative qu’il faisait volontiers sous-traiter.
Enfin nous devons citer son passage en tant que professeur associé directeur de recherche à l’INSERM ( Institut National sur la Recherche Médicale) à Paris. Il fit une vingtaine de publications scientifiques sur la « douleur » que l’on peut trouver référenciés avec un grand impact factor.
Réflexion sur le sort des élites scientifiques
Epoque bénie que l’enseignement de l’époque, où nous devions prouver au quotidien que nous pouvions suivre les études, par le travail en dehors de toute interférence démagogique qui a fait tant de mal à l’université algérienne. Sans verser dans une nostalgie qui, d’une certaine façon, a tendance à embellir le passé, il faut bien convenir qu’il y a un délitement des vraies valeurs, celles de la compétence, de l’humilité du travail bien fait, de la sueur, en un mot, du mérite Décrire le parcours initiatique, voire le sacerdoce du professeur Djamel Eddine Chitour dans l’enseignement supérieur à la fois en tant que médecin, enseignant, et chercheur serait une gageure. Nous ne pouvons qu’exprimer objectivement notre propre chagrin devant cette perte cruelle et notre profond dépit pour l’indifférence de la société à la suite du décès de cette éminence grise qui a marqué par son enseignement des centaines d’Algériens qui ont été ses élèves, qui l’ont connu et apprécié sa rigueur au point que chacun se sent d’une certaine façon un héritier.(4)
Dans quel monde vivons-nous où on laisse mourir dans l’indifférence totale un pilier aussi respectable que ceux qui sont morts les armes à la main? Le djihad contre l’ignorance est un djihad toujours recommencé, c’est, d’une certaine façon, le «grand djihad» sans médaille, sans m’as-tu-vu, sans attestation communale, sans bousculade pour des postes honorifiques qui ne sont pas le fruit d’une quelconque compétence, mais, assurément, d’allégeance suspecte.
Jusqu’à quand resterons-nous en apesanteur devant la non mise en place des fondamentaux d’une société du savoir ? d’une société éclairée ? d’une société de tolérance, fascinée par l’avenir, profondément ancrée dans ses repères culturels et cultuels sans pour autant en faire un fond de commerce mais prouvant au quotidien par le savoir, l’effort ( el idjtihad) qu’ils appartiennent aussi à une grande spiritualité qui a apporté en son temps sa part de rayonnement scientifique à l’humanité. Jusqu’à quand resteront nous indifférents à l’apport discret sans bruit, ne rendront-ils pas justice à ces géants en les honorant Un professeur qui a enseigné toute sa vie s’en va comme il était venu, sans la reconnaissance de la nation. Un proverbe africain nous enseigne que « quand un savant meurt, c’est une bibliothèque qui brûle » J’en appelle à un sursaut et à un réveil de la conscience nationale pour que plus jamais les éminences nombreuses ,qui ont chacun marqué leur époque, restent pour nous des phares dans cette nuit de l’intellect dont nous devons absolument nous réveiller.
Nous devrons graduellement aller vers de nouvelles légitimités pour récompenser ceux qui, véritablement, ont servi le pays en toute discrétion. Au moment où des élections législatives sont organisées nous devrions espérer que les futurs élus, ce terme a une connotation biblique, apportent leurs valeurs ajoutées à l’édification de l’Algérie Nouvelle qui a besoin des compétences seules ceintures immunitaires dans un monde qui ne fait pas de place aux faibles. Nietzche a écrit que « périssent les faibles et les ratés ». Nous ne devons être ni ratés ni faibles. Cela ne se fera pas par des oracles ou par la méthode Coué . Cela se fera par la détermination d’aller de l’avant, de mettre en lumière les savoirs, de ne pas avoir peur de combattre l’ignorance source première de l’irrationalité. On demanda un jour au président Abraham Lincoln, pourquoi l’éducation coute chère. Il répondit « si vous pensez que l’éducation coute chère, essayez l’ignorance »
Notre pays s’honorerait à rentrer de plein pied dans le XXIe siècle en appelant les dignes fils de l’Algérie quel que soit leur lieu , à contribuer à une nouvelle vision du futur qui fait émerger graduellement de nouvelles légitimités de rendre un hommage appuyé à toutes ces vraies lumières ces «sans-grade» dans l’échelle actuelle des valeurs, mais qui ont tant fait pour le pays. La réhabilitation de l’école de l’université et des «gardiens du Temple» serait, à n’en point douter, un signe fort d’une nouvelle vision de société qui serait basée sur les critères d’éthique de compétence, et de loyauté , seules ceintures de sécurité qui donneront une visibilité à notre pays dans le concert des nations quand la rente ne sera plus là.
Conclusion
Que dire en définitive devant l’inanité des choses ? koulounasouneounedhaikatou el moute Quand nous comprenons cela, le fait d’être en vie devient alors une joie en soi. La plus belle chose que nous puissions éprouver, c’est le côté mystérieux de la vie. Einstein avait raison d’écrire il n’y a que deux façons de vivre sa vie : l’une en faisant comme si rien n’était un miracle, l’autre en faisant comme si tout était un miracle Voilà une compétence de plus qui s’en va d’une façon anonyme. Pour l’amour de son pays, le professeur Djamel Eddine a comme son frère Zouheir lui-même professeur de cardiologie disparu récemment, fait son devoir celui du grand djihad pour une Algérie du savoir, de la rigueur. Que Dieu leur fasse miséricorde !
Ces vers de Victor Hugo tirés des Misérables, me paraissent indiqués quand pour décrire la traversée de la vie du professeur Djamel Eddine Chitour et de tant d’autres « illustres » dans l’échelle universelle des valeurs mais encore anonymes dans ce pays à qui ils ont tout donné : « Il dort. Quoique le sort fût pour lui bien étrange, il vivait. Il mourut quand il n’eut plus son ange ; la chose simplement d’elle-même arriva, comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va ».
Professeur Chems Eddine Chitour
Ecole Polytechnique Alger
Notes :
1.Vidéo de la soutenance de thèse en 1983 https://youtu.be/orKnXUf791c
2.https://neurophysiologie.wordpress.com/2019/10/31/prof-djamel-chitour-activites-de-recherche/https://neurophysiologie.wordpress.com/2019/10/21/23/
3.Vidéo montrant le professeur Djamel Eddine dans son laboratoire
https://www.youtube.com/watch?v=_sDvRAtkfDI
4. Chems Eddine Chitour. Extrait de l’hommage au professeur Aoudjhane.
Source : Lire l'article complet par Mondialisation.ca
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