On parle beaucoup ces dernières années en France de ces mystérieux blacks blocs qui sèmeraient la terreur dans les manifestations populaires, spécialement dans les manifestations initiées par la gauche. D’un regard extérieur, on ne sait pas bien s’il faut les considérer comme une expression radicalisée des revendications sociales portées durant ces événements ou s’ils en sont au contraire le dévoiement. Pourtant, au-delà des théories du complot et des violences sous faux drapeau, la réalité est peut-être bien plus simple… ( Article paru dans le numéro 89 de Rébellion)
On a beaucoup parlé d’eux durant la crise des Gilets jaunes mais également au cours d’autres mobilisations de rue survenues durant la dernière décennie. Associés, parfois un peu hâtivement, au mouvement anarchiste, on leur attribue souvent les mêmes traits distinctifs, tels que le refus de tout légalisme et de toute négociation sociale et un goût marqué pour la violence et l’émeute. Toutefois, au-delà de cette référence à un activisme anarchiste un peu daté, c’est aussi l’assimilation au mouvement dit « antifa » qui revient souvent, avec ce qu’il charrie de sectarisme et de tentation épuratrice. Derrière la vitrine libertaire (glorification du désordre et esthétique du chaos) on trouverait alors une sensibilité beaucoup plus « stalinienne », la violence des blacks blocs ne se tournant plus en priorité contre l’ennemi politique (l’État, la bourgeoisie, le capitalisme, la police, etc.) mais contre les moutons noirs, les dissidents, les déviationnistes, les « confusionnistes », dont il faudrait purger les manifestations de masse. C’est en tout cas l’analyse de François Bousquet, qui écrit : « Dans les manifestations de Gilets jaunes, ce sont indiscutablement des intrus, des corps étrangers. […] On ne peut même pas dire qu’ils sont à la traîne du mouvement, ils sont en dehors. Comment pourrait-il en être autrement ? Ce sont deux visions du monde antagonistes qui s’affrontent. […] Il ne faut pas beaucoup creuser pour s’assurer que les “antifas” vomissent tout ce que représente la France des Gilets jaunes. […] Jamais le sort de la France des invisibles ne leur a arraché la moindre compassion, seulement l’éternel procès en moisissure, en maréchalisme, en “crispations” identitaires, en “poison” populiste. »1
Les blocs noirs : de nouvelles brigades rouges ?
Jean-Claude Michéa y voit non seulement une menace pour le mouvement social mais même une éventuelle stratégie d’affaiblissement encouragée par le gouvernement : « Si le mouvement des Gilets jaunes gagnait encore de l’ampleur (ou s’il conservait, comme c’est toujours le cas, le soutien de la grande majorité de la population), l’État benallo-macronien n’hésitera pas un seul instant à envoyer partout son Black Bloc et ses “antifas” (telle la fameuse “brigade rouge” de la grande époque) pour le discréditer par tous les moyens ou l’orienter vers des impasses politiques suicidaires. »2 Il n’est en effet pas difficile de voir quels bénéfices Macron pouvait retirer de ce phénomène : cliver l’opinion, diaboliser les Gilets jaunes en les présentant comme des vandales, justifier la répression policière, dissuader les Français ordinaires de s’associer au mouvement, tenir à distance les femmes, les personnes âgées et tous ceux effrayés par le risque de l’affrontement physique, entretenir la division des forces mobilisées…
Vincent Lapierre et sa web-TV Le Média pour tous en ont fait plusieurs fois l’expérience, chahutés (pour ne pas dire plus) par ces nervis encapuchonnés lorsqu’ils défilaient aux côtés des Gilets jaunes. Lapierre, qui les dénonce comme étant des idiots utiles du gouvernement macronien, remarquait d’ailleurs « une convergence totale de vues entre ceux que les Gilets Jaunes combattent et les milices antifascistes ultraviolentes »3. Et il leur posait une question essentielle (dont il n’a toujours pas reçu la réponse) : s’ils prétendent réellement soutenir le peuple français en lutte, pourquoi ne commencent-ils pas tout simplement, lorsqu’ils défilent à ses côtés, par… revêtir le gilet jaune ? Cette distanciation, cette démarcation volontaire (alors qu’il aurait été si simple de s’assimiler complètement au mouvement) interroge. Peut-être traduit-elle, dans la perception des blocs noirs (parlons français), un mépris pour les gens ordinaires, leur habitus de classe, leur patriotisme, leur humeur populiste. Le fameux mépris « anti-beauf » d’une grande partie de la gauche et de l’extrême gauche. Peut-être aussi expriment-ils, par leur refus de s’incorporer complètement au mouvement, la revendication, très léniniste au fond, d’une identité d’avant-garde : ils ne prétendraient pas être le peuple mais ses défenseurs, ses cadres, ses hommes de première ligne ; ils ne seraient pas de simples manifestants mais des « professionnels de la révolution ». Le dramaturge et poète Armand Gatti4, communiste libertaire, figure de la Résistance française et compagnon de route de diverses luttes de libération nationale, écrivait ceci au sujet du terrorisme dans une de ses pièces : « C’est une sorte d’aristocratique non-confiance dans l’émancipation des autres. Il se substitue à leur initiative, convaincu d’être plus lucide (ou plus à l’avant-garde), comme le bureaucrate. Alors qu’ils se croient aux antipodes l’un de l’autre, ce sont deux faces d’une même pièce de monnaie. »5
Si la France semble découvrir le phénomène des blocs noirs depuis une petite décennie, il n’en est pas de même dans la partie germanique de l’Europe, où cela fait une bonne trentaine d’années, voire plus, que ce mode d’action existe et est connu. On peut lire ceci au sujet des blocs noirs dans un ouvrage paru il y a deux ans et consacré au mouvement antifasciste allemand : « Ce mode d’apparition remonte à l’histoire et aux pratiques des autonomes allemands, en particulier dans les manifestations antifascistes, mais également auparavant dans les manifestations organisées pour défendre les squats dans de nombreuses villes allemandes telles que Berlin, Hambourg ou encore Francfort dans les années 1980. »6 Si le phénomène s’est ensuite internationalisé à la fin des années 1990 et au début des années 2000 à l’occasion de quelques manifestations anti-capitalistes de grande envergure (contre l’OMC à Seattle en 1999, contre le G8 à Gênes en 2001, etc.) et a été repris par l’extrême gauche américaine qui a fait connaître cette nouvelle forme d’activisme au reste du monde, c’est d’abord en Allemagne et en Autriche que s’est développé le Schwarzer Block. La Suisse, très influencée culturellement et politiquement par ces pays-là du fait de sa majorité germanophone, a connu ce phénomène-là bien avant la France. Et c’est en tant que Suisse, justement, que je voudrais amener ici quelques éléments de compréhension pour mieux saisir le phénomène.
Un souvenir de jeunesse
Comme journaliste indépendant, j’ai été le premier, en Suisse romande (partie francophone du pays) à donner la parole au représentant d’un bloc noir dans un grand média. C’était le 31 juillet 2003, dans les pages de L’Hebdo, l’hebdomadaire le plus diffusé de Suisse romande, et ça se passait peu après une grande manifestation émaillée de violences et organisée, à Genève et en France voisine, contre le G8 qui se tenait alors à Évian. Parler de représentant ici pour qualifier Stepan, mon interlocuteur, est bien sûr ironique puisque la doctrine anarchiste réfute précisément la notion de représentation, mais j’emploie néanmoins ce terme car le militant à qui j’ai donné la parole, même s’il ne représentait à proprement parler que lui-même, a su délivrer à cette occasion une justification doctrinalement cohérente des agissements du bloc noir. Ses références à Bakounine et à la théorie de l’action directe et de la « propagande par le fait » en attestent, ainsi que son pseudonyme, référence à peine voilée à un personnage des Justes, la pièce d’Albert Camus consacré au terrorisme des socialistes-révolutionnaires russes.
Cet entretien de fond, qui avait provoqué pas mal de réactions (il était paru au moment même où la police genevoise lançait un vaste appel à la délation pour identifier et arrêter les responsables des émeutes), m’avait, comme je m’y attendais, attiré quelques ennuis. Non seulement la police était venue me voir pour tenter d’obtenir des renseignements (que je m’étais bien gardé de leur donner) mais j’avais été également suspecté par certains d’être un agent double. Étant à cette époque un jeune militant communiste, j’avais été pris en grippe par une partie du milieu anarchiste (qui n’attendait sans doute que ce prétexte-là pour me tomber dessus) : on voulait voir en moi un reporter infiltré dans les milieux radicaux pour le compte des médias bourgeois. C’était évidemment complètement faux. Je travaillais en indépendant, je m’occupais alors d’une petite feuille marxiste-léniniste qui s’appelait Affirmation dionysiaque (je ne sais plus trop ce que cette référence pagano-nietzschéenne venait faire là-dedans), que je photocopiais et que je vendais à la criée durant les manifs. En parallèle j’évoluais dans les milieux du syndicalisme étudiant, du trotskisme et de l’« antifascisme ». Si j’avais accepté de livrer le fruit de cet entretien à L’Hebdo, c’était avec l’accord explicite de Stepan (dont j’ai su par la suite qu’il m’avait défendu contre certains de ses camarades) et dans l’objectif avoué de faire connaître les motivations du bloc noir au grand public.
Tout cela m’est revenu en tête il y a quelques jours, alors que je faisais du rangement chez moi. En fouinant dans ma cave, je suis retombé sur un sac militaire poussiéreux qui contenait quelques souvenirs d’une autre époque : un sweat-shirt noir à capuche, une cagoule, des lunettes de plongée, un protège-dents de hockeyeur, des coudières et des genouillères prélevées dans un attirail de skater, des rangers à lacets rouges… Car oui, maintenant qu’il y a pour ainsi dire prescription, je suis en mesure de l’écrire : je n’étais pas infiltré dans un bloc noir, j’en étais membre à part entière et en toute conviction.
En relisant aujourd’hui l’entretien de Stepan il m’est évidemment impossible de m’y retrouver. Trop de naïveté, trop d’erreurs d’interprétation, trop d’aveuglement, trop d’étroitesse doctrinale… Impossible, passé l’âge de 25 ans, de ne pas sourire devant ces déclamations qui ressemblent à des slogans, cette pensée réduite à l’état de manifeste, cet épouvantail lexical du « bourgeois » qui revient à tous moments et souvent hors de propos, ces parallèles historiques et géopolitiques bancals (les références à la guerre d’Irak étaient un lieu commun obligatoire durant ces années-là), ces certitudes de plomb allergiques à toute nuance et à toute remise en question… Et pourtant Stepan et ses camarades, même s’ils avaient bien des défauts, n’étaient pas des salopards, leur violence n’était pas si gratuite que le disaient les médias, et leurs motivations n’étaient pas à chercher ailleurs que dans leurs convictions politiques. De cela au moins je suis certain. Il m’arrive parfois de me demander ce que tous ces gens sont devenus…
Ce que la police n’a pas compris
Si je suis bien sûr revenu de tout cela, cette aventure m’aura au moins permis de voir, sur le terrain, que le bloc noir n’était ni ce qu’en pensaient ses détracteurs ni ce qu’en disaient les journalistes. Quant à la police… elle a toujours eu beaucoup de peine à définir ce qu’était exactement le bloc noir, d’où ses fréquents insuccès lorsqu’elle cherche à le combattre. En Suisse, année après année, le sempiternel rapport de la police fédérale sur la sécurité intérieure, envoyé régulièrement aux journalistes et mis à la disposition de tous les citoyens souhaitant en prendre connaissance, nous apprend que le bloc noir une organisation hautement structurée, fortement hiérarchisée et constituée de plusieurs cercles dont le premier, le noyau dur, recélerait quelques vieilles figures de la gauche radicale connues des services. C’est de ces quelques vieux routards de la contestation, zurichois pour la plupart, qu’émaneraient toutes les directives, exécutées consciencieusement par les membres des deuxièmes et troisièmes cercles, ce dernier comptant en majorité des jeunes et très jeunes militants, manipulés par leurs aînés et ne connaissant aucune limite dans leur capacité de nuisance.
La lecture de ce rapport officiel, que nous considérions chaque année comme une rétrospective très honorifique de nos faits d’armes, nous faisait toujours beaucoup rire lorsque nous arrivions à ce chapitre. Ceux qui nous surveillaient, tout comme ceux que nous affrontions dans la rue, n’avaient absolument rien compris à ce qu’était le bloc noir. On aurait pu craindre, bien sûr, que la police fédérale revoie sa copie sur la base de cet entretien avec Stepan et en vienne tout à coup à comprendre qui nous étions vraiment, mais la lecture du rapport qui suivit quelques mois plus tard nous rassura : rien n’avait changé, toujours la théorie des cercles, la hiérarchie secrète, la centralisation des ordres et toutes ces balivernes. La grande erreur du Département fédéral de l’intérieur aura été au fond de croire que nous fonctionnions à la façon de leurs subordonnés, comme une brigade de police !
S’il me fallait expliquer ce qu’est un bloc noir en quelques mots, que pourrais-je en dire ? Un bloc noir, ce n’est personne, mais potentiellement c’est tout le monde. Il n’y a pas de fichier central, pas de cartes d’adhésion, pas de chefs, pas de directives, pas de comptes à rendre, pas même de réelle unité. Joignez-vous à la prochaine grande manifestation de rue, habillez-vous de noir, masquez-vous, rapprochez-vous de ceux qui sont vêtus comme vous et qui auront commencé à se regrouper : voilà, vous faites partie du bloc noir, c’est aussi simple que ça. Vous prendrez ensuite certaines initiatives pour intervenir de façon plus musclée dans ou hors du défilé, ou alors vous suivrez, librement, les initiatives proposées par d’autres dans la mesure où elles vous conviennent. Vous pourrez agir seul mais de préférence vous formerez, spontanément, ce qu’on appelle un groupe affinitaire, c’est-à-dire que vous sévirez avec des gens de votre connaissance. Votre proximité avec eux, votre intimité de pensée, favoriseront entre vous votre capacité à improviser et assurera l’esprit de groupe et la solidarité nécessaires à une action efficace. C’est cela un bloc noir, rien d’autre. Voilà sans doute ce que j’aurais dit il y a une quinzaine d’années si on m’avait posé la question, et je n’ai aucune raison de penser que cette définition du bloc noir ait pu changer depuis.
Au-delà des théories du complot
J’ai été surpris, en fin d’année passée, de lire dans les pages du Monde une tribune de l’historien Sylvain Boulouque, spécialiste de l’anarchisme, qui traitait le phénomène avec une lucidité qui contrastait avec les fantasmes habituels des médias sur le sujet. Je reproduis ici un passage de son texte :
« L’apparition récurrente d’un black bloc alimente une fantasmagorie, parfois renforcée par les discours politiques qui y voient des “professionnels du désordre” ou des “militants massivement venus de l’étranger”. La réalité est différente. Depuis le début du millénaire, le nombre des manifestants vêtus de noir et prêts à défier la police ne cesse d’augmenter. En 2016, le black bloc s’est formé à chaque manifestation sans que les interdictions administratives de manifester empêchent son existence. […] Il faut le rappeler, le black bloc est une pratique manifestante à laquelle toute personne peut se joindre. Il peut se former et se dissoudre tout aussi vite. Il ne comporte pas de carte d’adhérent. Derrière les coupe-vent, les sweat-shirts noirs et les lunettes de piscine, n’importe quel manifestant – femme ou homme, jeune ou moins jeune, de toutes catégories socioprofessionnelles – pas forcément violent, peut, en adoptant cette tenue, se montrer solidaire sans participer à l’affrontement. Il existe une partie importante de la population prête à remettre en cause l’ordre imposé, soit en donnant un autre cours à une manifestation officielle, soit dans des affrontements directs avec les forces de l’ordre. Il suffit de suivre certains concerts de rap ou de rock, de se pencher sur les statistiques de consultation des sites pro-insurrection ou d’observer les comportements des manifestants, pour constater qu’il existe en France actuellement une certaine sympathie pour ces pratiques. »7
Je n’ai pas grand-chose à ajouter à ça : cela correspond dans les grandes lignes à ce qu’ont pu observer tous ceux qui ont vécu le mouvement de l’intérieur. Cela ne dispense en rien de toutes les critiques et reproches qu’on peut faire au bloc noir, mais avant d’attaquer il faut pouvoir connaître et ne pas se laisser abuser par des idées fausses. Quels fantasmes n’ai-je pas entendus, dans les milieux patriotes, sur les blocs noirs : des mercenaires stipendiés par le pouvoir, des agents provocateurs recrutés à l’étranger, des flics déguisés, des milices d’extrême droite… Je ne me moque pas de ces fantasmes car ils ne sont, certes, pas dénués de tout fondement. Ils n’ont rien d’un complotisme farfelu, ce sont là au contraire des pratiques politiques qui ont traversé les rapports entre pouvoir et opposition pendant des siècles. Peu avant la Révolution française, Jean-Paul Marat, dans son livre Les Chaînes de l’esclavage, mettait en garde ses lecteurs : « C’est un art connu des cabinets d’introduire dans les assemblées populaires d’audacieux intrigants qui déclament des discours insensés, et commettant des réactions répréhensibles, pour les imputer aux bons citoyens, calomnier les intentions des patriotes, et présenter le peuple comme une troupe de séditieux et de brigands. »8 Remplacer les « discours insensés » par des actes de violence (destruction de biens matériels, atteintes à la propriété, incendies volontaires, etc.) et vous obtenez une hypothèse explicative sur ce que pourrait être le bloc noir.
Il a d’ailleurs été démontré, dans certaines occurrences, que des policiers s’étaient bel et bien travestis en activistes du bloc noir pour semer la terreur, discréditer la contestation sociale et justifier la répression. Ça a été le cas par exemple avec la police italienne lors des émeutes de Gênes en 2001, sous la présidence de Berlusconi9. Certains éléments laissent à penser qu’il en a été de même, à plusieurs reprises, lors de la crise des Gilets jaunes (des photos semblent même le prouver avec une grande certitude). Il ne s’agit donc pas de nier l’existence de ces infiltrations et de ces manipulations, mais simplement de rappeler que le bloc noir n’est pas pour autant une pure création policière, qu’il existe indépendamment de ces manœuvres sous faux drapeau, et que la grande majorité des gens qui le rallient ponctuellement, quels que soient les reproches qu’on peut leur faire par ailleurs, ne sont pas des agents doubles.
Idiots utiles ou électrons libres ?
Ce décalage entre une réalité assez simple et une perception extérieure qui échafaude pour l’expliquer des interprétations complexes et parfois paranoïaques est riche d’enseignement. Il nous rappelle que nous avons trop souvent tendance, surtout lorsqu’existe un antagonisme politique, à imaginer chez l’autre, a fortiori s’il est un adversaire, des motifs, des agissements et des doubles discours qui en réalité ne sont pas les siens et dont on n’a aucune preuve tangible. Si on est prêt à reconnaître la simplicité et la clarté du fonctionnement des organismes que l’on connaît, qu’on approuve et dont on fait partie, on n’accorde jamais ce crédit-là aux organismes qu’on connait moins et dont on se méfie, préférant imaginer des explications beaucoup plus tortueuses. Pourtant, quel que soit notre bord idéologique, nous sommes nombreux à avoir été l’objet de ces fantasmes, notamment dans le discours des médias. Pour ma part je ne compte plus les fois où on m’a soupçonné de jouer double jeu, d’écrire le contraire de ce que je pensais (dans quel but ?), de toucher de l’argent de la Chine, de la Russie, de l’Iran, de la Corée du nord… Étant bien placé pour savoir qu’il n’y avait pas un mot de vrai dans ces accusations (sans quoi je serais riche à l’heure qu’il est !), je ne manque jamais de me demander, lorsque j’entends des soupçons semblables à propos de mouvements que je connais peu, si, là aussi, on ne nagerait pas en plein délire conspirationniste…
Quant à ceux qui me rétorqueront que les casseurs ne font que marquer des auto-goals contre le camp qu’ils prétendent défendre et que leurs agissements légitiment la violence d’État et font refluer le soutien populaire aux manifestations dans lesquelles ils sont présents, je leur répondrai qu’ils ont raison mais qu’il n’est nul besoin de manipulation policière pour obtenir ce résultat : il suffit de compter sur la bêtise des gens… La bêtise des gens a ceci de commun avec l’incompétence de nos gouvernants qu’on a trop tendance à les sous-estimer l’une comme l’autre, nous laissant trop facilement aller à attribuer à de sombres complots ce qui ne relève, au final, que de la simple absence d’intelligence et de stratégie. Ce qui pose une question brûlante : y a-t-il vraiment besoin d’être instrumentalisé par une puissance occulte pour être un idiot utile ? Certainement pas : les idiots utiles font leur boulot tout seul, les services de l’État n’ont la plupart du temps pas besoin de lever le petit doigt n’y même d’y songer. C’est peut-être là, en dépit d’un certain idéalisme et d’une colère souvent légitime, l’impasse dans laquelle est tombée le bloc noir.
Pour sa défense – et tout en rappelant qu’expliquer ne revient ni à excuser ni à justifier – nous citerons en conclusion Jean Baudrillard qui écrivait : « Le terrorisme tente de piéger le pouvoir par un acte immédiat, sans attendre. Il se met dans la position extatique de la fin de l’Histoire, espérant introduire les conditions du Jugement Dernier. Il n’en est rien bien sûr, mais ce défi est admirable. »10
David L’Épée
1 François Bousquet, entretien, Boulevard Voltaire, 10 février 2019
2 Jean-Claude Michéa, Lettre à propos du mouvement des Gilets jaunes, in. blog Les Amis de Bartleby, 21 novembre 2018
3 Vincent Lapierre, entretien, Breizh Info, 5 février 2019
4 J’invite les lecteurs désireux d’en savoir plus sur Armand Gatti à visionner les vidéos des divers entretiens qu’il m’a accordés (disponibles sur YouTube) et à lire le portrait que j’ai fait de lui, peu avant, sa mort dans le n°166 de la revue Éléments (juin-juillet 2017)
5 Armand Gatti, Le Cheval qui se suicide par le feu, in. Œuvres théâtrales, tome III, Verdier, 1991, p.23
6 Bernd Langer, Antifa : histoire du mouvement antifasciste allemand, trad. Sarah Berg, Libertalia, 2018, p.279
7 Sylvain Boulouque, Loin des visions complotistes, les blacks blocs ne sont pas une création de la police, in. Le Monde, 5 décembre 2019
8 Jean-Paul Marat, Les Chaînes de l’esclavage, Éditions Complexe, 1999
9 Voir à ce propos le film-choc Diaz : un crime d’État (Daniele Vicari, Italie, 2012)
10 Jean Baudrillard, Cool Memories, 1987
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