Entretien de David l’Epée paru initialement sous le titre « La pratique active de l’anarchie provoque un certain plaisir » dans l’hebdomadaire suisse L’Hebdo, le 31 juillet 2003. Repris dans le numéro 89 de la revue Rébellion ( septembre 2020) . A noter que, compte tenu du contexte assez tendu de cette période-là, le chapeau de l’article, rédigé par la rédaction de l’hebdomadaire, donnait les précisions suivantes :
« Vu la nature clandestine du Black Bloc et sa méfiance, pour ne pas dire son mépris et son rejet des médias, cet entretien a été recueilli dans des circonstances très particulières. […] Alors que la police diffuse des avis de recherche par internet, ce texte permet de mieux comprendre qui sont ces jeunes – pas toujours si jeunes d’ailleurs – derrière leur masque, qui ont méthodiquement mis Genève à sac il y a deux mois. […] Nous publions ce texte après des vérifications qui nous ont convaincus de son authenticité. C’est un document qui éclaire les racines idéologiques des membres du Black Bloc, ou du moins de certains d’entre eux, ainsi que leurs méthodes et leurs buts. »
Qu’est-ce exactement que le Black Bloc ?
Nous sommes pour la plupart anarchistes et jeunes, voire très jeunes. Beaucoup d’entre nous sont directement issus des mouvements punks et redskin. Le premier Black Bloc a été formé en 1991 à l’occasion des manifestations contre la guerre du Golfe, mais des groupes similaires existaient déjà dans les années quatre-vingt, à l’époque du Mouvement autonome allemand. Nous ne sommes pas un réseau centralisé, il n’y a pas un Black Bloc mais une multitude, nous ne sommes pas hiérarchisés et nous fonctionnons sur le mode anarchiste.
Quand il y a des manifestations d’envergure, nous nous y rendons tous spontanément et nous nous retrouvons sur place. Que cela soit en 1999 à Seattle contre la conférence de l’OMC ou en 2000 à Washington contre la réunion du FMI – deux dates importantes de notre histoire – nous avons concentré les forces de toutes les Revolutionary Anti-Capitalist Blocs contre la police, dans une coordination stratégique comme il ne s’en était jamais vu jusque-là. Nous nous répartissons en groupes affinitaires, ce qui nous donne une bonne capacité d’improvisation et d’anticipation. Mais nous nous engageons aussi sur d’autres fronts que l’altermondialisme. Nous sommes par exemple très actifs, depuis plusieurs années, dans la campagne pour la libération de Mumia Abu-Jamal1.
Certains parlent à votre sujet de méthodes dignes du stalinisme…
C’est tout à fait hors de propos. Nous ne sommes que le nouveau courant alternatif issu de la mouvance libertaire. En tant qu’anarchistes, nous nous réclamons de Bakounine et de l’Internationale anarchiste. Nous nous opposons à tout système parlementaire et à toute démocratie indirecte. Nous ne voulons pas non plus d’un État révolutionnaire, car la seule idée d’État est une idée bourgeoisie. Nous nous opposons également aux contractualistes2 selon lesquels il n’y a rien à espérer de la part d’esclaves. Or, les esclaves sont voués à la révolte ! Nous pensons au contraire que c’est l’établissement d’une société libre qui rendra les hommes libres, et non l’inverse.
L’anarchie n’est rien d’autre que l’alliance du socialisme et de l’individualisme. Laisse-moi te citer Bakounine, tu comprendras mieux : j’ai ses œuvres complètes sous les yeux. « La révolution c’est la guerre, et qui dit guerre dit destruction des hommes et des choses. Il est sans doute fâcheux pour l’humanité qu’elle n’ait pas encore inventé un moyen plus pacifique de progrès, mais jusqu’à présent, tout pas nouveau dans l’histoire n’a été réellement accompli qu’après avoir reçu le baptême du sang ». C’est plutôt réaliste, non ? Cela résume exactement notre approche du problème, encore que nous ne nous attaquions qu’aux biens. Cela s’appelle la conviction par les faits comme système de propagande : nous théorisons peu mais nous donnons beaucoup d’exemples concrets, nous montrons au peuple tout le potentiel qu’il a en lui. Netchaïev n’agissait pas autrement.
Parle-nous de vos actions contre la propriété privée.
Notre tactique est la dégradation de la propriété comme moyen stratégique d’action directe. Nous ne nous limitons évidemment pas à la simple équation propriété = vol, mais il s’agit d’attaquer, au moins symboliquement, la propriété capitaliste sous toutes ses formes. On ne le répétera jamais assez : notre violence n’est rien face à celle que déploient chaque jour les tyrans, les exploiteurs et toute l’élite néo-libérale. Le collectif anarchiste ACME l’explique bien : « La propriété privée, et le capitalisme par extension, est intrinsèquement violente et répressive, et ne peut être atténuée ou réformée. » Une multinationale qui engraisse ses patrons avec le sang du peuple et qui pousse le cynisme jusqu’à avoir pignon sur rue, au su et au vu de tous, ne mérite qu’un seul verdit : celui du pavé.
Vous pratiquez la violence. Quel regard portes-tu sur le pacifisme ?
Je m’attendais à cette question. Nous sommes en partie ce que nous sommes par réaction au pacifisme, ou plus exactement parce que nous avons pris conscience de ses contradictions internes et du fait qu’il est voué à l’échec. Le pacifisme ne peut pas être révolutionnaire, c’est inscrit dans sa nature. C’est une position réformiste, rien de plus, et c’est ce qui le perdra et est déjà en train de le perdre. Tout le monde s’en accommode très bien, ça ne pose de problème à personne, ça n’a aucun impact sur la société. Tout le monde nous parle de Gandhi et de la résistance passive, mais je vous mets tous au défi de me citer dix noms de révolutionnaires qui ont obtenu un quelconque acquis social avec la non-violence ; vous vous casserez les dents. Le pacifisme n’est même pas une position éclairée. Pour la plupart des gens, c’est une mode, un dogme qui n’a aucun fondement rationnel, une nouvelle forme de pensée unique qui redore le blason des deux camps, et c’est ça qui fait son succès.
Dans mon éthique, on ne milite pas pour se donner bonne conscience, mais pour obtenir des résultats concrets, sans quoi c’est une attitude bourgeoise. Il est facile pour un tyran d’être tolérant envers une manifestation pacifiste ; il n’a aucune raison d’avoir peur et c’est pour cette tolérance hypocrite que tout le monde l’applaudira. C’est une constante dans l’histoire, les tyrans se servent du pacifisme, c’est bon pour leur image. Par contre, un gouvernement qui met bas les masques et se montre sous son vrai visage d’État fasciste est beaucoup plus vulnérable, et c’est pour ça qu’il faut l’affronter sur son propre terrain qui est celui de la confrontation directe, pour montrer au peuple qui sont réellement ceux qui lui jettent de la poudre aux yeux. On ne répond pas à des rafales avec des fleurs.
Ni Dieu ni maître : le mot d’ordre est-il toujours d’actualité ?
Il n’y a pas de mot d’ordre chez nous, que des mots de désordre… Mais laisse-moi te citer à nouveau Bakounine : « La révolution sociale seule aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises. Je me trouve très peu enclin à me soucier d’une abstraite légitimité : tout ce qui détruit le cléricalisme est pour moi bon, juste et légitime. »
Quelles actions avez-vous menées durant le G8 d’Évian ?
Nous avons procédé sur Genève et Lausanne selon notre stratégie habituelle : nous nous sommes répartis en groupes affinitaires pour faire reculer les cordons policiers en cas de barrage ou d’encerclement, empêcher les arrestations pendant les charges en formant à notre tour des chaines humaines et, à quelques reprises, agir directement contre la propriété bourgeoise lorsque la situation le permettait. La rive gauche de Genève est celle des commerces qui fournissent principalement les pontes de la nouvelle aristocratie ; il ne fallait tout de même pas s’attendre à de la compassion de notre part…
Nous avons passablement été gênés dans notre action par d’autres manifestants qui ne réalisaient pas l’incohérence de leur intervention, mais plus encore par les passants curieux, excités par toute cette agitation et qui ne demandaient qu’à nous voir terminer notre travail pour s’emparer du contenu des boutiques. Nous condamnons la bêtise profonde de ces individus qui sont les premiers à nous diaboliser après coup, d’un commun accord avec le reste de l’opinion. Ils nous ont toutefois permis d’éviter une trop violente répression policière : les commandos anti-émeutes craignaient de mettre en danger la vie des promeneurs, c’est pourquoi ils nous ont laissé malgré eux une certaine marge de manœuvre les premiers jours de l’anti-G8.
Comment assumes-tu le pillage et le fait de s’en prendre à des petits commerçants ?
Nous n’avons commis aucun pillage ! C’est aussi absurde que de demander à José Bové s’il a démonté le McDonald’s de Millau pour obtenir des cheeseburgers gratuits ! Je sais que des individus sans aucune conscience citoyenne sont passés derrière nous pour se remplir les poches, nous avons tout fait pour nous interposer mais nous ne pouvons pas être partout à la fois. D’une certaine manière, il ne s’est pas passé à Genève autre chose qu’à Bagdad après la chute du tyran ! Quant à nos cibles, nous ne nous sommes attaqués, comme à notre habitude, qu’aux multinationales, aux boutiques de luxe et aux entreprises capitalistes, mais jamais, au grand jamais, à l’épicier de quartier ! Il ne faut pas oublier qu’il y a parmi nous de nombreux prolétaires. Je ne suis pas certain de cette estimation, mais il me semble qu’après la classe ouvrière, ce sont les étudiants et les professeurs qui sont les professions les plus représentées dans les Blacks Blocs.
Que penses-tu des organismes de médiation entre manifestants et autorités ?
Je ne veux pas les traîner dans la boue car leur travail n’est pas facile et leur position est délicate. L’Alliance d’Olten a fait du bon travail car elle a su choisir son camp3, même si, à cause de ça, elle a beaucoup été critiquée après les événements que l’on sait à Berne [NDLR : chargés de force dans des trains par la police et envoyés à Berne, les manifestants présents dans les montagnes des Grisons pour protester contre la tenue du World Economic Forum de Davos se sont retrouvés malgré eux le soir dans la capitale helvétique et y ont brûlé de nombreuses voitures et saccagé de nombreux commerces]. Je connais d’ailleurs pas mal de monde du côté romand, à la Coordination anti-OMC. J’ai un peu plus de peine avec le Forum social lémanique (FSL) qui a tenté plusieurs fois durant les manifestations anti-G8 de nous isoler dans des quartiers pour faciliter la répression de la police. Ils se sont beaucoup compromis mais, au fond, ce sont des victimes, ils ont été trompés. Je crois qu’ils ont fini par comprendre qu’on ne sort jamais gagnants d’une collaboration avec les forces de l’ordre. Aucun compromis avec l’ennemi de classe, voilà notre position.
Dans un communiqué du Black Bloc de juillet 2001, on peut lire : « Si nous avons des raisons politiques bien précises de pratiquer la destruction des biens matériels, nous ne cachons pas que briser directement les obstacles quotidiens à notre bien-être est un sentiment jouissif. » Il y a donc un plaisir de la violence ?
Cela donnera cours à beaucoup de polémiques, mais nous ne nous le cachons pas : l’action directe et la désobéissance civile sont galvanisatrices, et la pratique active de l’anarchie, au-delà de la question politique, est quelque chose qui, viscéralement, provoque un certain plaisir. C’et à la fois un avantage et un danger, nous ne devons pas nous laisser aller à faire n’importe quoi, nous sommes des militants, et chez nous, la violence n’est jamais gratuite. Si je peux te rassurer, il n’y a jamais eu, à ma connaissance, aucun dérapage de la part des nôtres. La gestion d’une émeute n’est pas un travail d’amateur. Au début, les premières actions des Black Blocs se faisaient peut-être dans une optique plus festive, un peu comme les Pink & Silver Blocks4, mais au fur et à mesure que notre mouvement s’est radicalisé, elles sont devenues plus méthodiques, et plus efficaces aussi. Le slogan le dit assez bien : « Le capitalisme ne s’effondrera pas tout seul, aidons-le ! »
Vous estimez faire l’objet d’une désinformation de la part des médias, pourquoi ne vous justifiez-vous jamais publiquement ?
C’est effectivement un de nos principaux problèmes. Les médias profitent du fait que nous sommes constamment surveillés et que nous ne pouvons nous risquer à nous justifier publiquement pour nous calomnier chaque fois un peu plus. De manière générale, nous n’aimons pas les journalistes. J’ose espérer que tu n’essaieras pas de détourner mes propos. Quand nous écrivons à la presse pour nous défendre, on nous censure, et si nous insistons, on ouvre une enquête pour savoir où nous nous cachons et pour nous mettre sur le dos la responsabilité de toutes les émeutes des dix dernières années. Nous avons renoncé à faire notre apologie, les gens sont assez intelligents pour faire la part des choses, et ceux qui nous ont vus agir dans les manifestations savent que nous ne sommes pas des hooligans.
1 Militant noir américain emprisonné depuis vingt-et-un ans et condamné à mort pour le meurtre d’un policier, dont il se dit innocent.
2 Partisans de la thèse du contrat social proposée par Hobbes, Grotius, Rousseau et leurs successeurs
3 Rassemblement d’activistes de gauche qui a estimé, lors du Forum de Davos de janvier 2003, que les conditions de manifestations imposées par a police étaient inacceptables, et donc laissé le champ libre aux manifestations sauvages à Berne.
4 Travestis et masqués, habillés de tutus roses ou jouant de la fanfare, ces groupes qui ont connu leur heure de gloire durant les années des grandes mobilisations altermondialistes ont des airs festifs, même s’ils pratiquent eux aussi l’action directe.
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