Dans son second roman intitulé La Valse (Sémaphore 2021), Karine Geoffrion dissèque les ravages de la quête de perfection sur une femme contemporaine.
En 2015, l’écrivaine sort son premier livre, Éloi et la mer (Sémaphore, 2015) où elle aborde les désirs inassouvis derrière l’adoration maternelle. Pour La Valse, elle expose frontalement la dichotomie entre l’être et le paraître. L’histoire nous est racontée par une narratrice (Isabelle) qui mènerait une vie idyllique avec son mari Xavier et ses garçons. Elle adore prendre des repas gastronomiques au réputé restaurant parisien Jules Verne, ou encore déguster des smoothies pommes et kale sur des terrasses extérieures. Or, une nouvelle vient briser sa soi-disant vie de rêves. Va-t-elle s’extirper de son univers de mensonges et taire ses désirs profonds?
Le récit alterne entre les descriptions du quotidien, avec un sens aiguisé des détails, et des passages construits comme des monologues intérieurs (comme un journal intime) où Isabelle exprime ce qu’elle ressent sans censure. Par son style tranchant, qualifié par certains de chirurgical, l’autrice réussit à rendre tangibles les états d’âme et les ambivalences d’une personne pas toujours sympathique, qui traite de « looser » les gens qui ne partagent pas ses critères d’excellence (dont son beau-frère, « photographe de bas niveau sans le sou, à l’allure pouilleuse »). Exigeant et direct sans chercher la provocation, le roman de moins de cent pages nous permet de scruter nos failles derrière les désirs de reconnaissance et de réussite. Ancré parfaitement dans notre époque, il n’occulte pas l’omniprésence des réseaux sociaux dans la construction de nos identités.
Avant de s’adonner à l’écriture, Karine Geoffrion se passionnait pour le théâtre et avait étudié en cinéma et en littérature. Elle a consacré son mémoire de maîtrise « sur la représentation du poète maudit », principalement le trio mythique Charles Baudelaire, Paul Verlaine et Arthur Rimbaud. « Je me suis beaucoup intéressée aux figures sociales du 19e siècle », confie-t-elle au bout du fil. Lors de son parcours académique, elle se penche notamment sur le maître du naturalisme (mouvement littéraire qui prolonge le réalisme par une approche quasi-documentaire et descriptive des faits), Émile Zola. Son œuvre préférée du créateur de Germinal et Thérèse Raquin? « Ce fut Au bonheur des dames (1883) où nous voyons les débuts des grands magasins alors qu’une jeune fille (Denise Baudu), employée précaire dans le prêt-à-porter féminin, se fait bouffer par le système. » La pensée féministe de Simone de Beauvoir fut également « un choc », principalement le recueil de trois nouvelles La Femme rompue et ses écrits autobiographiques dont Mémoires d’une jeune fille rangée.
Au verso de la couverture de La Valse, nous lisons qu’avec son second ouvrage, l’écrivaine « s’impose comme une portraitiste de ces femmes consumées par le vide ». La description du dixième anniversaire de mariage du couple (« journée la plus importante de l’année ») donne un tableau saisissant de cette quête effrénée pour briller auprès des autres. Dans une salle de réception aux abords du Lac Memphrémagog, une cinquantaine de convives « ont respecté le code vestimentaire obligatoire : des tenues de soirée de couleur ivoire, qui confère à n’importe quel événement une touche d’élégance. » Que de bonheur d’entendre les commentaires sur la solidité des amoureux avec un verre de champagne à la main, entre photographies de cellulaire et commentaires sur Facebook! « Voilà un cinq mille dollars bien investis », se réjouit la narratrice.
Pour concevoir le microcosme de ce faux conte de fées, Karine Geoffrion a pris trois ans d’écriture. Et pourquoi avoir choisi comme titre La Valse, danse prisée du 18e siècle, pour témoigner des soubresauts actuels? « J’aimais la dualité entre la fluidité que l’on imagine pour les mouvements et les pas calculés et rigides nécessaires à sa réalisation », telle une métaphore du contrôle d’Isabelle sur son existence.
C’est l’antagonisme entre l’image et la réalité qui a grandement interpellé l’écrivaine mère de deux enfants et résidente du quartier Rosemont à Montréal. Elle s’est inspirée d’un couple réel (mais aux personnalités éloignées des protagonistes de La Valse) « qui se donnait en public des effusions d’amour. De l’extérieur, il semblait des plus heureux. Mais nous nous ne connaissions pas (ou n’envisagions pas) ce qui se passait vraiment. Ce décalage, nous le voyons constamment dans notre société qui met de l’avant une image de perfection », constate l’autrice. Celle-ci s’interroge aussi sur la mince différence (et souvent sur son absence) entre la vie publique et la vie privée. « Les gens choisissent de mettre ce qu’ils veulent montrer (sur Internet). Même les vedettes de télé-réalité affichent des images de leur couple même quand elles ne sont plus ensemble. » Par ailleurs, dans le roman, Isabelle ne perçoit-elle pas la conversation comme l’art ultime du spectacle?
L’impression initiale de froideur devant une écriture « clinique » n’empêche pas au drame de laisser percer une humanité loin des images fleur bleue. « Je trouvais intéressante une certaine distanciation témoignant des tensions d’une femme qui cherche continuellement à se projeter devant les autres et qui se retrouve seule face à elle-même. Il y a une cassure. Au fur et à mesure, nous constatons qu’Isabelle n’est pas si heureuse que cela. »
Au cours de l’intrigue, surgit le titre d’une œuvre importante pour Karine Geoffrion, La Fenêtre panoramique de Richard Yates. Paru en 1961 sous le titre original Revolutionary Road, le livre a été porté à l’écran avec le célèbre couple de Titanic, Kate Winslet et Leonardo DiCaprio. « Dans un traitement différent, il y avait là l’essence de ce que j’avais envie de dire. C’est un couple qui avait tout pour être heureux en apparence, mais qui arrive à un constat d’échec. »
Pour l’écrivain-journaliste Yvon Paré, Karine Geoffrion « nous montre la tragédie de ceux qui vivent dans un monde de pacotille ». Même au temps de ses études, la femme de lettres scrutait liens entre la société et la littérature. Et n’esquive pas aujourd’hui les ambiguïtés des êtres humains, dont l’héroïne de La Valse qui, avec son « destin, semble avoir toutes les possibilités. Mais a-t-elle vraiment le choix », lance d’une voix assumée celle qui ne craint pas les malaises derrière les surfaces trop lisses.
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