Carl Bergeron est un personnage tout à fait énigmatique. Méconnu du grand public, il est tenu en grande estime par tous ceux qui s’intéressent à la question de l’identité nationale; mais ses apparitions étant si ponctuelles et ses publications se faisant encore plus rares, il demeure mystérieux même pour ses appréciateurs.
Chacune de ses publications constitue un événement, chaque fois les cercles d’intellectuels s’empressent de s’appeler pour annoncer la bonne nouvelle: «Carl Bergeron vient de publier un texte!»
Il fait justement paraître ces jours-ci La grande Marie ou le luxe de sainteté, un petit livre aux grandes idées qui portent sur Marie de l’Incarnation, figure mystique trop souvent oubliée de notre histoire. D’une plume comme on en retrouve rarement, Bergeron trace le parallèle entre le destin du Québec et celui de «la grande Marie», belle formule qui témoigne à la fois d’une proximité, mais aussi de la verticalité qu’elle incarne.
Des saintes!
En 1639, après une série de visions mystiques, Marie de l’Incarnation quitte Tours, en France, pour fonder un monastère à Québec et y enseigner le français et le catéchisme. Cent fois la mission de Marie aurait pu échouer: naufrage, incendies et mauvaises récoltes. Cent fois ce pays aurait pu sombrer: raids iroquois, famine, maladies et assimilation. Ces femmes qui ont fondé ce pays en s’embarquant pour la Nouvelle-France, «étaient-elles des saintes ou des folles»?
Notre époque qui ne se laisse jamais duper y voit au pire d’authentiques folles ou au mieux de pauvres femmes qui ont dû se «réfugier» dans la religion, car l’époque patriarcale les empêchait de s’épanouir pleinement dans la vie publique. Bergeron n’adhère pas à cette vision qui enferme Marie dans des concepts qui lui sont étrangers. Pour lui, elles étaient des saintes.
Et on se doit de lui donner raison. Bergeron a l’intelligence de prendre au sérieux le mysticisme de Marie de l’Incarnation. Il remarque qu’elle devait être animée d’un amour infini pour laisser son fils en France et aller en Nouvelle-France éduquer les populations autochtones. Carl Bergeron nous invite à renouer — non à communier — avec cette histoire de la Nouvelle-France qui est si loin de nous.
Malheureusement, notre mémoire commence bien souvent aux années 1960. Et même pour les plus hypermnésiques d’entre nous, notre histoire commence en 1837. Mais sommes-nous simplement capables d’avoir la Nouvelle-France comme référence vivante? L’un des textes fondateurs du Québec moderne, le Refus global, a catégoriquement rejeté le cléricalisme, et notre goût de la transcendance s’est évanoui du même coup.
Ce discours était certes nécessaire à l’époque, car le poids de l’Église sclérosait la société et les artistes, mais une société, et encore moins une culture, ne peut perdurer par le refus radical de son passé.
S’enraciner avec l’histoire de notre peuple
Aujourd’hui, nous devons tirer avantage de notre situation historique. Le Québec étant essentiellement déchristianisé, le cléricalisme n’a aucun poids sur notre société. Cette légèreté peut et doit nous permettre de nous enraciner avec l’histoire de notre peuple qui est marqué par la transcendance. Rendre notre regard moins suspicieux à l’égard de cette dernière nous permettrait de ranimer une mémoire marquée par l’audace et la ténacité.
Pour paraphraser Bergeron, l’histoire québécoise des 50 dernières années en est une démocratique, mais celle de la Nouvelle-France est chevaleresque. Comment instituer un geste créateur à partir de ces deux histoires qui nous emprisonnent et qui nous libèrent, qui sont à la fois contradictoires et complémentaires? Au fil de ces pages, on se dit que le grand écrivain qui a rédigé ce petit livre y parviendra.
– David Santarossa, enseignant, Sainte-Thérèse
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