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Depuis deux décennies, le Pentagone applique la « doctrine Rumsfeld/Cebrowski » au « Moyen-Orient élargi ». Plusieurs fois, il a pensé l’étendre au « Bassin des Caraïbes », mais s’en est abstenu, concentrant sa puissance sur sa première cible. Le Pentagone agit comme un centre décisionnel autonome qui échappe, de fait, au pouvoir du président. C’est une administration civilo-militaire qui impose ses objectifs aux autres militaires.
par Thierry Meyssan
Dans mon livre L’Effroyable imposture, j’écrivais, en mars 2002, que les attentats du 11-Septembre visaient à faire accepter par les États-uniens :
à l’intérieur, un système de surveillance de masse (le Patriot Act) ;
et, à l’extérieur, une reprise de la politique impériale, au sujet de laquelle on ne disposait à l’époque d’aucun document.
Les choses ne s’éclaircirent qu’en 2005, lorsque le colonel Ralph Peters —alors commentateur de Fox News— publia la fameuse carte du Conseil des chefs d’état-major, celle du « remodelage » du « Moyen-Orient élargi ». Ce fut alors un choc dans toutes les chancelleries : le Pentagone prévoyait de redessiner les frontières héritées de la colonisation franco-britannique (les Accords Sykes-Picot-Sazonov de 1916) sans égard pour aucun État, fut-il allié.
Dès lors, chaque État de la région fit tout ce qui était en son pouvoir pour éviter que l’orage ne s’abatte sur son peuple. Au lieu de s’unir avec les pays limitrophes face à l’ennemi commun, chacun tenta de dévier la main du Pentagone sur ses voisins. Le cas le plus emblématique est celui de la Turquie qui changea plusieurs fois son fusil d’épaule donnant l’impression brouillonne d’un chien fou.
Cependant la carte révélée par le colonel Peters —qui détestait le secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld— ne permettait pas de comprendre le projet d’ensemble. Déjà, lors des attentats du 11-Septembre, il avait publié un article dans la revue de l’armée de Terre US, Parameters. Il y faisait allusion à la carte qu’il ne publia que quatre années plus tard, et suggéra que le Comité des chefs d’état-major s’apprêtait à la réaliser au moyen de crimes atroces qu’il devrait sous-traiter pour ne pas se salir les mains. On pouvait penser qu’il faisait allusion à des armées privées, mais l’histoire montra qu’elles ne pouvaient pas non plus s’engager dans des crimes contre l’humanité.
Le fin mot du projet était au « Bureau de transformation de la Force » (Office of Force Transformation), créé par Donald Rumsfeld au Pentagone dans les jours suivant les attentats du 11-Septembre. Il était occupé par l’amiral Arthur Cebrowski. Ce célèbre stratège avait été le concepteur de l’informatisation des armées. On pouvait croire que ce Bureau était un moyen de terminer son œuvre. Mais plus personne ne contestait cette réorganisation. Non, il était là pour transformer la mission des armées US ainsi que l’attestent les quelques enregistrements de ses conférences dans des académies militaires.
Arthur Cebrowski passa trois ans à donner des cours à la totalité des officiers supérieurs US, donc à tous les officiers généraux actuels.
Ce qu’il enseignait était assez simple. L’économie mondiale était en train de se globaliser. Pour rester la première puissance mondiale, les États-Unis devaient s’adapter au capitalisme financier. Le meilleur moyen était de garantir aux pays développés qu’ils pourraient exploiter les ressources naturelles des pays pauvres sans rencontrer d’obstacles politiques. À partir de quoi, il divisait le monde en deux : d’un côté, les économies globalisées (incluant la Russie et la Chine) destinés à être des marchés stables et, de l’autre, toutes les autres qui devaient être privées de structures étatiques et livrées au chaos pour que les transnationales puissent exploiter leurs richesses sans résistance. Pour y parvenir, il convient de diviser les peuples non-globalisés selon des critères ethniques et de les tenir idéologiquement.
La première région concernée devait être la zone arabo-musulmane allant du Maroc au Pakistan, à l’exception d’Israël et de deux micro-États voisins qui devaient éviter la propagation de l’incendie, la Jordanie et le Liban. C’est ce que le département d’État a appelé le « Moyen-Orient élargi ». Cette zone n’a pas été définie en fonction des réserves pétrolières, mais d’éléments de culture commune de ses habitants.
La guerre qu’imaginait l’amiral Cebrowski devait, dans un premier temps, couvrir toute cette région. Elle ne devait pas tenir compte des clivages de la Guerre froide. Les États-Unis n’y avaient plus d’amis ou d’ennemis. L’ennemi ne se définissait pas non plus par son idéologie (les communistes), ou sa religion (le « choc des civilisations »), mais uniquement par sa non-intégration dans l’économie globalisée du capitalisme financier. Rien ne pourrait protéger ceux qui avaient le malheur de ne pas être des suivistes, d’être des indépendants.
Cette guerre ne devait pas permettre aux seuls USA d’exploiter les ressources naturelles, comme les guerres précédentes, mais à tous les États globalisés de le faire. D’ailleurs les États-Unis ne s’intéressaient plus vraiment à la captation des matières premières, ils entendaient surtout diviser le travail à l’échelle de la planète et faire travailler les autres pour eux.
Tout cela impliquait des changements tactiques dans la manière de faire la guerre puisqu’il ne s’agissait plus d’obtenir la victoire, mais de mener une « guerre sans fin », selon l’expression du président George W. Bush. Effectivement, toutes les guerres débutées depuis le 11-Septembre se poursuivent encore sur cinq fronts différents : Afghanistan, Iraq, Libye, Syrie, Yémen.
Peu importe que des gouvernements alliés interprètent ces guerres conformément à la communication des États-Unis : ce ne sont pas des guerres civiles, mais des étapes d’un plan préétabli par le Pentagone.
La « doctrine Cebrowski » secoua les armées US. Son assistant, Thomas Barnett, rédigea un article pour Esquire Magazine, puis publia un livre pour la présenter plus en détail au grand public : La Nouvelle carte du Pentagone.
Le fait que, dans son livre, publié après la mort de l’amiral Cebrowski, Barnett s’attribue la paternité de sa doctrine ne doit pas faire illusion. Il s’agit juste d’un moyen pour le Pentagone de ne pas l’assumer. Le même phénomène avait eu lieu par exemple avec le « choc des civilisations ». Il s’agissait au départ de la « doctrine Lewis », un argument de communication imaginé au sein du Conseil de sécurité national pour vendre de nouvelles guerres à l’opinion publique. Elle fut exposée au grand public par l’assistant de Bernard Lewis, Samuel Huntington qui la présenta comme la description universitaire d’une réalité inéluctable.
La mise en œuvre de la doctrine Rumsfeld/Cebrowski a connu de nombreux aléas. Certains provenaient du Pentagone même, d’autres des peuples que l’on écrasait. Ainsi, la démission du commandant du Central Command, l’amiral William Fallon, a été organisée parce qu’il avait négocié de sa propre initiative une paix raisonnée avec l’Iran de Mahmoud Ahmadinejad. Elle fut provoquée par… Barnett lui-même qui publia un article accusant Fallon de propos injurieux à l’encontre du président Bush. Ou encore, l’échec de la désorganisation de la Syrie est imputable à la résistance de son peuple et à l’entrée en jeu de l’armée russe. Le Pentagone en est venu à incendier les moissons et à organiser un blocus du pays pour l’affamer ; des actions revanchardes qui attestent de son incapacité à détruire les structures étatiques.
Lors de sa campagne électorale, Donald Trump avait milité contre la guerre sans fin et pour le retour des GI’s à la maison. Il est parvenu à ne pas enclencher de nouveaux fronts et à rapatrier quelques hommes, mais a échoué à dompter le Pentagone. Celui-ci a développé ses Forces spéciales sans « signature » et est parvenu à détruire l’État libanais sans avoir recours à des soldats en uniforme. C’est cette stratégie qu’il est en train de mettre en œuvre en Israël même, organisant des pogroms anti-arabes et anti-juifs à la faveur de l’affrontement entre le Hamas et Israël.
Le Pentagone a plusieurs fois tenté d’étendre la « doctrine Rumsfeld/Cebrowski » au Bassin des Caraïbes. Il a planifié un renversement, non pas du régime de Nicolás Maduro, mais de la République bolivarienne du Venezuela. Il l’a finalement reporté.
Il faut constater que le Pentagone est devenu un pouvoir autonome. Il dispose d’un budget gigantesque d’environ deux fois le budget annuel de la totalité de l’État français (hors collectivités territoriales et sécurité sociale). Dans la pratique son pouvoir s’étend bien au-delà puisqu’il contrôle l’ensemble des États membres de l’Alliance atlantique. Il est censé rendre compte au président des États-Unis, cependant les expériences des présidents Barack Obama et de Donald Trump nous montrent absolument le contraire. Le premier n’est pas parvenu à imposer sa politique au général John Allen face à Daesh, tandis que le second s’est fait mener en bateau par le Central Command. Rien ne permet de penser qu’il en sera différemment avec le président Joe Biden.
La récente lettre ouverte d’anciens officiers généraux US montre que plus personne ne sait qui dirige les armées US. Peu importe leur analyse politique digne de la Guerre froide, cela n’infirme pas leur constat : l’Administration fédérale et les officiers généraux ne sont plus du tout sur la même longueur d’ondes.
Les travaux de William Arkin, publiés par le Washington Post, ont montré que l’État fédéral avait organisé, après les attentats du 11-Septembre, une nébuleuse d’agences supervisées par le département de Sécurité de la Patrie. Dans le plus grand secret, elles interceptent et archivent les communications de toutes les personnes vivant aux États-Unis. Arkin vient de révéler dans Newsweek que, de son côté, le département de la Défense avait créé des Forces spéciales secrètes, distinctes de celles en uniforme. Ce sont elles qui sont aujourd’hui en charge de la doctrine Rumsfeld/Cebrowski, quels que soient l’individu qui occupe la Maison-Blanche et sa politique étrangère.
Lorsqu’en 2001, le Pentagone a attaqué l’Afghanistan puis l’Irak, il a fait appel à ses armées classiques —il n’en avait pas d’autres— et à celles de son allié britannique. Cependant, au cours de la « guerre sans fin » en Irak, il a constitué des forces jihadistes irakiennes, sunnites et chiites, pour plonger le pays dans la guerre civile. L’une d’elle, issue d’Al-Qaïda, a été utilisée en Libye en 2011, une autre en Irak en 2014 sous le nom de Daesh. Progressivement ces groupes se sont substitués aux armées US pour faire le sale boulot que décrivait le colonel Ralph Peters en 2001.
Aujourd’hui nul n’a vu de soldats US en uniforme au Yémen, au Liban et en Israël. Le Pentagone a lui même fait la publicité de leur retrait. Mais il y a 60 000 Forces spéciales US clandestines, c’est-à-dire sans uniforme, qui suscitent le chaos, via la guerre la civile, dans ces pays.
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