Kentaro Miura et les mangas contre le Monde Moderne

Kentaro Miura et les mangas contre le Monde Moderne

La mort de Kentaro Miura, le légendaire créateur de la saga Berserk, est l’occasion pour penser ce phénomène total qu’est le manga. Loin d’être un simple divertissement pour enfants, il s’avère en réalité un moyen de réflexion sur un grand nombre de sujets : de la politique aux relations humaines, de l’histoire à la place des nouvelles technologies, des luttes de classe à la nature humaine. Sur tout, trône Berserk, reflet de la perdition de notre époque, mais au fond duquel brille une lumière d’espoir incarnée par le héros Guts et son éthique.

Le manga, phénomène total de la culture japonaise

Kentaro Miura est mort ; adieu, Guts.

La soudaine disparition, le 6 mai, de l’un des grands piliers du manga et, de conséquence, de son avatar Guts, est l’occasion de penser non seulement le chef-d’œuvre de cet auteur, Berserk, mais également le manga en soi. Car il y a bien un mystère qui entoure cet art et qui n’en finit pas d’étonner le lecteur occidental : de quelle sorte d’esprit peuvent-ils naître ces immenses fresques au trait si caractéristique, et dont les intrigues donnent parfois (souvent) les vertiges ? Il y a bien quelque chose de profondément religieux dans les mangas, dont les productions sont régulièrement classées dans les catégories réservées au divertissement pour enfants, adolescents et adultes boutonneux socialement inadaptés. Et pourtant, il faudrait bien se demander en quoi seraient enfantines les vertigineuses questions morales soulevées par Death Notes, celles religieuses et existentielles qui imprègnent Evangelion, celles politico-sociales de Jin-Roh, la brigade des loups, ou encore les références littéraires japonaises et éthiques de Dragon Ball.

Code d’honneur, politique, amitié, amour, divertissement, philosophie, guerre, existentialisme, luttes sociales, sexualité… le manga est, au Japon, un phénomène culturel total ; tout y converge, il est le miroir du monde tel que les Japonais le conçoivent. Le manga, c’est la photo du Japon.

Les mangakas, héritier de la tradition japonaise

Qui sont les mangakas ? Des stakhanovistes, comme seule la discipline japonaise, avec ses siècles de travail, sait en produire. Des moines pliés sur leurs enluminures, totalement voués à la tâche, parfois (souvent, au fond) jusqu’à l’épuisement mentale et physique. Des bougies, des ascètes. C’est là l’idéal de beaucoup de mangakas, comme le rappelait Miura, mort d’une dissection aortique aiguë causée par son hypertension et son épuisement : « C’est le destin des mangakas de l’ère Shôwa1 que de mourir à leur table basse ». Un écrivain ne peut que mourir avec sa plume en main ; un peintre, avec son pinceau. Tout bon cinéaste devrait songer à la mise en scène de sa propre mort, et la filmer.

Le mangaka est l’héritier de plusieurs millénaires de culture japonaise et est-asiatique (les échanges entre Chine, Corée et Japon étaient bien présents, y compris au niveau littéraire et artistique). Cela est clair dans nombreuses œuvres, qui puisent directement dans la richissime culture locale, et cela à partir du trait des dessins, qui s’inspirent des emakimono, en gros des rouleaux où la peinture et les textes étaient associés en un but narratif. On parle du VIIIème siècle, à l’époque Nara, lorsque l’archipel japonais connut un foisonnant développement artistique.

L’ouverture forcée de l’Empire du Japon sous la menace militaire états-unienne en 1854 contraindra les Japonais à se confronter à l’Occident. Afin d’éviter qu’une Modernité occidentale d’importation ne détruise les fondements de la société, le Japon procède à une modernisation forcée et adaptée au contexte local – non sans sacrifices majeurs, comme ce fut le cas de l’abolition de la classe guerrière des samouraïs, qui dirigèrent le Japon féodal pendant sept siècles.

Les rapports entre Occident et Japon furent dès lors bidirectionnels. Le Japon découvrait l’Occident, mais l’Occident découvrait à son tours le Japon. La fascination fut mutuelle, et aujourd’hui les mangas et les animes sont truffés de références aux traditions occidentales, avec un goût très prononcé pour le catholicisme, le Moyen-Âge, le Royaume-Uni de l’époque victorienne et la France de la période comprise entre le XVIIème et le XIXème siècle. Autrement dit : dans l’imaginaire collectif japonais, la France commence avec Louis XIV et se termine avec Baudelaire. Le pays est beau grâce à la Tour Eiffel, à Notre-Dame de Paris et à Versailles ; non pas grâce aux HLM et à Jeff Koons sur les Champs Elysées.

Finalement, derrière son image parfois très décalée et folle, le manga est profondément antimoderne, surtout lorsqu’il prétend exalter des univers hyper-technologiques et futuristes. Le genre mecha, où les histoires tournent autour de combats entre énormes robots (Gundam, Mazinger Z) se révèle être rien d’autre qu’une projection futuriste des samouraïs, avec leurs armures, leurs katanas et code d’honneur pendant les combats, avec des références très claires au Hagakure, le guide spirituel destiné au guerriers japonais et rédigé au XVIIIème siècle. D’autres mangas qui traitent de la technologie le font au contraire pour en dénoncer les excès et la pervasivité qui modifie irréversiblement la nature humaine : Akira et Ghost in the Shell représentent des pierres angulaires du genre.

Kentaro Miura et le marquis de Sade, témoins de leurs époques

Berserk, dont la mort de Kentaro Miura nous a malheureusement condamnés à ne pas connaître la fin2, est au manga ce que Sade fut à la littérature : une borne, le cliché de la fin d’une époque.

On ne peut pas comprendre Miura et Sade si on ne prend pas en compte les époques historiques qui les virent naître, même si dans des contextes très différents (ou peut-être pas, la France étant le deuxième pays au monde par lecteurs de mangas… les liens entre la France et le Japon mériteraient d’être mieux explorés). Les parallèles sont frappants. Sade écrivit pendant les années de la décadence de la monarchie française, que la révolution de 1789 balayera dans le sang et la Terreur ; Miura publia le premier volume de Berserk en octobre 1989, année de la chute du Mur de Berlin et de la fin d’un monde qui s’était structuré, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, autour de la confrontation entre le monde libéral à guide états-unienne et celui socialiste à guide soviétique.

Les écrits des deux auteurs se rejoignent sur plusieurs points : y sont décrits des univers chaotiques, pervers et sanguinaires, où la candeur est l’objet des abjections les plus horripilantes de la part d’élites au pouvoir. Les castes de la noblesse qui évoluent dans l’univers de Berserk sont décadentes, corrompues et répugnantes, prêtes à se vendre aux forces du Chaos pour en faire partie. Dans Sade, toute morale est renversée : il n’y a que la merde, le sperme, le plaisir et la violence qui dominent en souverains. C’est le monde tel que ces deux auteurs graphomanes le conçurent – le triomphe indécent du libéralisme américain sur les ruines d’un socialisme en pleine déliquescence pour Miura, et l’effondrement politique, morale et religieux français pour Sade.

Un grand nombre de divergences opposent également les deux auteurs. Miura n’est jamais du côté des élites, ni des forces du Chaos (les « apôtres » ou les cinq entités divines de la Main de Dieu), qu’il combat à travers son personnage principal, le héros Guts. Sade, lui, peut-être parce qu’issu de cette monarchie décadente qu’accouchera bientôt de la Révolution, l’est ; ou, mieux : il assouvi ses fantasmes en créant une « philosophie dans le boudoir ».

Guts, un héros en révolte

Miura est dès lors plus « optimiste » que Sade. Guts demeurera à jamais l’un des grands archétypes du héros, précieux en cette laide fin de XXème siècle et indispensable en ce grotesque début de XXIème. Sa figure aura été l’une des seules, avec l’anti-héros Tyler Durden de Fight Club, à mettre d’accord un peu tout le monde, réconciliant les extrêmes, du « faf » à l’« antifa », du geek au branché des grandes métropoles. C’est qu’elle touche aux cordes profondes de l’âme humaine. Guts ne cède pas à la part d’ombre qui sommeille en lui, il arrive à la canaliser pour mener son combat acharné contre le Chaos, il ne sait pas ce qu’est le compromis. Il y a une pureté (ou tout de même une recherche de pureté) dans les héros de Berserk qui est absente chez les personnages de Sade ; l’héroïne Justine sera sans arrêt torturée et humiliée pour enfin mourir foudroyée par un éclair.

Amitié, amour, fidélité et révolte contre la tyrannie sont centraux dans cette œuvre de Kentaro Miura, ce sont des sentiments structurants et profondément antimodernes que le discours néolibéral dominant en Occident tend à subvertir et ridiculiser afin de déstructurer l’individu et le rendre dépendant de ce que le Système lui propose comme palliatifs : Etat, Netflix, Meetic, divertissements, psychotropes… Berserk au contraire ramène le lecteur à un Moyen-Âge fantasque où le seul moyen de s’en sortir est combattre et être fidèle à une Cause qui agisse pour le Bien. Les réflexions sur la nature humaine et sa violence sont nombreuses, mais finalement, Miura pousse ses personnages à faire un choix à la fois simple et terrible : choisi ton camp et prends la responsabilité de ce choix. Devenir un monstrueux Apôtre ou défendre les opprimés avec tous tes moyens, sans leur demander rien en retour – le choix est là.

Guts est un chevalier solitaire et tragique qui dût tout endurer. Il naît d’une mère pendue, est recueilli par une troupe de mercenaires, tue dès son enfance, est violé par l’un de ses camarades, est trahi par le chef de la troupe en qui il voyait une figure paternelle, puis à nouveau trahi par le chef de la compagnie de mercenaires où démarre son épopée, Griffith, qui sacrifiera tous les membres de sa compagnie pour devenir membre de la monstrueuse Main de Dieu. Guts aussi aurait pu faire le choix de tout sacrifier et devenir un monstre. Il n’en est rien. Aucun lecteur de Berserk resta indifférent à l’épisode où Guts, éborgné, massacré, un bras encastré entre les crocs d’un démon, obligé à regarder sa bien aimée Casca se faire violer par des créatures abominables et, enfin, par Griffith transfiguré en créature semi-divine, utilise le moignon de son épée pour se couper le bras et, mutilé, s’élancer contre Griffith, le traître, qui sera dès lors sa Némésis. Combien de nobles se recyclèrent dans la Révolution jacobine, puis dans l’Empire napoléonien et enfin dans la Restauration ? Combien d’apparatchiks soviétiques deviendront de féroces oligarques ? Combien de maoïstes soixante-huitards deviendront de grotesques atlantistes va-t-en-guerre ? Nos élites sont bourrées de Griffith qui vendent leurs âmes.

Heureusement, il y a encore des Guts.

Maxence Smaniotto

1 L’ère Shôwa indique le règne de l’empereur Hirohito, et est comprise entre 1926, date de l’accès au trône de l’empereur, et 1989, année de sa mort. Que Miura fasse référence à une forme temporelle de ce type, est à souligner.

2 Selon les dernières informations, la saga pourrait continuer, Kentaro Miura ayant laissé des notes et des indications pour la terminer.

Source: Lire l'article complet de Rébellion

À propos de l'auteur Rébellion

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