VERMOREL: “SI NOUS AVIONS EU LE DESSUS, DANS NOTRE LUTTE CONTRE VERSAILLES, THIERS AURAIT APPELÉ LES PRUSSIENS À SON SECOURS. QUE LEUR IMPORTE À TOUS LA PATRIE, DONT ILS ONT PLEIN LA BOUCHE? C’EST LA CHUTE DE LA COMMUNE QUI LES PRÉOCCUPE AVANT TOUT, ET ILS L’OBTIENDRONT À TOUT PRIX.”

VERMOREL: “SI NOUS AVIONS EU LE DESSUS, DANS NOTRE LUTTE CONTRE VERSAILLES, THIERS AURAIT APPELÉ LES PRUSSIENS À SON SECOURS. QUE LEUR IMPORTE À TOUS LA PATRIE, DONT ILS ONT PLEIN LA BOUCHE? C’EST LA CHUTE DE LA COMMUNE QUI LES PRÉOCCUPE AVANT TOUT, ET ILS L’OBTIENDRONT À TOUT PRIX.”

Premières incertitudes.
Préparatifs de défense intérieure.
Une nuit à Montmartre.
Chez Vermorel.

22 mai 1871.
Les Versaillais sont dans Paris !
Ils y ont pénétré hier soir vers cinq heures, par la porte d’Auteuil.
Gambon et moi nous avions raison : c’était bien l’objectif de Versailles qui avait constamment dirigé son feu sur ce point.
La nouvelle a été apportée au Conseil hier, quelques minutes après mon départ, alors que Cluseret allait répondre aux accusations relevées contre lui.
Ce qu’il y a d’étrange, c’est que, au moment même où le citoyen Billioray1, un des membres du Comité du salut public, communiquait la fatale nouvelle au Conseil, Delescluze envoyait, d’après un télégramme expédié de l’Observatoire établi sur l’arc de Triomphe de l’Étoile, un démenti formel à ce propos.
Comment ont pu se produire une telle contradiction et une erreur aussi manifeste ? Cela sans doute tient à ce que les habitudes mensongères de la « Défense nationale » durant le premier siège, se sont malheureusement continuées sous la Commune.
C’est ainsi par exemple que Dombrowski envoyait journellement à L’Officiel des récits fantaisistes de sorties qui n’ont jamais été faites. Il n’avait pas craint même un jour d’annoncer que ses troupes avaient reconquis Neuilly jusqu’à l’église, alors que depuis la mort du brave Bourgoin2, le 7 avril, il s’était cantonné en deçà de Sablonville, ses avancées ne s’étendant pas au-delà de la barricade Peyronnet, près de laquelle il avait établi son quartier général.
Certainement il croyait ainsi soutenir le moral de ses hommes. Mais ce système n’en est pas moins puéril et dangereux. Des défaillances et les déplorables surprises qui résultent de ces entorses à la vérité sont fort loin d’être compensées par les avantages qu’on en espère.
Aussi le premier désarroi qu’ont produit les nouvelles contradictoires concernant l’entrée des troupes ennemies prouve assez combien se trompaient dans leurs calculs ceux qui, mus par d’excellentes intentions peut-être, ont cru devoir user de ce subterfuge.

Paris révolutionnaire a repris son aspect d’il y a deux mois, alors que le soir du 18 mars on craignait un retour offensif des forces réactionnaires.
On va donc en finir avec ce cauchemar du siège interminable qui dure depuis le milieu de septembre dernier sans presque d’interruption.
On va enfin lutter face à face. Et puis, cette armée qui vient d’entrer parle la même langue que nous. Ce sont des compatriotes, des fils de prolétaires. Qui sait si, se rappelant qu’ensemble nous avons combattu les Prussiens, défendu l’intégrité du sol même de Paris, ces soldats de Versailles ne sentiront pas l’ignominie du rôle qu’on veut leur faire jouer ?
Enfin mieux vaut pour tous, en somme, ce face-à-face définitif que la prolongation indéfinie d’une lutte à distance et sans issue.
Telles sont les pensées qui semblent à cette heure animer les esprits. Les femmes surtout sont pleines d’entrain et travaillent sans relâche à la construction des barricades que les hommes sauront défendre.
C’est presque avec impatience qu’on attend les envahisseurs, encore sur les hauteurs de Passy et du Trocadéro dont ils ont pris possession dans la nuit.
Aller au-devant d’eux par les larges avenues des Champs-Élysées et de Cours-la-Reine, serait courir à une défaite certaine. C’est seulement en deçà de la place de la Concorde, dans les défilés des rues de Rivoli et de Saint-Honoré, que la lutte offrira d’égales chances pour les fédérés.
Sur la rive gauche, et bien que les Versaillais soient déjà maîtres du Champ-de-Mars qu’on aurait pu défendre avec avantage, les dispositions sont les mêmes.
C’est seulement en deçà du boulevard Montparnasse et des Invalides que le combat s’engagera sérieusement.
Les services de la Guerre et des Subsistances sont déjà installés à l’Hôtel de Ville, d’où maintenant partiront les ordres et qui deviendra le centre de résistance, le tombeau de la Commune, si elle doit périr.
Majorité et minorité – dans la personne de Ferré3 et de Vermorel – se donnent la main sur le grand escalier de la « maison du peuple » et jurent de mourir pour la Révolution.
Du IVe arrondissement, trois de nos collègues, les citoyens Arthur Arnould, Amouroux et Clémence sont absents, envoyés en missions diverses par le Comité de salut public. Eugène Gérardin et moi restons seuls pour organiser la résistance, aidés de la Commission municipale dont le zèle grandit avec la gravité de la situation.
Seul notre chef de légion, L…, membre du Comité central, y apporte peu d’entrain et finit même par disparaître.
Sans doute il croit plus utile d’assister aux conciliabules du Comité, qui continue son système d’énervation et élabore des proclamations insensées dans lesquelles il reprend pour son compte le programme des ligues conciliatrices qu’il a naguère combattues.
Qu’il y a loin, hélas ! de l’attitude si simple et si grande, de la logique inflexible et loyale du premier Comité central d’avant la Commune, à la petitesse vaniteuse et à l’incohérence du Comité des derniers jours !
En l’absence du chef de légion, son sous-chef, le citoyen Guilta, le remplace avec avantage. Grâce à son activité, tout le quartier compris entre la rive sud de l’île Saint-Louis et la rue de Rivoli, jusqu’au pont d’Arcole, est sur un sérieux pied de défense et nous pouvons compter sur cinq à six mille combattants décidés à lutter jusqu’au bout.

Tout se trouvant ainsi en ordre, j’avertis le soir mon collègue Gérardin que je m’absenterai toute la nuit, Vermorel étant venu m’inviter à assister à une opération que doivent tenter La Cécilia4 et Cluseret, qui tous deux commandent le secteur Batignolles-Montmartre.
Si cette opération réussit, elle peut arrêter les trop rapides progrès de l’ennemi, déjà maître du faubourg Saint-Honoré jusqu’à la caserne de la Pépinière et, dans les hauts quartiers, jusqu’au collège Chaptal, dont il occupe les constructions inachevées.
Nous partons à minuit de la rue des Abbesses, où se trouve le quartier général, pour nous rendre à la mairie des Batignolles, rue Lévis, où l’expédition doit s’organiser.
Nous y trouvons les citoyens Malon, Jaclard5 – chef de la 17e légion -, Chaté6, Lecamp7, une ancienne connaissance de la proscription de Londres en 1858, et d’autres membres de la commission municipale.
Mais nous y attendons vainement l’artillerie et les munitions demandées par La Cécilia. Les ordres n’ont pas été compris, ou les envois ne peuvent parvenir, à cause peut-être des obstructions causées par les nombreuses barricades qui coupent les quartiers à franchir.
Nous repartons alors pour Montmartre. À l’entrée de la rue Lepic, nous trouvons un groupe de citoyennes armées, parmi lesquelles se trouvent les citoyennes Lenoir et Dmitrieff8, une Russe bien connue des révolutionnaires.
Toutes sont résolues à défendre vaillamment la barricade qu’elles garnissent.
Quelques pas plus loin en remontant, le citoyen Humbert9 et moi nous rencontrons aussi un parti de fédérés parmi lesquels se trouve Len…, employé principal d’une importante fabrique, que j’ai connu chez Dupas10. Nous nous serrons la main et échangeons à voix basse quelques mots qui ne sont pas absolument remplis d’espoir.
Au même moment arrive Cluseret se dirigeant vers la rue Blanche.
– Où diable allez-vous ainsi tout seul ?
– Je viens d’entendre des coups de feu qui me semblent partir d’en bas, vers la Trinité, et je vais voir si les nôtres y sont déjà attaqués par les Versaillais.
– Alors nous allons vous accompagner. Mais voulant m’assurer que mon chassepot est en état, je fais manœuvrer la batterie si gauchement que je ne puis plus renfermer le verrou. Nous nous arrêtons quelques secondes pour réparer l’accident… plus de Cluseret!
Nous le hélons. Nous courons même dans la direction que nous lui avions vu prendre.
Peine inutile… il a disparu.
Les coups de feu que seul il avait entendus étaient-ils un prétexte ?
Après tout, aucun lien moral ne le retient avec nous. La Commune l’a gardé un mois en prison. On l’a rendu à tort responsable d’une situation à laquelle il s’est seulement trouvé, impuissant à remédier. Qui prétendrait lui faire un crime de se considérer comme délié de tout mandat et libre de pourvoir à sa sûreté ?

Pris du désir de revoir – pour la dernière fois peut-être – son petit logement de la rue des Carrières, derrière le cimetière Montmartre, Vermorel me propose de l’y accompagner, notre présence, en ce moment du moins, n’étant plus utile dans le quartier.
Le logis, composé de deux pièces et d’une cuisine qui lui sert de cabinet de toilette, est propre et modeste. Dans chacune des deux chambres se trouve un petit lit de fer, sa mère venant de temps à autre passer quelques jours avec lui.
Les murs sont garnis de rayons chargés de livres ; tout est rangé avec soin ; on se croirait chez quelque vieille fille bien ordonnée.
Nous causons, ou plutôt il cause avec sa volubilité habituelle. Il me raconte de nouveau sa vie de travail et de déceptions.
De temps en temps notre conversation est interrompue par le fracas des obus. Il en tombe même un sur le toit de la maison voisine et quelques vitres de la cuisine volent en éclats, brisées par la secousse.
– Nous sommes perdus, c’est certain… Mais nous l’avions prévu… C’est dommage tout de même de mourir sans pouvoir deviner ce qu’il adviendra de notre cause. On rétablira sans doute la monarchie, et puis on recommencera de lutter pour ramener la République… Comment sortira-t-on de ce cercle vicieux ?
– Bah ! mon cher, nous ne sommes pas morts encore. Il peut survenir des revirements inattendus.
– Des revirements ! Vous n’y croyez pas plus que moi ! Si nous avions eu le dessus, dans notre lutte contre Versailles, Thiers aurait appelé les Prussiens à son secours. Que leur importe à tous la patrie, dont ils ont plein la bouche ? C’est la chute de la Commune qui les préoccupe avant tout, et ils l’obtiendront à tout prix. Vous le savez bien, vous qui les avez vus à l’œuvre lorsque je n’étais qu’un enfant.
– Soit. Nous serons vaincus. Mais vous êtes jeune, la mort peut vous épargner, et, plus tard…
– Moi, sortir vivant de la lutte ? Non, cela ne se peut pas.
– Pourquoi ?
– C’est alors que tous mes insulteurs d’autrefois ne manqueraient pas de prétendre que je n’étais qu’un agent de la réaction. Les jésuites rouges valent les noirs, allez!… Non non, il faut que j’y reste et j’y resterai… Je pressentais bien en quittant ma mère, que je ne la reverrais plus jamais.
Quelques larmes lui viennent aux yeux à cette pensée…
– Inutile de rien regretter, après tout… Combien de milliers d’autres, qui nous valent bien, auront dans quelques jours, eux aussi, quitté à jamais ceux qu’ils aimaient ?…
Quelques instants après, nous arrivions de nouveau au quartier général.
Plus personne !
À la mairie, en face, nous trouvons seulement notre collègue J.-B. Clément11 donnant des ordres.
Les Versaillais contournant la butte Montmartre, sont entrés par la porte Ornano, qui, nous dit-on, leur, aurait été livrée12.
Le péril est grand, car de la porte Ornano, l’ennemi, par le boulevard Magenta, peut rapidement parvenir au centre de Paris.
Il s’agit d’avertir promptement l’Hôtel-de-Ville, pour qu’on dirige en toute hâte des forces vers ce point.
On amène un cheval à Vermorel qui se charge d’aller demander des renforts.
— Savez-vous donc monter à cheval ?
— Non, mais ça ne fait rien.
Il lance son cheval au galop, au risque de se rompre les os avant d’arriver et il est bientôt hors de vue.
Je gagne alors en toute hâte le faubourg St-Martin, pour tâcher qu’on envoie du monde vers la porte Ornano soutenir le premier choc.
Le citoyen Leroudier13, président de la commission municipale de l’arrondissement, ignorait encore la nouvelle. Il me promet de faire le nécessaire et je regagne enfin le IVe arrondissement.
Il était temps !

Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune

1Alfred-Édouard Billioray (1841-1877): artiste peintre ; membre de la Garde nationale ; membre de la Commune ; membre de la Commission des services publics (29 mars) puis de celle des Finances (21 avril) ; vota pour le Comité de salut public où il remplaça Delescluze le 11 mai ; mourra en déportation en Nouvelle-Calédonie.

2 Louis Bourgoin (1835-1871): teneur de livres ; communard ; colonel de la Garde nationale ; tué dans les combats à Neuilly le 6 avril 1871.

3 Théophile Ferré (1846-1871): comptable au service d’un agent d’affaires ; militant blanquiste ; plusieurs fois condamné sous le Second Empire ; membre de la Garde nationale ; délégué au Comité central républicain des Vingt arrondissements ; membre de la Commune ; membre de la commission de Sûreté générale ; substitut du procureur de la Commune (1er mai) et délégué à la Sûreté générale (13 mai) ; vota pour la création du Comité de salut public ; le 24 mai, il donnera son consentement pour l’exécution des otages, parmi lesquels se trouvait l’archevêque de Paris Georges Darboy ; D’après Louise Michel, il était sur l’une des dernières barricades de la Commune, rue de la Fontaine-au-Roi. Fusillé à Satory le 28 novembre 1871.

4 Napoléon La Cécilia (1835-1878): en 1860, il s’engagea dans le Risorgimento aux côtés de Garibaldi et participa à l’expédition des Mille avec le grade de capitaine du génie ; opposant républicain à la fin du Second Empire ; engagé dans l’armée de la Loire après la proclamation de la République ; général de la Commune ; pendant la Semaine sanglante, il combat sur les barricades ; se réfugiera à Londres.

5 Victor Jaclard (1841-?): professeur de mathématiques ; docteur en médecine ; militant blanquiste ; franc-maçon ; membre de l’Internationale ; participa à la journée du 31 octobre 1870 ; communard ; chef de la 17e légion ; durant la Semaine sanglante, il se bat sur les barricades ; sera condamné à mort ; s’échappera et rejoindra Londres.

6 François Chaté (1841-1894): négociant ; membre du Comité central des Vingt arrondissements ; membre de l’Internationale ; communard ; se réfugiera à Bruxelles ; condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée.

7 Barthélémy Lecamp (1827-1888): commis-voyageur ; socialiste révolutionnaire de 1848 et de 1871 ; condamné à 5 ans de détention.

8 Élisabeth Dmitrieff (1851-?): née dans une famille noble de la province de russe ; devenue socialiste, contracta un mariage blanc afin de pouvoir se rendre à l’étranger ; en Suisse, se lia avec d’autres émigrés et contribua à organiser à Genève une section russe de la Ière Internationale ; en France, prit part à la Commune ; participe à la Semaine sanglante ; se réfugiera en Suisse, puis en Russie.

9 Alphonse Humbert (1844-1822): militant blanquiste ; opposant au Second Empire ; signataire de l’Affiche rouge ; publiciste ; journaliste au Père Duchêne sous la Commune de Paris ; sera déporté en Nouvelle-Calédonie.

10 Eugène Dupas (1820-1882): ouvrier horloger devenu pharmacien à Paris, puis médecin ; militant coopérateur ; participant à la Révolution de 1848 ; membre de l’Internationale ; signataire de l’Affiche rouge ; communard ; condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée.

11 Jean-Baptiste Clément (1836-1903): journaliste et chansonnier (Le Temps des cerises ; La Semaine sanglante) ; franc-maçon ; opposant au Second Empire ; membre de la Garde nationale ; participa aux soulèvements des 31 octobre 1870 et 22 janvier 1871 ; membre de la Commune ; fit partie des Commissions des Services publics et des Subsistances (29 mars), puis fut délégué à la fabrication des munitions (16 avril) et nommé à la Commission de l’Enseignement (21 avril) ; vota pour le Comité de salut public, avec la majorité ; combat sur les barricades durant la Semaine sanglante ; se réfugiera à Londres ; il sera condamné à mort par contumace.

12 La porte Ornano est aujourd’hui la porte de la Chapelle.

13 Jérôme Leroudier (1814-?): surveillant de travaux ; communard ; président du Conseil de la Xe légion ; sera condamné par contumace à la déportation dans une enceinte fortifiée.

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