Par Binoy Kampmark – Le 6 mai 2021 – Source Oriental Review
Être suffisamment compétent dans son travail est une bonne chose. Mais attention aux excès de zèle. Lorsqu’il s’agit de dresser un inventaire des moyens d’annihilation de l’humanité, les zélés devraient être tenus à l’écart. Mais l’amiral Charles Richard était là en avril de cette année, avec ses appels incessants exhortant le Sénat américain à examiner une proposition simple. « Le soutien de la modernisation de nos forces nucléaires modernes … est passé de quelque chose que nous devrions faire, à quelque chose que nous devons faire ». En tant que commandant du Commandement stratégique des États-Unis (STRATCOM), il avait à cœur de faire comprendre à la commission sénatoriale des services armés que la dissuasion nucléaire était là pour être entretenue et améliorée.
Une grande partie de son discours dans le cadre de l’examen de la posture militaire doit être considérée comme faisant partie de la folie habituelle de ce milieu de crétins qu’est le domaine de la dissuasion nucléaire. « La paix est notre profession » reste la devise quelque peu obscène du STRATCOM, et c’est une paix maintenue en promettant l’extinction potentielle de l’espèce humaine.
Pour l’amiral, la dissuasion stratégique est le Saint-Graal. Si elle échoue, « nous sommes prêts à fournir une réponse décisive, décisive à tous les égards ». Cette réponse décisive sera obtenue « avec une force moderne résiliente, équipée et entraînée, prête au combat ». Pour éviter l’échec d’une telle dissuasion, il faut également rappeler « une leçon essentielle oubliée, à savoir que la dissuasion fonctionne en permanence en temps de paix, dans la zone grise, dans le monde entier, dans tous les domaines et dans les conflits ».
Le destin des États-Unis (que Richard appelle sans humour la sûreté et la sécurité) est indissociablement lié à une « triade nucléaire efficace, à une architecture fiable et moderne de commandement, de contrôle et de communications nucléaires (CN3) et à une infrastructure d’armes nucléaires réactive ».
La dissuasion est un fétiche, une idole. « La dissuasion stratégique, explique-t-il, est le fondement de notre politique de défense nationale et permet chaque opération militaire américaine dans le monde. » Associant la bombe atomique à l’impunité et à la roublardise (l’amiral y verrait la préservation de la liberté, bien sûr), il fait un constat inquiétant. « Si la dissuasion stratégique échoue, peu d’autres choses… aucun plan ou dispositif ne fonctionne comme prévu ».
Selon l’amiral, les principes fondamentaux de la dissuasion n’ont pas changé au cours de ce siècle. Les principes qui maintiennent la terreur en jeu demeurent. Les adversaires doivent être assurés de subir des pertes plus importantes que tout gain découlant de leurs actions offensives. « Cependant, le spectre des conflits d’aujourd’hui n’est ni linéaire ni prévisible ». Dans une révélation candide, Richard a montré sa vision du monde avec une netteté à couper le souffle. « Nous devons tenir compte de la possibilité d’un conflit menant à des conditions qui pourraient très rapidement pousser un adversaire à considérer l’utilisation du nucléaire comme sa moins mauvaise option. » La question sans réponse ici est de savoir ce qui pousserait un tel adversaire à se comporter de la sorte.
Une partie de l’inquiétude vient de la crainte de la décrépitude du département de l’armement et de ce que Richard qualifie d’un ton accusateur de sous-investissement. Les mécanismes nucléaires en place sont frappés par la goutte et la putréfaction, quoique le complexe militaro-industriel soit toujours prêt à exagérer les maux. La présence de vieux systèmes informatiques est mal vue, malgré les avantages évidents qu’ils présentent face aux ratés ou à la cybersécurité.
Le message adressé aux législateurs est clair : dépensez davantage pour les armes nucléaires. Si les capacités des systèmes sont érodées au point que les ICBM (Missiles Balistiques InterContinentaux) sont retirés de la triade, le commandant recommande de revenir à cette formule extrêmement dangereuse qui consiste à maintenir en alerte permanente les bombardiers de l’US Air Force dotés d’armes nucléaires. Le monde peut s’attendre à davantage d’accidents nucléaires provoqués par des erreurs de pilotage et des défaillances techniques.
Au cœur de la dernière mise à jour se trouve l’inquiétude constante manifestée à l’égard de la Russie et de la Chine. La Russie a le rôle du vieil adversaire, en tant que « menace stratégique nucléaire évolutive », compte tenu de sa campagne de modernisation agressive, qui est achevée à 80 %. La Chine, quant à elle, se révèle être une menace nouvelle. Les capacités des deux puissances impliquent que les États-Unis sont « confrontés simultanément à deux adversaires de capacité nucléaire comparable » pour la première fois de leur histoire. Dans l’esprit du « missile gap » de la guerre froide entre les États-Unis et l’URSS, Richard se charge de gonfler les atouts de Pékin afin de courtiser les sénateurs. La Chine est « déjà capable d’exécuter toute stratégie plausible de déploiement nucléaire dans sa région et sera bientôt en mesure de le faire également à des distances intercontinentales ».
Lors de son discours, l’amiral était hors de lui face aux révélations hebdomadaires sur les capacités de la Chine. Le stock des informations actuelles issues du renseignement sur l’arsenal nucléaire chinois, avec un mois de décalage, était probablement daté au moment où il parvenait au STRATCOM. Il ne pouvait que conclure que « la déclaration de la Chine sur la politique de ‘non-recours en premier’ et la stratégie implicite de dissuasion minimale » devaient être remises en question. Richard est également convaincu que Pékin a déplacé un certain nombre de ses forces nucléaires vers une posture de lancement sur alerte (LOW) et qu’elle adopte une stratégie limitée utilisant des missiles balistiques prêts au lancement.
Richard lance un avertissement sombre, et insiste face à son public. « Si nous découvrons que nous nous sommes trompés, les conséquences des décisions de désinvestissement ou de report occasionneraient dix à quinze ans de retard et rendraient la nation incapable de répondre à l’évolution des menaces. » Il enfonce le clou. « Toute décision de retarder ou de différer la recapitalisation exige que nous soyons absolument sûrs, pour les 40 prochaines années, que nous n’avons pas besoin de cette capacité pour dissuader les menaces, dont beaucoup ne peuvent être prédites. »
Par le biais des médias sociaux, le commandement stratégique américain s’est montré peu enclin à discuter d’un éventuel Armageddon. Les propos de Richard sur la guerre qui n’est ni linéaire, ni prévisible, et sur la possibilité que les adversaires considèrent l’utilisation du nucléaire comme leur moins mauvaise option, ont été tweetés comme un petit avant-goût le 20 avril. NewsWeek l’a jugé « bizarre ». Ce n’est manifestement pas le cas du STRATCOM.
Binoy Kampmark
Traduit par Zineb, relu par Wayan, pour le Saker Francophone
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