Elles sont générées par les mouvements des utilisateurs qui circulent dans cet espace. Les clients d’Amazon, par exemple. Ou ceux qui utilisent Google comme moteur de recherche. Ils se déplacent, voyagent et laissent des traces.
Dès le début, les gestionnaires de ces espaces ouverts ont compris que ces traces étaient importantes : ils ont donc fait très attention à ne pas les effacer et ont même appris à les enregistrer, à les organiser pour les rendre lisibles. Puis ils ont commencé à les utiliser, à leur donner de la valeur.
Google est le cas le plus flagrant. Ils voulaient indexer et hiérarchiser les pages Web où trouver ce que l’on cherchait, un objectif plus que logique et presque évident. La difficulté était de choisir les pages à placer en tête de classement, celles qui seraient indiquées comme les meilleures. La logique habituelle aurait suggéré de faire appel à des experts qui, de temps en temps, signaleraient les meilleurs sites. Mais Google était confronté à de telles quantités que ce n’était pas faisable et, surtout, on avait déjà dépassé pareille logique – instinctivement, il tendait à sauter des étapes et des médiations, afin d’être en prise directe sur le monde. Donc, pas d’experts.
Alors, que faire? Brin et Page [les fondateurs de Google] furent à l’origine d’un de ces gestes révolutionnaires qui, précisément, sont au cœur de la mutation que nous étudions : ils décidèrent que ce seraient les choix des utilisateurs qui établiraient ce qui était mieux et ce qui était moins bien.
En pistant le chemin de chaque utilisateur sur le réseau, on identifiait des flux plus intenses et d’autres plus légers, ce qui, après quelques corrections, formerait la géographie de la connaissance. LE MEILLEUR ENDROIT EST CELUI DANS LEQUEL LE PLUS DE GENS SE RENDENT. Résultat : aujourd’hui, Google, qui n’est lui-même expert en rien, est consulté tel un oracle, car il est capable de rendre compte, au millimètre près, des opinions de millions de personnes. C’est là que réside un principe qui, dès lors, sera décisif : si vous êtes capable de la lire, l’opinion de millions d’incompétents est plus fiable que celle d’un expert.
Par conséquent, ce que l’on peut affirmer, c’est que là où disparaissent les libraires, les facteurs, les commerçants, les experts, bref, toute forme d’autorité, il reste la présence vigilante d’un système lointain et, parfois, les courant générés par des flux collectifs aux dimensions énormes.
Se déclenche alors une sorte d’EFFET DE MARÉE : l’individu isolé nage librement dans une mer protégée et organisée où nul intermédiaire ne vient les lui briser, mais où des courants créés par d’immenses marées collectives l’avalent sans qu’il s’en aperçoive ou presque. Une mouche qui volerait joyeusement dans le compartiment d’un train en marche ne ferait pas un voyage très différent. Peut-on considérer qu’elle vole librement?
Alessandro Barricco, The Game, Gallimard
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