Deux tiers des Français regardent au moins une série par semaine, et 19 millions vont sur Netflix chaque mois. Nouvelle industrie culturelle de masse, la série télévisée a également accédé au rang d’art ces deux dernières décennies, à travers l’essor de programmes mettant en œuvre une ambition créative sans commune mesure avec les soaps des années 1980-1990. Popularité et vocation artistique, autant de bonnes raisons de s’intéresser à l’idéologie que véhiculent à longueur d’épisodes les show-runners des productions de Netflix, France Télévisions, Canal + ou HBO. Marianne en a discuté avec Vincent Colonna, romancier et sémiologue, auteur de deux tomes de L’art des séries télé (Payot).
Marianne : Se dégage-t-il une idéologie, ou des idéologies, dans les séries télévisées les plus populaires ?
Vincent Colonna : […] La série télé étant devenue un média dominant, elle ramasse tous les genres, tous les thèmes, toutes les idéologies, toutes les visions du monde, toutes les moralités en suspens dans les nations qui produisent ce type de fiction. Ceci dit, je dois bien reconnaître que la majorité des feuilletons et des séries produites par le monde occidental manifestent une orientation progressiste, tout comme la telenovela produite par l’Inde, le Brésil et la Turquie. Même sous le régime militaire, la telenovela brésilienne était féministe et défavorable par principe aux riches propriétaires terriens, dont les enfants mâles abusaient des jeunes paysannes.
Justement, on juge souvent que les séries de Netflix mettent en exergue une idéologie progressiste. Qu’en pensez-vous ?
Certainement, car Netflix s’attache à épouser l’air du temps, qui est culturellement progressiste ; tout en offrant des formes narratives inventives pour plaire aux jeunes. Par suite, il n’est pas étonnant que la plateforme favorise une idéologie progressiste. Mais attention, cette adhésion peut prendre une forme sophistiquée, dialogique, faisant polémiquer un héros progressiste avec un héros conservateur. Il ne faut pas oublier que Netflix diffuse des séries hindoues, hongroises, polonaises, turques, etc., pays où les valeurs libérales ne vont pas de soi.
Qu’en est-il des séries françaises ? Existe-t-il une dichotomie entre les séries grand public diffusées sur les chaînes hertziennes et les séries de Canal + ou d’Arte ?
Les grandes séries populaires françaises, diffusées sur les chaînes hertziennes, sont plutôt progressistes ; mais avec des nuances frappantes, parfois sur la même chaîne. Ainsi sur France 2, la série d’éducation L’école de la vie présente une image positive des démunis, mais pas L’art du crime, une série policière ; en revanche, les deux séries donnent une image très élogieuse des fonctionnaires. Vous serez peut-être étonné d’apprendre que la critique de l’argent et de ses méfaits est un classique des séries françaises de TF1.
Là où le progressisme est mis en avant comme un étendard, détaillé dans les dialogues, c’est dans les feuilletons quotidiens : Plus belle la vie (France 3), Un si grand soleil (France 2), Demain nous appartient (TF1) et Ici tout commence (TF1). Cette qualité donne une utilité civique au genre du feuilleton, méconnu et souvent méprisé, à tort, par les élites.
Les séries d’Arte et de Canal + sont totalement différentes. Ce sont des séries d’auteur, très créatives, souvent amorales ou critiques envers l’air du temps. Le progressisme n’est donc pas un axiome qui va de soi, il est mis en question, mis à l’épreuve de la réalité, comme dans la série sur les prêtres novices, Ainsi soit-il (Arte) ou sur la mafia corse, Mafiosa (Canal).
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La vision du monde donnée à voir dans les séries est-elle due à une volonté de s’adapter aux attentes du public, ou à la pensée dominante parmi les scénaristes et les producteurs ?
À la différence du cinéma français qui est subventionné, la télévision (même publique) a besoin du public, sans lui elle s’écroulerait. Les attentes du public priment dans l’univers télévisuel, surtout depuis l’arrivée des séries étrangères de très grande qualité – des fictions américaines, mais aussi israéliennes, scandinaves, anglaises, etc. –, qui ont mis en danger la fiction française dans la décade 2 000. Pourtant, nous n’arrivons pas à vendre nos fictions télé à l’étranger, hors quelques exceptions. C’est donc que notre système de production n’est pas encore au point, malgré un net progrès depuis les héros du devoir des années quatre-vingt-dix.
Dans quelle mesure les séries ont-elles une influence sur ceux qui les regardent ?
Je répète mon point de départ : « Toute fiction narrative, revient à fabriquer une métaphore de la réalité ; métaphore qui marquera le préconscient de l’auditeur, sa sensibilité. » Cette métaphore a-t-elle une influence, agit-elle sur l’esprit du public ? Indirectement, à la marge, sous forme d’interrogations ou d’une emprise fugitive, certainement. Davantage ? Des conditions sont nécessaires. Il faut que l’entourage et le milieu servent d’amplificateur, et seule la répétition permet l’efficacité. Est-ce suffisant ? Non, l’état d’esprit de la nation joue pour beaucoup, comme la situation économique et géopolitique du pays. L’influence culturelle fonctionne par capillarité, et sur la durée, dans un système qui peut pervertir son orientation.
Je disais aussi que la fiction populaire fournit un code de conduite implicite, à travers un codage métaphorique. Cette fonction conseil peut expliquer pourquoi les séries populaires, tous diffuseurs et toutes nationalités confondus, affichent une pensée progressiste, ont très rarement une idéologie conservatrice, qu’il s’agisse de Netflix France ou des grandes chaînes généralistes françaises. La moralité conservatrice étant une morale du conformisme, du repli sur soi, et de la méfiance envers autrui, son code de conduite est naturel aux adultes. Point n’est besoin de l’enseigner ou de rappeler sa vertu, les réflexes immédiats face à un péril ou une incertitude sont presque toujours liés à l’instinct de survie : « Moi et les miens d’abord ! », hurle la chair en danger. En disant cela, je ne veux pas stigmatiser la tradition de pensée conservatrice, riche de penseurs remarquables et beaucoup plus élaborée que le simple égoïsme ; sans cette tradition, une civilisation livrée au seul progressisme, professant la table rase et le « dégagisme » général, marche tout droit dans le piège du totalitarisme (voyez la Chine et la Russie).
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