Rupture dans le Conseil.
16 mai 1871.
Véritablement nos amis de la majorité emploient à l’égard de la minorité des procédés qui deviennent intolérables.
Tant que nos dissentiments n’ont amené entre nous que des récriminations plus ou moins aigres, si déplorable qu’elle fût, la situation n’était pas telle cependant qu’une scission se justifiât. Mais que le nouveau Comité de salut public ne s’inspire plus que des conseils de la majorité, réunie en dehors de toutes séances officielles de la Commune, la minorité ne peut l’accepter, car elle se trouve ainsi devenu responsable d’actes sur lesquels elle n’est pas même consultée.
Sans doute, emportée par la conviction que, seule, elle possède l’énergie suffisante pour sauver la Commune, cette majorité ne comprend pas à quel point elle méconnaît le mandat que nous ont donné nos électeurs, combien elle froisse notre dignité et notre droit incontestable de concevoir autrement qu’elle le salut de la révolution, ni enfin combien elle fausse l’étroite solidarité qui nous lie devant tous – amis et ennemis.
Il est absolument urgent de le lui rappeler.
Il a donc été convenu que nous demanderions en séance publique la cessation d’une telle façon d’agir et que nous adjurerions nos collègues de la majorité de comprendre enfin que la Commune, devant rester impersonnelle, sous peine de se suicider, aucune de ses résolutions, par cela même, ne peut être prise qu’à la suite d’une délibération formelle des membres du Conseil réunis en séance officielle.
Avertie sans doute de notre projet, la majorité ne s’est point rendue hier à la séance, pour éviter cette mise en demeure, et après une grande heure d’attente nous avons dû nous retirer, laissant un procès-verbal attestant notre présence dans la salle du Conseil et indiquant les motifs de notre retraite.
Il ne nous reste plus qu’à saisir nos électeurs de la question.
Dès ce matin donc, par la voie des journaux, nous déclarons que, tout en continuant d’accepter les responsabilités que comporte notre mandat, les revendiquant même au besoin, nous nous abstiendrons désormais de paraître aux séances du Conseil, à moins qu’il ne s’agisse du jugement d’un de ses membres, et que toute notre activité sera consacrée soit à l’administration de nos mairies respectives, soit à la défense commune de la Révolution. Cette déclaration est signée : Charles Beslay1. Jourde2. Theisz3. Lefrançais. Eugène Gérardin4. Adolphe Clémence5. Andrieux6. Serraillier7. Longuet8. Vermorel9. Arthur Arnoult10. Victor Clément11. Avrial12. Ostyn13. Franckel14. Pindy15. Arnold16. Jules Vallès17. Tridon18. Varlin19. Courbet20.
Absent au moment de la rédaction de cette pièce, le citoyen Malon21 nous a envoyé son adhésion motivée.
Quant à Franckel, qui a voté pour l’institution d’un Comité de salut public, il a cru devoir faire suivre sa signature, en apparence contradictoire, de l’explication suivante :
« En motivant mon vote pour le Comité de salut public, je me réservais le droit de juger ce comité. Je veux avant tout le salut de la Commune. J’adhère aux conclusions de ce programme. »
Gustave Lefrançais, Souvenirs d’un révolutionnaire, De juin 1848 à la Commune
1 Charles Beslay (1795-1878): ingénieur, banquier et entrepreneur de travaux publics ; député après 1830 et en 1848-49 ; proudhonien ; membre de l’Internationale ; doyen des membres de la Commune ; délégué à la Banque de France, dont il soutient les intérêts, il ne sera pas inquiété à la chute de la Commune.
2 François Jourde (1843-1893): comptable ; franc-maçon ; membre du Comité central de la Garde nationale ; membre de la Commune ; membre de la Commission des Finances, puis délégué aux Finances ; établit le budget financier de la Commune ; prend position avec la minorité contre le Comité de salut public ; il sera condamné à la déportation et s’évadera de Nouméa avec Paschal Grousset en 1874.
3 Albert Theisz (1839-1881): ouvrier ciseleur ; membre de l’Internationale ; anima la grève des ouvriers bronziers parisiens de 1867 ; un des fondateurs de la Chambre fédérale des sociétés ouvrières ; condamné au troisième procès de l’Internationale ; membre du Comité central républicain des Vingt arrondissements ; membre de la Commune ; membre de la Commission du Travail, de l’Industrie et de l’Échange ; délégué à la direction générale des Postes ; il combattra sur les barricades pendant la Semaine sanglante ; il se réfugiera à Londres où il reprendra son métier et ses activités au Conseil général de l’Internationale.
4 Eugène Gérardin (1827-?): ouvrier peintre en bâtiment ; un des dirigeants parisiens de l’Internationale ; poursuivi par le Second Empire ; membre du Comité central républicain des Vingt arrondissements ; membre de la Commune ; membre de la Commission du Travail et de l’Échange ; opposé à la création du Comité de salut public ; pendant la Semaine sanglante, il combattra sur les barricades, et se rendra aux Allemands qui le livreront aux troupes versaillaises ; il sera déporté en Nouvelle-Calédonie.
5 Adolphe Clémence (1838-1889): petit-fils du babouviste Clémence qui fut de la conjuration des Égaux ; ouvrier relieur ; un des fondateurs de l’Internationale ; collabore à La Tribune ouvrière, organe de la section française de l’AIT ; membre de la Commune ; membre de la Commission de la Justice ; membre de la minorité, il vote contre la création du Comité de salut public ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera en Suisse.
6 Jules Andrieu (1838-1884): employé à la Préfecture de la Seine après avoir été professeur libre et comptable ; membre de l’Internationale et de la Commune ; délégué aux Services publics et membre de la Commission exécutive ; il sera condamné à mort par contumace.
7 Auguste Serraillier (1840-1891): ouvrier formier pour bottes ; membre de l’Internationale ; membre de la Commune ; membre de la Commission du Travail ; fait partie de la minorité ; condamné à mort par contumace ; se réfugiera en Angleterre ; secrétaire correspondant du Conseil général de l’Internationale pour la France en 1872.
8 Charles Longuet (1839-1903): opposant au Second Empire ; journaliste ; publia, en anglais, le préambule et les statuts provisoires de l’Association internationale des travailleurs rédigés par Marx; franc-maçon ; membre du comité central républicain des Vingt arrondissements ; chef du 248e bataillon de la garde nationale ; rédacteur en chef du Journal officiel de la Commune, dont il est membre ; membre de la commission du Travail et de l’Échange; opposé à la création du Comité de salut public, fait partie de la minorité au Conseil de la Commune ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera à Londres ; redevenu membre du Conseil général de l’Internationale, il votera l’exclusion de Bakounine en 1872 ; la même année, il épousera Jenny Marx, la fille aînée de Karl Marx, lequel écrira à Engels, dans une lettre du 11 novembre 1882 : “Longuet se conduit comme le dernier des proudhoniens et Lafargue [autre gendre de Marx] comme le dernier des bakouninistes. Que le diable les emporte, ces oracles patentés du socialisme scientifique!”.
9 Auguste Vermorel (1841-1871): journaliste ; rédacteur du Courrier français, journal d’opposition sous l’Empire ; dénonça les lâchetés des hommes de 1848 et de 1851 ; socialiste ; emprisonné à de nombreuses reprises ; participa au soulèvement du 31 octobre 1870 et fut poursuivi par le gouvernement de la “Défense” nationale ; rédacteur au Cri du Peuple ; membre de la Commune ; mena avec Dombrowski l’attaque contre les Versaillais à Asnières (9 avril) ; membre de la Commission de la Justice, de la Commission exécutive (8 avril), de la Commission de Sûreté générale ; fit réoccuper le fort d’Issy (30 avril) ; se déclara contre les ingérences des sous-comités du Comité central de la Garde nationale ; contre le Comité de salut public avec la minorité ; fut accusé par Pyat et s’opposa à Raoul Rigault ; organisera la résistance aux Batignolles et à Montmartre, auprès de Dombrovski ; combattra sur la barricade du Château-d’Eau où il sera grièvement blessé ; pris par les Versaillais, il mourra de ses blessures le 20 juin 1871.
10 Arthur Arnould (1833-1895): ancien employé de l’Assistance publique ; homme de lettres ; journaliste d’opposition au Second Empire ; membre de l’Internationale ; membre de la Commune ; membre de la Commission des Relations extérieures, puis de celle du Travail et de l’Echange (6 avril), puis des Subsistances (21 avril) et enfin de l’Enseignement (4 mai) ; chargé du Journal Officiel de la Commune (1er mai) ; de tendance proudhonienne et anarchisante, appartient à la minorité du Conseil et vote contre la création du Comité de salut public ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera en Suisse.
11 Victor Clément (1824-?): ouvrier teinturier ; membre de la Commune ; membre de la commission des Finances ; chargé de visiter les prisons (23 avril) ; appartient à la minorité du Conseil et vote contre la création du Comité de salut public ; après la Semaine sanglante, il sera condamné à trois ans de prison.
12 Augustin Avrial (1840-1904): ouvrier mécanicien, membre de l’Internationale et de la Commune ; membre de la Commission du Travail et de l’Échange (29 mars), de la Commission exécutive (10 avril), puis de la Commission de la Guerre (21 avril) ; fait partie de la minorité opposée au Comité de salut public ; au cours de la Semaine sanglante, il se distinguera à la défense des barricades, notamment au Château-d’Eau ; il se réfugiera à Londres.
13 Charles Ostyn (1823-1912): ouvrier tourneur, puis courtier en lingerie ; membre du premier Comité central de la Garde nationale (septembre 1870 – mars 1871) ; membre de l’Internationale et de la Commune ; membre de la Commission des Subsistances puis de celle des Services publics ; opposé à la création du Comité de salut public ; après la Semaine sanglante, il se réfugiera en Suisse et adhèrera à la Fédération jurassienne de tendance bakouniniste ; il sera condamné à mort par contumace.
14 Léo Frankel (1844-1896): ouvrier bijoutier ; militant syndicaliste et socialiste hongrois d’origine juive ; membre de l’Internationale ; organisateur de la section lyonnaise (1867) ; poursuivi au 3e procès de l’Association ; secrétaire du Conseil fédéral parisien ; membre du Comité central de la Garde nationale ; membre de la Commune ; membre des commissions du Travail et des Finances ; délégué au Travail et à l’Échange ; correspondant de Marx ; il sera condamné à mort par contumace.
15 Jean-Louis Pindy (1840-1917): menuisier puis bijoutier ; membre de l’Internationale ; délégué des ouvriers du bâtiment de Paris au Congrès de Bruxelles (1868), au Congrès de Bâle (1869) ; poursuivi au 3e procès de l’Association (1870) ; délégué de bataillon, membre du Comité central de la Garde nationale ; participa à l’occupation de l’Hôtel de Ville le 18 mars ; membre de la Commune ; membre de la Commission de la Guerre ; nommé gouverneur de l’Hôtel de Ville ; fait partie de la minorité ; il sera condamné à mort par contumace ; il se réfugiera en Suisse, et militera au sein de la Fédération jurassienne anarchiste.
16 Georges Arnold (1837-1912): architecte ; membre influent et secrétaire du Comité central de la Garde nationale ; membre de la Commune ; membre de la Commission de la Guerre ; il sera condamné à la déportation dans une enceinte fortifiée.
17 Jules Vallès (1832-1885): journaliste et écrivain ; un des rédacteurs de l’Affiche rouge du 6 janvier 1871; fondateur du journal Le Cri du peuple ; membre de la Commune ; membre de la Commission de l’Enseignement, puis de celle des Relations extérieures ; appartient à la minorité opposée au Comité de salut public ; pendant la Semaine sanglante, deux faux Vallès seront exécutés par méprise ; il se réfugiera en Angleterre et sera condamné à mort par contumace ; il écrira, après la Commune, la célèbre trilogie Jacques Vingtras: Mémoires d’un révolté (L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé).
18 Gustave Tridon (1841-1871): avocat et journaliste ; militant blanquiste ; arrêté au Café de la Renaissance en 1866 ; participa à l’insurrection de La Villette (14 août 1870), à la journée du 31 octobre ; rédacteur de l’Affiche rouge du 6 janvier 1871 ; collaborateur à La Patrie en danger, journal de Blanqui ; député à l’Assemblée de 1871 et démissionnaire ; membre de la Commune ; membre de la Commission exécutive, de la Commission de la Guerre ; fait partie de la minorité ; mort à Bruxelles en août 1871.
19 Eugène Varlin (1839-1871): ouvrier relieur ; militant socialiste ; syndicaliste ; coopérateur ; membre de l’Internationale ; organisateur de la classe ouvrière en France ; poursuivi au 2e procès de l’Association (1868) ; y joua un rôle de premier plan ; participa au congrès de Bâle (1869) ; poursuivi au 3° procès de l’Internationale (juin 1870) : de nouveau condamné ; délégué de bataillon (3 mars 1871) et membre du Comité central de la Garde nationale ; participa à la journée du 18 mars, en faisant occuper l’Hôtel de Ville et la place Vendôme ; délégué par le Comité central pour négocier avec les maires conciliateurs ; membre de la Commune ; membre de la Commission des Finances ; délégué aux Finances, avec Jourde (30 mars) ; membre de la Commission des Subsistances ; délégué à l’Intendance ; fait partie de la minorité ; résistera aux Versaillais au carrefour de la Croix-Rouge ; puis devant le Panthéon (23-24 mai) ; se portera au faubourg du Temple ; s’efforcera de sauver les otages ; animera la résistance entre le boulevard de Belleville et la rue des Trois-Bornes (26-27 mai) ; dénoncé par un prêtre rue Cadet, il sera arrêté par les troupes de Laveaucoupet, traîné vers les Buttes, lynché, mis en lambeaux et fusillé, le dimanche 28 mai 1871.
20 Gustave Courbet (1819-1877): artiste peintre réaliste ; membre de la Commune ; membre de la Commission de l’Enseignement ; fait partie de la minorité ; il sera condamné à six mois de prison et aux frais de reconstruction de la colonne Vendôme ; il mourra en Suisse.
21 Benoît Malon (1841-1893): ouvrier teinturier, puis commis en librairie, enfin journaliste et écrivain ; coopérateur ; franc-maçon ; un des fondateurs de l’Internationale en France ; poursuivi dans le 2e procès (1868) et le 3e procès (1870) de l’Association ; député à l’Assemblée de 1871 et démissionnaire ; membre de la Commune ; membre de la Commission des Services publics ; fait partie de la minorité ; il sera condamné à mort par contumace ; réfugié en Suisse, il retracera certains aspects de l’histoire de la Commune.
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